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Billet de blog 16 septembre 2013

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Il faut parler dans toutes les langues - L'Invention de Jésus

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Par Philippe Sollers

Le cas Bernard Dubourg est évidemment passionnant. Les deux tomes de L’Invention de Jésus, je les ai édités il y a vingt ans dans le sillage de la publication de Paradis. Figurez-vous que je n’ai jamais rencontré l’étrange Dubourg. Nous communiquions par téléphone. Ses livres mettent en évidence une découverte révolutionnaire. Cela suppose une grande virtuosité dans la mise en regard des langues les unes par rapport aux autres. En l’occurrence, le grec et l’hébreu. On sent à chaque ligne que Dubourg est très cultivé, et qu’il a compris un point que personne n’a compris avant lui. Cette découverte, eût-il pu la faire dans une autre langue que le français ? Je ne le crois pas. La réinjection de l’hébreu dans le Nouveau Testament est une opération de pensée qui a eu lieu, à une certaine époque, en langue française. Que presque personne ne l’ait vu n’y change rien. Il s’agit d’un événement considérable. Il arrive à notre auteur de tomber dans de saintes colères. Avec le temps, on décèle d’ailleurs, dans ses livres, pas mal d’exagérations, mais c’était nécessaire.
À l’époque, qui avait entendu parler du midrash ? De la Kabbale ? Quelques spécialistes, et puis c’est tout. Quant aux liens de l’Évangile avec cela, personne ne l’avait envisagé. Ni les exégètes juifs ou catholiques, ni les scientistes. La découverte de Dubourg a tout de suite fait l’objet d’un enfouissement absolu. Personne ne voulait en entendre parler. En tant qu’éditeur, je me rappelle cette surdité générale. Le refoulement est si fort, en langue française, que c’est précisément là, oh de manière furtive, et tout de suite recouverte, qu’il peut être levé. Par rapport à Dubourg, je trouve qu’il a raison d’insister sur la lettre hébraïque, mais pour ,autant je ne me passe pas de ce qui, dans l’Evangile, fait récit.
HDBR — ha dabbar — « ce n’est pas seulement "le verbe", "la parole", écrit Dubourg, mais aussi "la chose", "l’événement" ». Ici nous partons de l’hébreu, mais ce dont il s’agit se transfuse d’une langue à une autre. Contrairement à ce que dit Dubourg, le passage a lieu. Ha dabbar, qui est un masculin, peut se rendre par « le verbe », mieux que par « la parole », même si cela implique un détour par le latin. Dubourg conclut : « Avec DBR, il n’y a donc aucune distinction à introduire entre la parole et l’événement divins, entre l’être-en-fait et l’être-en-parole ». Encore Dubourg : « YHWH, ça n’est pas que vulgairement « dieu », ou « Yahvé/ Jéhovah » ; YHWH est en réalité le verbe être, HYH, dans tous ses états et à toutes ses formes, un « est + était + sera », explosivement réduit à son noyau le plus ramassé et y incluant ses dimensions à la fois accomplie et inaccomplie. »

L’Invention de Jésus est resté longtemps sur ma table. C’est un livre d’une importance capitale. Dans Une vie divine, je me suis amusé à transcrire au présent le début de l’Evangile de Jean concernant le Verbe : « Ici, maintenant, au commencement, est le verbe et le verbe est avec dieu / et le verbe est dieu. / Il est sans cesse, sans recommencement ni fin, avec dieu. / Tout est par lui, et sans lui rien n’est. » Dubourg se trompe sur un point : il estime que l’hébreu, en tant que langue sacrée, est intraduisible. Il n’y a donc pas, de son point de vue, de transmission apostolique en dehors de la langue de fond. C’est une erreur. Tout est traduisible. Le passage d’une langue à une autre est incessant. Ce qui vient de l’hébreu passe par le grec, va vers le latin, etc. Il n’y a aucune raison de récuser la trajectoire du catholicisme à travers les langues. Cette trajectoire est une possibilité spirituelle, au présent . « Il revient juger les vivants et les morts, etc. »

