Henriette
Henriette rit aux éclats. Elle ne cesse d’éclater de rire, d’un rire montant jusqu’au ciel, dès qu’elle entend quelqu’un se plaindre. Or tout le monde se plaint autour d’elle. Ainsi ce pauvre Jean-mimi, son voisin, qui se plaint de sa scoliose idiopathique et de sa si maigre pension de retraite, sa scoliose à force de s’être crevé toute sa vie comme plombier dans les salles des machines des bateaux mouche, pension tellement maigre qu’il ne peut se payer un ostéopathe de renom. Ainsi de l’Agnès (dite la « folle de Chaillot »), qui pleurerait presque à chaudes larmes de ne pas arriver à enfiler ses chaussettes, tant elle souffre de partout dans son corps, et surtout au niveau de son cou mais aussi de ses bronches, elle si vieille et fatiguée à force de fumer ces satanées cigarettes qui tuent, et de cogiter toute la journée à comment s’arrêter de fumer quand on n’a aucune volonté. Agnès et Henriette sont d’ailleurs amies, malgré qu’Agnès endure ce rire d’Henriette, qui s’entend à l’autre bout de la rue, parce que Henriette s’aime et pas elle. Agnès pleure et Henriette en rit. « Henri…, Henriette, êtes-vous inhumaine ? », lui a un jour demandé Agnès, n’en pouvant plus de devoir subir le bonheur de son amie, alors qu’elle, pauvre d’elle, se meurt de n’être aimée de personne. Mais aucun malheur du monde ne peut empêcher Henriette d’éclater de ce rire explosif, coloré et sonore, en entendant les pleurs d’Alfred sangloter sur sa mère morte il y a onze ans, les lamentations d’Edwy à la fête de l’Huma quand il a parlé de la démocratie et de l’injustice et de la censure des journalistes - vous imaginez la justice censurant des journalistes dans une démocratie ?, mais est-ce une raison pour gémir, et ça fait Henriette se tordre de rire -, et Henriette d’encore se pouffer des soupirs à n’en plus finir de Lolita pas contente de son lifting à 35.000 euros qui a raté, d’Armel qui lui aussi rate sa psychanalyse depuis plus de trente ans, torturé par son dernier psy et par sa belle-mère qui l'appelle Bouboule ; du mécontentement d’Isabelle qui trouve l’animateur Stéphane, snob, dans cette émission tous les jeudis soir, qu’elle trouve franchement pas intéressante, mais qu'elle ne manquerait pour rien au monde, et de la complainte de Marianne et de Pierre Isidore qui se désolent toute la journée presque 24/h sur 24, dans leur blog sur Mediapart, de ne pas trouver d’emploi ; et Ahmadou, au volant de sa Volkswagen Touareg, qui broie du noir en pensant à la Terre comme le Titanic qui va bientôt sombrer, et que tout le monde s’en fiche puisqu’on continue à vendre par millions des voitures en Inde ; et en voyant presque les larmes du beau Serge qui regrette profondément, la tête penchée, l'air mélancolique, "ce monde inhumain où personne ne sait plus que s’invectiver et se faire des procès d’intention, où personne ne sait plus s’aimer les uns les autres comme dans l’évangile"… Tenez, l’autre jour, Diane, l’autre amie d’Henriette et d’Agnès, parlait de l’inégalité vis à vis des pauvres avec 650 euros par mois, et des hommes politiques ces bourgeois ces énarques qui s’en mettent plein les poches. Eh bien, rien n’y a fait, Henriette s’en est encore donnée à cœur joie à l’écoute de cette pauvre Diane. Il y avait quand même de quoi avoir pitié, non ? 650 euros par mois, vous imaginez, quand on sait ce que la banque GFF Golden-Frik-Folkstrot fait comme dividendes aux états unis d’Amérique ?
Mais Henriette n’a aucune pitié, mais alors aucune. Et il n’y a rien à faire. Elle rit comme elle chante.
- Ah ah ah !, mais je vous reconnais, très Chère Marie-Antoinette, lui rétorque enfin Agnès, dans un rire éclatant, en la narguant de haut, « S’ils n’ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche ??! »
- Mais non, chérie Agnès, vous n’y êtes pas, lui répond Henriette en riant aux éclats, je ris de notre bêtise, de notre absurdité, de notre monstruosité et de notre folie humaine…
...Et puis et puis : « Et d’une raillerie a-t-on lieu de s’aigrir »…
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Agnès de Kergorlay
Henriette - "Portrait de "France" - Traits de caractères" -
Livre en cours de publication : ne pas reproduire.
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