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" Si je dois mourir, tu dois vivre pour raconter mon histoire" *
Il est difficile par ces temps sombres d'écrire sur la poésie palestinienne. Comment en effet, face aux actes de génocide qui se déroulent sous nos yeux, continuer encore à parler de la poésie et des poètes palestiniens. Aucun autre colonialisme, car c'est de cela qu'il s'agit, n'a été aussi loin dans la barbarie que le colonialisme sioniste. Mais les poètes sont une espèce d'hommes et de femmes qui incarnent mieux que quiconque les souffrances collectives et la résistance à toutes les formes d'injustice. Ils sont les témoins éloquents à la fois de la tragédie et du combat de leur peuple. Il est peut-être plus utile encore d'évoquer dans ces moments tragiques les poètes palestiniens dont toute l'œuvre se confond avec cette terre volée et "violée" de la Palestine.
Aujourd'hui la poésie palestinienne est en deuil. Plusieurs poètes ont été tués, souvent avec leur famille, depuis le début du génocide israélien en octobre 2023. Mais malheureusement la longue tragédie palestinienne n'a pas commencé le 7 octobre. Contre la culture et l'organisation de l'amnésie collective, il faut rappeler que les exécutions et la répression des poètes palestiniens par l'Angleterre d'abord et Israël ensuite existaient bien avant cette date. La guerre contre les poètes et le peuple palestinien n'a pour ainsi dire jamais cessé. Fadwa Touqan, surnommée "poétesse de la Palestine" fait partie intégrante de ces poètes persécutés. Sa poésie, comme disait le Pr Francesco Gabrielli doyen des orientalistes italiens, "brûle pour sa terre usurpée, pour son peuple humilié et opprimé" (1). Mais la poésie de Fadwa se caractérise également par un combat permanent contre l'oppression patriarcale. Emancipation de la femme et résistance à l'occupant sont ainsi intimement imbriquées dans son œuvre poétique. De ce fait, Fadwa Touqan occupe une place à part dans la littérature palestinienne. "Mon histoire, c'est l'histoire de la lutte d’une graine aux prises avec la terre rocailleuse et dure. C’est l’histoire d’un combat contre la sécheresse et la roche. (...) Peu importe si nous perdons la bataille, l'essentiel est de ne pas se laisser abattre, de ne pas rendre les armes" écrivait-elle dans ses mémoires "Le cri de la pierre" (2). Face à cette double oppression, Fadwa ne pouvait brandir que les vers de sa poésie, la seule arme qu'elle possédait :
"Ma sœur, notre terre a un cœur palpitant,
qui ne cesse de battre, et endure
l’insupportable. Elle garde les secrets
des collines et des matrices. Cette terre qui fait pousser
l’épi et le palmier est aussi la terre
qui donne naissance au combattant pour la liberté.
Cette terre, ma sœur, est une femme" (3)
A une question d'une journaliste israélienne qui lui demandait si la poésie était plus forte que les chars et les Mirages, Fadwa Touqan répondit "il semblerait que oui. Les autorités m'interdisent de lire publiquement ma poésie et de la diffuser. La poésie frappe les esprits et, si je ne nie pas la force des Mirages et des chars, il est certain qu'elle possède une force morale toujours capable de soulever le peuple". Moshé Dayan, ministre israélien de la Défense, ne disait-il pas lorsqu'il avait convoqué en octobre 1968 les notables de la ville de Naplouse "(...) Il y a cette poétesse parmi vous, dont un seul poème suffit à faire naître dix vocations de résistants" (4).
Fadwa Touqan est née en 1917 à Naplouse, l'année de la Déclaration Balfour, dans une grande famille bourgeoise et conservatrice comme beaucoup de riches familles palestiniennes de cette époque. Elle était l'enfant non désirée, "Je suis sortie du néant pour entrer dans un monde inhospitalier. Ma mère, durant les premiers mois de sa grossesse, essaya à plusieurs reprises de se défaire de moi. Mais ses tentatives furent vaines". Elle a été retirée très tôt de l'école sous prétexte qu'un garçon de seize ans lui avait offert une fleur : "L'unique contact qui eut lieu entre lui et moi, ce fut la fleur de jasmin qu'un jour un petit garçon courut m'apporter de sa part. Quelqu'un surveillait notre manège, et me dénonça à mon frère Youssef. Il me menaça de me tuer si je franchissais le seuil de la maison. (...) C'est dans cette demeure, contre ses hauts murs, que se brisèrent mon enfance, mon adolescence et une bonne partie de ma jeunesse". Fadwa Touquan décrit cette prison familiale comme "un moule d'acier dans lequel nous enferme la famille, et qu'elle nous interdit de briser, les coutumes qu'il est difficile d'enfreindre, les traditions dépourvues de bon sens et qui emprisonnent la jeune fille dans un monde d'absurdité, je ne cessais d'aspirer à m'en échapper". Dans ces familles aisées et traditionalistes, la maison ressemblait "à une vaste volière, écrit-elle, emplie d'oiseaux domestiques. La mission de ces volatiles en cage était de couver les petits, de passer leurs vies entre les grosses marmites en cuivre, tel était l'objectif ultime, la fin de toutes les fins".