Le livre de Dubourg a dû faire face à la coalition de toutes les ignorances. L’ignorance « chrétienne » n’a plus à être démontrée. L’ignorance scientiste l’accompagne. Mais il y a aussi l’ignorance juive. Le livre qui démontre le lien de l’évangélique avec les ressources de la langue hébraïque est une mauvaise nouvelle pour le judaïsme rabbinique. La conversion, autrement dit le retour à la juste observance, sans laquelle on manque la vérité d’Israël, oblige d’adopter le midrash chrétien. Il y a une incompatibilité radicale entre le midrash évangélique et le midrash rabbinique. Où se trouve la vérité du judaïsme ? Quel sens véritable a la Thora ? Les procédures du commentaire sont ici et là les mêmes, mais les deux commentaires s’opposent. Là aussi, il faut donc enfouir. Enfouissement chrétien, enfouissement scientiste, enfouissement juif. À l’époque, Dubourg a été le seul à désenfouir. Les évangélistes ne pensaient pas être « en progrès » par rapport à la Loi juive. S’ils croient pouvoir l’abolir, c’est en l’accomplissant. L’Evangile réalise un retour de la Bible. Son but est une restitution révolutionnaire, nullement une réforme. C’est cela que montre Dubourg. Les chrétiens n’ont pas été autre chose que des conservateurs juifs. Très mauvaise nouvelle pour la Synagogue. Les Juifs rabbiniques reçoivent ce que Dubourg appelle une « raclée conservatrice ». Ce que notre auteur ne voit pas, c’est que la « raclée conservatrice » n’en est pas moins, et pour cette raison même, révolutionnaire. Elle est l’une parce qu’elle est l’autre. De même, j’affirme que Joseph de Maistre n’est pas un conservateur, ni même un « réactionnaire » : c’est un vrai révolutionnaire, beaucoup plus que les misérables Robespierre et Saint-Just. Les Juifs rabbiniques, pour les midrashistes chrétiens, sont des impies ne sachant pas lire la Bible hébraïque, et étant par là incapables de l’accomplir. La grande question des Evangiles demeure celle de l’accomplissement des Ecritures. Les Evangélistes n’ont souhaité, selon Dubourg, que de « restaurer une bonne et saine et juste lecture, et une bonne et saine et juste observance de la parole divine biblique sacrée ». Rien d’autre. Vous sentez l’importance des enjeux, et l’accord secret de tous pour les censurer. Un accomplissement qui abolit, qu’y a-t-il de plus révolutionnaire ? Il y a du blasphème dans l’air, pour tout le monde. Les obscurantismes chrétiens, juifs et scientistes se soutiennent mutuellement. Qui veut vivre dans l’expérience personnelle de ce qui affleure ici ? C’est le point d’achoppement : entre ce qui peut soutenir le « Je suis » et ce qui ne le peut ou ne le veut pas.

L’historial de l’évangélique a en effet son site dans l’hébreu. Mais la métaphysique peut être débordée de partout. Pas seulement depuis l’hébreu. Il y a un débordement intra-hébraïque, et l’on ne fait que commencer à l’apercevoir. Le fond de la question nous échappe encore. Depuis la position universelle, c’est-à-dire catholique, on peut excéder la métaphysique occidentale aussi bien par l’hébreu que par le sanscrit ou le chinois, et évidemment par le grec lui-même. Un Français à l’écoute de sa propre langue se donne la possibilité d’un tel voyage. Cet événement dont on sent l’approche, et qui traverse toutes les langues comme un éclair, c’est en français, dans la langue même du refoulement, qu’il peut se déployer avec le plus d’ampleur.

