Nous voulons rendre visible une production du droit – et elle est intense car les réformes de l'asile et l'immigration se succèdent de plus en plus rapidement – qui fabrique de l'hostilité à l'égard des personnes étrangères en situation administrative précaire. En rendant l'accès au territoire français, autant qu'aux procédures d'asile et de titres de séjour, de plus en plus complexe et restrictif, en faisant de la présence sur le territoire sans autorisation ou du franchissement de la frontière sans visa des délits, l’État nourrit une suspicion à l'égard des personnes : parce qu'il les met en position de solliciter des droits désormais disparus ou bafoués (visas, droits au séjour, passage de frontières). En effet, parce qu'elles n'obtiennent ni rendez-vous ni réponse de l'administration, ces personnes semblent revendiquer des droits inexistants, faisant oublier qu'ils étaient en vigueur il y a encore peu de temps. C'est parce que d'une part l'accès au droit a été complexifié et d'autre part parce que le droit recule, que ces personnes sont délégitimées dans leurs démarches et revendications. Et au-delà de la suspicion, certaines de ces situations sont criminalisées, servant à justifier l'enfermement au titre de la rétention administrative. Rappelons que les centres de rétention administrative (CRA) ont été créés en 1981 seulement. Et que les premiers contrôles frontaliers modernes datent de la première guerre mondiale. Enfin, une législation récente sur les conditions légales de l'aide apportée aux personnes sans droit au séjour criminalise de larges pans de la solidarité, amenant les associations à dénoncer un délit de solidarité.
Nous voyons une responsabilité inversée : en rendant les personnes étrangères sans titre de séjour valide responsables de leur situation, on efface la responsabilité de l’État qui adopte de telles mesures.
La production de l'illégalité
L'évolution législative et les pratiques diplomatiques rendent de plus en plus difficile, voire impossible, d'entrer sur le territoire de manière légale : à l'impossibilité d'obtenir un visa depuis certains pays s'ajoutent les pratiques de refoulement aux frontières, et ce en dépit du droit d'asile. Sur le territoire, on assiste à une conjugaison de procédés de restrictions des conditions d'accès aux droits – les statuts hier légaux sont aujourd'hui illégaux – voire de conditionnalité de pratiques et situations irrégulières pour permettre la régularisation. Les conséquences sont que les personnes sont soit dissuadées d'entreprendre des démarches, créant ainsi des situations de non-recours au droit; soit elles sont placées dans de nouvelles situations d'irrégularité, voire encouragées à l'illégalité. Le domaine du travail est particulièrement emblématique de cette réalité : la régularisation par le travail pousse à travailler de façon non déclarée, exige de pouvoir le prouver, notamment en utilisant des faux papiers d’identité ou ceux d'une autre personne, pour espérer une régularisation. Mais la dernière loi sur l'asile et l'immigration par exemple sanctionne la production d’alias... Cette incitation à des pratiques illégales concerne également l'accès à un logement, à un compte bancaire, au transfert d'un dossier en cours d'une préfecture à une autre, à des demandes d'aides sociales.... autant de démarches qui nécessitent des attestations que les personnes ne peuvent, bien souvent, pas fournir.
Cette fabrique d'un cadre législatif nouveau n'est pas mise en perspective des règles qui valaient hier encore pour les questionner. Et pourtant, cette fabrique de l'hostilité par l'illégalisation produit des effets sur notre pensée et nos représentations de ces situations et des personnes. Nous voyons ici la réalisation d'une pensée collective et d'agissements correspondant qui intègrent le fait que ces personnes ne sont ni légitimes sur le territoire, ni dans leurs démarches pour faire valoir leurs droits et ni dans les services qu'elles reçoivent. Autant de situations qui produisent le soupçon à leur égard d'abuser ou de tricher. Avec la criminalisation progressive de la condition d'étranger, nous voyons ici une responsabilité inversée. En effet, le droit crée des catégories parmi les personnes venues chercher un refuge, entre bons réfugiés et migrants « indésirables », dans les discours d'abord, puis en leur donnant une réalité dans le cadre juridique. Ce procédé permet de faire porter sur les « indésirables » la responsabilité des défaillances, insuffisances et échecs des politiques des États.