Parmi les rares occasions de sortie pour les femmes, comme elle le relatait dans son autobiographie, il y avait le hammam. "Pour moi aussi le jour du hammam était un jour de fête. La vapeur s'élevant de toutes parts, l'odeur particulière et étrange qui imprégnait les sens d'une chaleur intime, les voix joyeuses des femmes auxquelles se mêlaient les cris et les pleurs des enfants. (...) Les femmes de la classe pauvre se déplaçaient tout naturellement d'une pièce à l'autre les seins et les fesses nus. J'appréciais la spontanéité de ces femmes, plus libres et plus franches que les bourgeoises hypocrites".
Vers la fin des années 20 du siècle dernier, une organisation féminine, l'Union des femmes de Palestine, commençait timidement à organiser la lutte politique des femmes contre l'occupation britannique : "Si la participation de la femme citadine se limitait, écrivait Fadwa, aux manifestations, à l'envoi de télégrammes de protestation et à la tenue de réunions, la femme villageoise jouissait d'une plus grande et plus utile liberté de mouvement, car elle ne se couvrait pas le visage. C'est elle qui apportait les armes et la nourriture aux rebelles cachés dans les montagnes."
Plus tard, contre l'oppression israélienne cette fois, la femme palestinienne était là encore présente, mobilisée aux côtés des hommes dans le combat pour la survie : "Leur présence s'exprime par toutes sortes de combats, de sacrifices. La flamme des martyres éternelles illumine le chemin, à côté de celle des hommes morts pour leur pays". Fadwa rend hommage également aux jeunes filles tombées sous les balles de l'occupant en ces termes : "Fleurs de printemps, jeunes filles consacrées à l'amour de leur pays, elles finissent par se mêler à la terre et s'unir à son corps vert irrigué par la révolte".
Après la défaite de 1967 et l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza, la poésie de Fadwa
devient résolument une poésie de combat et de résistance rejoignant ainsi d'autres intellectuels et poètes palestiniens de sa génération. Dans un poème qui lui a été dédié, Mahmoud Darwish écrivait :
"Nous, ô sœur, depuis vingt ans
Nous n'écrivons pas de poèmes mais nous combattons"
La censure interdisait ses poèmes et confisquait ses recueils. Elle ne pouvait lire sa poésie que dans des meetings ou soirées poétiques organisés clandestinement. Elle se heurtait souvent aux ordres militaires lui interdisant de quitter Naplouse pour se rendre à des manifestations littéraires nationalistes. Ses mouvements étaient ainsi entravés dans son propre pays. Mais malgré ces intimidations et cette répression, Fadwa a tenu bon. C'est dans ces conditions, paradoxalement, que Moshé Dayan, ministre israélien de la Défense, a souhaité rencontrer Fadwa Touqan. Elle a beaucoup hésité :"Quelle contradiction! Quel paradoxe! Moi qui représentais dans mes poèmes le refus de l'occupant et la résistance, j'irais donc voir Dayan, l'homme qui incarnait l'occupation et l'agression. Que faire? Comment me comporter?
La rencontre s'est déroulée finalement dans la maison privée du ministre à Tel-Aviv en présence de son épouse et de sa fille :
"Avant même de s'asseoir, Dayan s'adressa à moi :
-"Vous nous détestez. J'ai lu certains de vos poèmes traduits en hébreu. Ils débordent de paroles violentes, de sentiment haineux".
-Je ne vous déteste pas en tant que juif, mais en tant qu'occupant répondit Fadwa Touqan, les juifs ont droit à une existence libre et digne après ce qu'ils ont souffert en Europe. Mais pourquoi nous, les palestiniens, devrions-nous en payer le prix? Je ne peux qu'exprimer mes émotions envers ma patrie et mon peuple. Me le reprochez-vous?
-"Non je ne vous le reproche nullement, dit-il, au contraire je vous apprécie. Mais à quoi cela nous mènera-t-il?" Moshé Dayan expliquait par la suite que le président égyptien Nasser était un obstacle sur le chemin de la paix entre palestiniens et israéliens, que les dirigeants arabes n'ont pas suffisamment d'influence sur lui pour l'amener à s'asseoir à la table des négociations. Et lorsque Fadwa lui demandait alors qui pourrait intervenir? Dayan répondit "vous, faites-le!".