Il n’y a pas d’autre Révolution française que celle dont je parle. Si l’universel s’énonce en français, c’est en effet depuis cette position singulière. Pas en vertu du vieux catéchisme des Temps modernes. L’historicité, ici, ne recoupe pas l’historial. Pour autant, il n’y a pas d’historialité sans historicité. Là-dessus, je me sépare de Dubourg. Jésus est né, il est mort, il est ressuscité. L’évangélique ne fait pas fond sur de l’histoire, mais il a une base dans l’Histoire. Le tombeau vide de la résurrection est une bonne nouvelle, dont plus personne n’a envie d’entendre parler (Il n’y a plus d’enfer ni de résurrection non plus, les deux phénomènes étant concomitants). Mais avant de ressusciter, il faut mourir. Avant de mourir, il faut naître. Si le tombeau était déjà vide, où serait la victoire sur la mort ? Celui qui est ressuscité a dû passer par la mort. Sinon, à quoi bon ? Si la mort n’avait pas été traversée, comment l’aurait-on vaincue ? Dans cette affaire, j’estime que Dubourg s’aveugle. Il se laisse emporter par sa découverte. On n’est pas obligé de s’infliger des Crucifixions tous les jours, ni de se mettre constamment sous les yeux une Déposition de la Croix. C’est la parole qui va à la mort ; mais on ne peut pas laisser le corps en arrière. Il y a un lien entre saint Paul et le sheol des Juifs. Ce lien passe par l’hébreu, par un jeu de mots entre « Saul » et « Sheol ». Là-dessus, la démonstration de Dubourg est éclairante [10]. Mais cela ne signifie pas que Paul n’ait pas existé. Midrashons, mais ne laissons pas tomber le récit. Je préfère tenir les deux bouts, plutôt que de devenir un forcené du midrash. Tout cela s’enracine, germe et fleurit dans les ressources de l’hébreu, mais cela ne ferme pas la porte de l’histoire. Affirmer le « Ni Grec, ni Juif » comme le fait saint Paul [11], cela peut être la meilleure des choses, mais si on le fait mal, cela devient une perte des deux côtés. De quel grec parlons-nous ? De quel hébreu ? Quitte à postuler un universel, autant qu’il ne tombe pas dans la facilité syncrétique. Il faut créer du singulier universel : Dante s’en est avisé.

La Madone Sixtine de Heidegger est un texte important. Il permet de différencier la place et le site. Si la parole n’est pas prouvée par des actes, quelle vérité conserve-t-elle ? Nous n’avons aucune raison de nous enfermer dans l’hébreu, ni d’ailleurs dans le grec. Il faut maintenir la possibilité d’un passage constant. Je peux me reconnaître dans toutes les langues et dans toutes les traditions. Je suis exodique, mais avec comme perspective le retour, et même l’Eternel Retour. Ulysse est-il exodique ? En un sens, oui, mais dans le Retour.

On ne peut pas s’acheminer vers la parole en se fermant à l’historique. C’est ce que démontrent à la fois Cercle et De l’extermination considérée comme un des beaux-arts. Ces livres auraient-ils pu être écrits depuis une autre langue que le français ? Je ne crois pas. De même, sur un autre bord, les symptômes que sont Jonathan Littell et Michel Houellebecq se sont déposés dans le français, et pas dans une autre langue. Ces phénomènes : Haenel, Meyronnis, Littell, Houellebecq, vous me permettrez d’ajouter Sollers, sont exactement contemporains. Qui arriverait à se rendre compte d’une telle contemporanéité saisirait la littérature dans son point le plus vif, non pas la piteuse « littérature-monde » francophone, mais une littérature-esprit. C’est en français que l’on peut comprendre la terrible prophétie du grand Hegel : « A voir ce dont l’esprit se contente, on mesure l’étendue de sa perte. » [12]. Une critique digne de ce nom partirait de ce point. Et ce qui s’ouvrirait à elle serait radicalement neuf. Par rapport à ce qui se jacte ici où là, cela ferait la différence. Mais qui a envie de faire la différence ? C’est là qu’ils ont peur. Une peur obscène, envahissante, sur laquelle ils n’ont aucune prise. Nous avons toutes les raisons de célébrer la langue dans laquelle nous écrivons. Pas comme des académiciens, ni pour défendre je ne sais quelle francité, mais parce qu’elle est la langue de l’universel révolutionnaire, dont il nous faut continuer à faire l’expérience.

SUR L’« ÉLANGUES » VOIR

Joyce, de Tel Quel à L’Infini Dans un texte de 1975, j’ai inventé la notion d’« élangues », pour essayer de faire comprendre Joyce à Lacan. Ma thèse est aujourd’hui que le français est fait pour cet « élangues ». C’est l’élan et la langue de la traductibilité absolue . Vos écrits, Messieurs, supposent que vous en êtes conscients.

Le sanscrit, le chinois, l’hébreu, le grec, le latin, vous parlent, et toutes les langues européennes, oh combien. Mais le français, Messieurs, le français, quelle incroyable merveille !

Allez, de l’audace, citons Céline :

« Le français est langue royale, il n’y a que foutus baragouins autour ! »

Au pape et au royal, donc, et mort à la plèbe, à celle d’en haut, comme à celle d’en bas ! [13]

Propos recueillis et retranscrits par Yannick Haenel et François Meyronnis.

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http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1417#section2

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