Un déni de responsabilité de la part des États
C'est donc bien la responsabilité des États que nos voyons dans la productions de situations d'irrégularité. Les constats peuvent être faits à l'échelle européenne pour montrer que la volonté de contrôle des populations et des mobilités dégradent les droits des personnes. Des travaux universitaires montrent en effet que les États-membres de l'Union européenne cherchent davantage à se protéger des flux de réfugiés plus que de protéger les réfugiés des causes de leur exil. Les contrôles aux frontières extérieures conduisent ainsi à des refus illégitimes de protection internationale et à faire du refoulement, pratique incompatible avec l'asile, conduisant à la situation où les droits fondamentaux se trouvent subordonnés à la gestion des flux migratoires. C'est particulièrement le cas du droit d'asile par exemple. On voit donc clairement ressortir une politique de « surveiller et éloigner », au prix d'une systématisation de l'ineffectivité du droit d'asile et de la liberté de quitter son pays telle qu'énoncée dans l'article 13 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme.
Ainsi au lieu de répondre à l’éthique de l'accueil, les États développent une conception restrictive des droits fondamentaux, affichant un postulat d’hostilité à l'égard des personnes venues chercher un refuge, qui engendre un déni de leur responsabilité dans les situations qu'elles vivent.
Et au-delà des politiques qu'il met en œuvre, l'État et ses institutions ne doivent pas être considérés comme une entité neutre et abstraite : au contraire, ils agissent par le moyens d'agents dont le travail et les décisions sont le résultat de relations, de représentations, de pratiques et discours. Ainsi les textes qui encadrent leurs agissements reposent sur des valeurs, de l'affect et des jugements à l'égard des groupes et des personnes concernés.
La création d'un état de crise permanent
Le traitement administratif et la prise en charge des personnes venues chercher un refuge atteste d'un état diffus d'hostilité comme on vient de le voir, avec des orientations politiques dirigées vers des objectifs de rejet et de recul des droits produisant de ce fait une violence qu'elle soit administrative ou structurelle. Cet état tient à des dispositifs de contrôle et de surveillance des personnes venues chercher un refuge qu'elles soient en procédure de demande d'asile, réfugiées statutaires, en demande de titre de séjour ou hors procédure. Ce contrôle emprunte au registre de l'humanitaire, avec la généralisation dans l'intervention auprès de ces personnes de combiner le sécuritaire et l'humanitaire. Cela consiste à déposséder les personnes de toute capacité d'action et à les soumettre à un système d'assistanat et, en retour, à les soumettre à de nombreux contrôles de leur situation, leur ressources, leurs déplacements, horaires d'entrée et sortie des centres d'hébergement ; conditionnement de l'allocation au respect des rendez-vous administratifs, etc. Le contrôle permanent associé à une assistance défaillante due au manque de volonté politique crée pour les personnes une condition paradoxale d'assistés indésirés.
En plus du traitement par l'humanitaire qui crée une perception de l'urgence, un état de crise permanent est suscité par une poursuite continue et régulière du traitement de la question migratoire par le sécuritaire. Les aspects matériels de cette mise en œuvre prennent la forme de moyens policiers aux frontières extérieures et intérieures. Du côté des représentations, le changement de tutelle administrative de l'asile ces dernières années n'est pas étranger à ce processus : en effet, on a assisté à un glissement de la tutelle depuis le ministère des Affaires étrangères à celui de l'Intérieur (2008) achevant la fusion progressive de deux domaines distincts de l'action publique : migration et asile. La menace de cette fusion a d'abord suscité des protestations puis elle s'est finalement réalisée sans bruit avec l'adoption d'une loi unique en septembre 2018.
Ce processus agit par glissements progressifs, à l'écart des regards, dans l'ombre des prises de décision et des manques de transparence de notre démocratie. Le type de violence ici à l’œuvre est une violence structurelle, invisibilisée, qui agit contre les personnes venues chercher un refuge par les moyens du droit dont les mécanismes de fabrication sont peu connus, sont peu médiatisés et institutionnalisés dans les rouages de notre État de droit lui donnant d'emblée sa légalité. Et cette légalité dissimule, comme derrière un paravent, l'hostilité. C'est la production légale de l'hostilité.
Parce que les réalités vécues par les personnes venues chercher un refuge en France et rendues illégales par les choix politiques et les pratiques des acteurs administratifs et économiques sont insupportables au regard des inégalités qu'elles produisent, nous demandons que toute personne qui vit sur le territoire dispose d'un titre de séjour pérenne qui lui permette d'exercer l'ensemble des droits politiques, économiques, sociaux et culturels.
Pour une société plus juste, il faut mettre en œuvre l'égalité des droits, dénoncer la fabrique légale de l'hostilité par les États et l'inversion de la responsabilité des situations irrégulières.
Quelques sources bibliographiques sur le sujet :
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