Effectivement Fadwa a rencontré Nasser en décembre 1968, mais elle n'a pas abordé avec lui son entretien avec Moshé Dayan. Nasser écrivait-elle "commença à m'interroger sur la situation dans notre pays. Je lui en fis un tableau complet et lui parlais de la ferveur de la population qui scandait son nom avec enthousiasme pendant les manifestations : "Nasser! Nasser!" face à la brutale armée israélienne."
Apprenant la nouvelle de cette rencontre, Moshé Dayan s'est empressé de convoquer à nouveau Fadwa pour s'enquérir du contenu de cette entrevue : "Rapportez-moi ce que vous voudrez de cette conversation et gardez le reste pour vous". Pour Fadwa, Moshé Dayan menait une politique qui consistait à "étouffer les palestiniens sous l'occupation en usant d'une main de fer dans un gant de velours".
Fadwa tenait également à évoquer dans ses mémoires, l'amitié qui la liait à un certain nombre d'israéliens et à rendre hommage à des personnalités juives importantes comme Yehudi Menuhin, David Grossman, Félicia Langer... qui ont dépensé sans compter pour défendre la cause palestinienne. Elle a publié, entre autres, une lettre que lui avait envoyée son amie la poétesse israélienne, Rachel Farhi : "Rien ne justifie qu'un enfant meurt ainsi, arbitrairement, qu'il appartienne à un camp ou à l'autre. Il n'est pas concevable que l'être humain en nous meurt deux fois. Nous, les poètes, nous n'avons pas le pouvoir de prendre des décisions et de négocier la paix, mais nous pouvons protester et combattre avec la plume et la musique de nos vers". Après sa rencontre en janvier 1972 à Naplouse avec le philosophe américain Herbert Marcuse (1898-1979), celui-ci a publié une déclaration dans le Jérusalem Post qui a soulevé la colère des israéliens : "En tant que juif qui ai souffert de la répression nazie, cela ne me réjouit pas le moins du monde qu'Israël est devenu un Etat militaire qui utilise ses acquis matériels et intellectuels à des fins guerrières. Les palestiniens ont été forcés à l'exil deux fois à cause des ambitions régionales sionistes. (...) Il semble qu'Israël soit l'enfant gâté du monde politique occidental et puisse faire ce que bon lui semble".
En 1987, une nouvelle révolte éclate contre l'occupation israélienne menée par la jeunesse palestinienne; c'est la révolte des pierres ou l'Intifada qui a duré sept ans. Une fois encore, le combat est inégal. D'un côté des jeunes armés uniquement de leur détermination et de pierres, de l'autre, des soldats avec des armes redoutablement efficaces. Des centaines de manifestants sont tombés sous les balles de l'occupant. Les autorités israéliennes ont intimé l'ordre aux familles d'enterrer les cadavres la nuit ou pendant le couvre-feu pour éviter l'embrasement de tous les territoires occupés. Fadwa a tenu à rendre hommage à ces martyrs anonymes enterrés dans le silence et l'obscurité :
Ils sont morts debout
Illuminant le chemin
Scintillant comme des étoiles, baisant la bouche de la vie
Regarde-les au loin, ils embrassent la mort pour notre survie
Fadwa Touqan s'est éteinte le 12 décembre 2003. Elle a emporté avec elle les souffrances d'enfant non désiré et opprimé et la blessure inguérissable de l'occupation. Son rêve de vivre dignement et librement sur sa terre ne s'est pas réalisé. Pire, Israël et les Etats-Unis, avec la complicité active d'une grande partie des gouvernements européens, s'acharnent aujourd'hui à vouloir exterminer le peuple palestinien.
Fadwa Touqan repose à Naplouse sa ville natale. Elle a exprimé sa volonté de mourir sur le sol de la Palestine et d'y être enterrée. C'était son souhait le plus profond et aussi son dernier acte symbolique de résistance à l'occupant :
"Il m'a suffit de mourir dans ses bras
d'être enterrée là
de fondre sous son limon et disparaître
de renaître d'herbe sur son sol
et de renaître fleur
que chiffonne la main d'un enfant poussée dans mon pays
Il m'a suffit de demeurer dans le sein de mon pays
de terre, d'herbe et de fleur" (5)
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(1)"Le cri de la pierre". Mémoires". Fadwa Touqan. Ouvrage traduit de l'arabe par Joséphine Lama et Benoît Tadié. L'Asiathèque, 2024. Page 430. Toutes les citations sont extraites du livre mémoires, "Le cri de la pierre".
(2)"Le cri de la pierre" p.11
(4) Ibid p. 335.
(5)Traduit de l'arabe par Marianne Weiss, Al-Ahram Hebdo.