Les nombreuses études qui défendent le contraire ne donnent aucune preuve convaincante. Elles se basent le plus souvent sur le témoignage des proches qui naturellement cherchent à donner une image positive malgré tout de leurs membres et donc d'eux-mêmes. Sachant que le suicide en islam est interdit, les proches des suicidaires rejettent naturellement cette hypothèse qui ferait que leur enfant ou ami seraient condamnés ici-ba et au-delà.
L'expérience nous montre que même en-dehors du cadre extrémiste, la majorité des proches de suicidaires sont surpris par ces actes qu'ils jugent inattendus… Ce qui est normal, car dans le cas contraire, personne ne laisserait son enfant ou son frère se suicider, chacun serait intervenu à sa manière pour éviter que cela ne se produise effectivement.
Par ailleurs, il n'existe pas de profil de type, ce qui rend l'identification de l'acte à un acte suicidaire extrêmement difficile. Il existe en effet autant de profils suicidaires que de suicides. Si pour dire que ces individus sont bien des suicidés, nous cherchons à les identifier à des profils suicidaires, c'est un échec assuré, puisqu'il n'y a pas de profil type qui contiendrait les conditions nécessaires et suffisantes pour un suicide. Si ces profils n'ont pas été caractérisés comme étant des profils suicidaires, c'est donc en partie parce qu'il n'existe pas de profil type du suicidaire.
Les deux points précédents (absences de données objectives et inexistence d'un profil suicidaire type) ont conduit par défaut les chercheurs à rejeter l'idée de qualifier ces actes d'actions suicidaires. Dans l'état actuel de nos connaissances, ces deux éléments ne nous permettent pas de rejeter ou d'avancer l'hypothèse suicidaire. Notre hypothèse est qu'il s'agit d'acte suicidaire, il nous faudrait un élément objectif qui puisse nous décider à choisir cette hypothèse. Dans le cas de Daesh, il semblerait qu'il existe bien des filières de sélection en amont des différents types de combattants, les suicidaires et les autres. L'existence de ces filières montre que l'acte suicidaire est antérieur à l'engagement au sein de l'organisation.
Pour pouvoir discriminer entre les deux hypothèses (acte suicidaire ou non), il existe théoriquement deux approches possibles. La première approche est une approche individuelle qui cherche à rendre compte des motivations personnelles des individus en essayant de tracer une trajectoire psychologique et sociale de ces individus. Cette approche, bien qu’extrêmement passionnante pour le grand public, n'apporte aucune donnée objective puisqu'il existe autant de trajectoires qui conduisent au suicide que d'individus (cf. points précédents).
La deuxième approche serait plus globale. Elle consisterait en une approche statistique et non individuelle. La modèle est le suivant.
- Nous avons trois groupes A, B et C. A est inclus dans le groupe C.
- Supposons que le groupe C dispose d'un niveau de suicide de 5 %.
- Le groupe A, bien qu'inclue dans le groupe C, dispose de normes sociales qui interdisent le suicide.
- Le taux de suicide dans le groupe A s’avérera donc plus faible que la moyenne du groupe C, supposons qu'il soit de 1 %.
Considérons une partie de A qui décide de changer de groupe et d'aller rejoindre le groupe B. Notons ce sous-groupe Pab. Supposons par ailleurs que le groupe B ne dispose plus de normes sociales interdisant le suicide et qu'il dispose au contraire de normes sociales permissives pour une certaine forme de suicide. Notre hypothèse est que le taux de suicide au sein du groupe Pab sera forcément plus élevé que ce qu'il était initialement lorsque la partie en question appartenait encore au groupe A. On observera un effet de correction, à savoir une forme de libération du suicide.
Nous pouvons appliquer ce modèle au cas d'individus de confession musulmane. La part des individus de confession musulmane qui se suicident ces 20 dernières années est faible du fait du retour du religieux au sein de la vie sociale et de l'interdiction du suicide en islam. Une bonne proportion de suicidaires musulmans potentiels ne peuvent pas mener à bien leur démarche. L'idéologie extrémiste fournit le prétexte pour permettre à ces individus d'aller au bout. Pour justifier cette affirmation, il suffit d'examiner le pourcentage de suicide au sein des terroristes de confession musulmane et voir si ce pourcentage est équivalent à ce qu'on trouve au sein de la population de manière générale depuis l'étude de Durhkeim.
En France, il y a près de 200 000 tentatives de suicides par an, soit un taux de 3 pour 1000. En octobre 2015, selon le ministère de l'intérieur français, il y aurait près de 1800 français liés directement aux jihadistes (Le Monde.fr | 13-10-2015). Le nombre d'attentats suicide de ce groupe est de neuf personnes (attentats de janvier et novembre), soit un taux de 5 pour1000. Ce taux est plus élevé que la moyenne nationale, cela s'explique par un effet de correction et par l'existence de quelques fanatiques réellement convaincus. Par ailleurs, je compare les tentatives de suicide aux attaques suicides. Le cadre idéologique incite à l'action et non à la tentative, le taux d’échec est quasi-nul.
Pour confirmer ce modèle, il faudrait réaliser des mesures plus précises et étendre l'évaluation aux autres pays afin de comparer les taux obtenus au sein de ces sous-groupe et le taux national.
Une première conclusion de ce modèle est que plus la part formant ces sous-groupes augmente plus mécaniquement il y aura d'attentats suicides. Une deuxième conclusion, c'est qu'une prévention efficace des attentats suicides passe d'abord par l’éradication de l'organisation qui attire les éléments suicidaires issus de nos sociétés. Vouloir suivre chacun des individus susceptibles de mener un attentat suicide n'aura que peu d'effet à court-terme et s'avère extrêmement coûteux pour la société. Par ailleurs, pour que cela ait une chance d'aboutir, c'est la société dans son ensemble qu'il faudrait traiter contre ce fléau qu'est le suicide, le terreau semble malheureusement inépuisable.
Nous avons un mal-être sociale au sein de nos sociétés auquel il faudra s'attaquer un moment ou un autre. Le "suicide français" est une cause nationale qui mérite d'être au centre de nos politiques.