Une démarche anarchique
Bien que le clan de la présidence insiste sur une appellation trompeuse en qualifiant le coup d’Etat de « mesures exceptionnelles », personne en Tunisie ou ailleurs ne doute du caractère putschiste de cette action. Même l’article 80 de la constitution, sur lequel le président de la République s’est basé pour justifier son acte, ne permet pas la dissolution du parlement ou sa suspension mais ordonne « le maintien de la chambre des députés en état de fonctionnement permanent ». Les violations en série de la constitution de 2014 ne laissent pas de doute sur les intentions des putschistes.
Sans projet ni soutien populaire réel (après la débâcle de « la grande marche » du 8 mai), le clan de la présidence pensait pouvoir reproduire une nouvelle dictature sur les décombres d’une transition en échec. Certes, les contextes social, économique et politique étaient plus que favorables, mais le plan putschiste allait rapidement prouver ses limites. Les promesses formulées par le Président à la veille de son coup de force étaient loin de la réalité tunisienne, mais proche d’un discours populiste qui cherche par tous les moyens à convaincre et surtout à gagner du temps. Tout putschiste promet un changement radical : combattre la corruption, sauver le pays, établir l’ordre, assainir les institutions, redresser l’économie, déclarer la guerre aux ennemis de la nation… Bref : les classiques d’un coup d’Etat.
Quelques mois plus tard, la population se réveille sur une désillusion totale. L’inflation atteint des records et les produits de première nécessité se font rares. Les caisses de l’Etat sont vides et les bailleurs internationaux refusent d’accorder des aides financières à un pays sans parlement ni gouvernement légitime. Tous les indicateurs économiques et financiers indiquent que le pays est au bord de l’asphyxie et que l’annonce de sa faillite n’est qu’une question de temps. Les autorités financières locales n’ont pas réussi à convaincre les fonds internationaux de leur solvabilité surtout après le classement CCC du pays par l’agence internationale, « Fitch Rating ». La crise s’accélère et la protestation populaire progresse jour après jour, menaçant d’atteindre un point de non-retour.
Le projet de sauvetage semble être une illusion et une tentative d’amateurs qui cherchaient avant tout à mettre tous les pouvoirs entre les mains d’un seul homme, Kais Saïd. Ce même projet, qui ne paraît pas loin du projet du colonel libyen Kaddafi avec ses « comités révolutionnaires » mais sans manne pétrolière, s’est révélé un ensemble de chimères déconnectées de la réalité du pays et du contexte international.
L’ombre de Ben Ali
En dépit des efforts de réconciliation et de cohabitation ayant marqué la décennie de transition depuis 2011 jusqu’en 2020 entre les différents protagonistes de la scène politique tunisienne, l’échec semble couronner une période de haute tension. Cet échec se lit dans la facilité avec laquelle le clan putschiste avait réussi la confiscation de tous les acquis de la révolution, qui témoigne de la fragilité d’une scène politique minée par les conflits et empoisonnée par la discorde et les guerres des clans.
Il est aujourd’hui certain que l’Etat profond est resté intact même après la fuite de Ben Ali, car ce sont les hommes de son régime qui contrôlent toujours dans l’ombre le retour à la dictature. La révolution n’a en fait rien changé au niveau de la structure générale du pouvoir et n’a pas réussi à neutraliser les réseaux souterrains qui alimentent le courant de la contre-révolution. Les médias, les partis politiques, l’économie, les institutions de l’Etat… Rien n’a changé en vérité pendant une décennie censée permettre de rompre définitivement avec les origines du mal.
Le changement nécessite un consensus entre les leaders politiques ayant pris les rênes du pouvoir après la chute de l’ancien dictateur, mais ce consensus a laissé la place à de profonds conflits entre les alliés d’hier générant un état de chaos politique et de frustration sociale. C’est dans ce cadre-là que le nouveau président a trouvé l’occasion rêvée pour accaparer tous les pouvoirs lui permettant de regrouper entre ses mains l’exécutif, le législatif et le judiciaire.
La Tunisie, berceau du printemps arabe et dernier espoir du monde arabe est gouvernée aujourd’hui et ce, depuis le 25 juillet dernier, par des décrets présidentiels qui remplacent les pouvoirs du parlement et du gouvernement. Le Parlement, voix du peuple et seul représentant de la volonté populaire, est dissout par un simple décret, car il est considéré par la tête du régime comme « source de corruption et abri de criminels. »
Mirage et réalité
Personne ou presque n’avait imaginé que le candidat élu à une majorité écrasante lors du deuxième tour des élections présidentielles tenues le 25 octobre 2019 allait anéantir ce même processus qui lui a permis d’accéder au pouvoir. Au contraire, la plupart des Tunisiens ont vu dans le candidat Saïd un rassembleur et un sauveur, capable de rompre avec un paysage politique contaminé par les fausses promesses. Il fut présenté comme un homme propre, sans histoire politique et sans clan de soutien, ce qui lui a permis de gagner face à tous ses adversaires.
Très vite, M. Saïd a décidé de mettre fin à tous les acquis de la révolution en accusant tous ceux qui refusaient d’adhérer à son aventure d'être la cause de la crise, les qualifiant de « traîtres, microbes, conspirateurs, déchets et ennemies du peuple…». Une troisième fois, le pays tombe dans les clivages familiaux et dans la guerre des clans, entre la famille du Président, la famille de son ministre de l'Intérieur, le clan du Sahel … comme l’a bien explicité la directrice de son cabinet en fuite à Paris.
L’étau se resserre autour du régime, bien que le Président prétende vivre dans un autre monde comme il l’a déclaré à plusieurs reprises. De son côté, l’opposition s’organise et la classe politique tunisienne cherche à rassembler les différents protagonistes et acteurs dans l’objectif de sauver le pays avant le naufrage final. Il n’y aura pas de troisième voie en Tunisie ; c’est soit choisir de reprendre le processus de transition et réinstaurer la légitimité constitutionnelle et la paix civile, ou sombrer dans le chaos total avec tous les risques de contagion pour toute la région que cela comporte.