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Billet de blog 26 mai 2022

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Marcel Khalifé, Darwich, mon père et Fatim...

Ma nationalité est le cœur des autres, je n’ai besoin d’aucun autre passeport. Mahmoud Darwich

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Illustration 1
La colline où repose mon père © Sepideh Farsi

Sur la scène de Bonlieu à Annecy, Marcel Khalifé se met debout et commence à réciter ces mots et je reconnais la poésie de Mahmoud Darwich avant même qu’il en annonce l’auteur. Sur l’écran derrière lui apparaissent des mots : des dates et le nom de chansons, qui sont plutôt des noms de villes. Je lis… 1982, 1999, Beyrouth, Haïfa… Je plonge dans ses vers qui sentent l’exil, le goût du souffre et le sifflement des balles. Et je pense aux heures que j’ai passé à l’aéroport de Rabat, l’été 2006, en compagnie des nounous congolaises qui fuyaient un Beyrouth alors sous bombardement israélien. L’une d’elles m’avait demandé d’appeler son frère à Congo-Brazzaville à mon arrivée à Paris, pour lui dire que sa sœur était en vie, mais coincée à Rabat. A cette époque, les familles libanaises qui pouvaient se le permettre, fuyaient vers la Syrie, emmenant avec elles leurs domestiques, mais seuls les libanais étaient admis dans les bus. Alors, ces quelques centaines de nounous d’origine congolaises s’étaient retrouvées sur le carreau. C’était d’autant plus déchirant, me racontaient elles, les larmes aux yeux, qu’elles étaient attachées à ces enfants. C’est bien ça une nounou, une seconde mère en somme. Mais les autorités syriennes et libanaises étaient catégoriques. Pas de passeport libanais, pas de place dans le bus. Les nounous congolaises avaient fini par obtenir des billets d’avion jusqu’à Rabat, mais sans savoir comment elles allaient continuer leur voyage. Et elles avaient été abandonnées à l’aéroport de Rabat. Sans argent, sans nourriture même. C’était un long week-end estival. Leur attente semblait interminable et leur désespoir était grand. Mon avion à moi, avait décollé quelques heures plus tard. En arrivant à Paris, j’avais appelé le frère de mon amie d’infortune comme promis, et j’avais appris que Congo-Brazzaville s’était aussi embrasé, mais pour d’autres raisons.

Tout cela, c’était avant que Darwich ne s’éteigne en 2008 loin de son pays, emportant avec lui la douleur de ses trente ans d’exil, et le goût de sa terre natale. Avant les printemps arabes, avant que n’éclate la guerre civile syrienne, avant le flot des civils syriens et le départ des palestiniens réfugiés en Syrie vers d’autres pays.

Et Marcel Khalifé continue :

Entre Rita et mes yeux : un fusil
Et celui qui connaît Rita se prosterne
Adresse une prière
A la divinité qui rayonne dans ses yeux de miel

Et je pense aux yeux couleur miel de Fatim.

La première fois, elle a sonné chez nous par un soir d’hiver, pour me prévenir que le monsieur dont elle s’occupait alors, n’allait pas bien. Ses enfants vivaient loin et Fatim ne parlant pas bien le français, avait estimé que je serais une meilleure compagnie pour ce monsieur, alors au soir de sa vie. Je l’ai suivi dans le pavillon attenant au nôtre sans broncher et j’ai passé un moment avec le vieux monsieur dont l’état de santé n’était pas brillant. Quelques jours plus tard, j’ai revu Fatime en train d’aider un autre homme à vider la maison. J’ai appris le décès du monsieur et ai fait connaissance avec son fils, Patrick. Lui est devenu un ami et Fatim qui cherchait du travail, la nounou de ma fille. C’était simple comme le bonjour. Et pendant les années qui ont suivi, Fatim s’occupait de notre fille, Darya, de notre chat Pishi, de notre petie maison, et de tout un tas d’autres choses, lorsqu’il fallait quelqu’un sur qui compter. Sa fidélité était sans faille, son sourire éclatant, son chignon dont les mèches de cheveux échappaient, chaotique, et les tagines qu’elle nous servaient au retour de nos souvent longs voyages, succulentes.

Fatim ne savait ni lire, ni écrire, mais avait l’esprit fin et le courage grand. Elle était forte Fatim et répondait toujours présente, sans jamais dire non, peu importait ce qu’on lui demandait. Et si ce n’était pas libre elle-même, c’était l’une de ses sœurs ou de ses amies qu’elle nous envoyait pour nous dépanner. C’est ainsi qu’au bout de quelques temps, on avait fait connaissance avec toute sa famille. Même ses parents qui vivaient au Maroc. Son père qui avait été tirailleur pour l’armée française pendant la seconde guerre, et sa mère, le calme tranquille, qui menait la ferme familiale près d’Agadir avec un doigté de fer.

Par la suite, Fatim m’a raconté des bouts de son histoire : pendant un temps, elle était devenue sans papier, faute de renouvellement de son titre de séjour, à cause d’une pièce manquant à son dossier et qu’elle n’arrivait pas à fournir. A cette époque, elle s’occupait d’un monsieur tétraplégique, qui, lorsqu’il avait appris que Fatim risquait l’expulsion, avait fait une grève de la faim assis dans son fauteuil roulant, devant la mairie d’Asnières. Grève qu’il n’avait interrompue qu’après avoir obtenu la garantie qu’un permis de travail et de séjour seraient accordé à Fatim. Ce qui fut fait.

Puis ce fut d’une dame qui habitait les hauts d’Asnières dont Fatim s’occupa, tout en nous donnant un coup de main. Puis elle travailla dans un EPHAD pour s’occuper d’autres personnes âgées.

Et puis… et puis… les années passant, notre fille grandissante et notre déménagement vers Paris nous ayant éloignés d’Asnières, on avait perdu le contact quotidien avec Fatim. Mais nos liens étaient restés forts.

Je l’ai appelé il y a quelques temps, pour prendre des nouvelles et je ne l’ai pas trouvé. Je l’ai mis sur le compte du travail. C’est que Fatim travaillait beaucoup. Et puis de nouveau, je l’ai appelé hier pour lui proposer de s’occuper d’une amie malade. Ne la trouvant pas encore une fois, j’ai appelé sa sœur Habiba et au lieu de son Alhamdollah habituel, j’entends un « ça va doucement ». Mon cœur flanche. Je lui demande comment ça « doucement » ? Et elle me balance la nouvelle. Que Fatim est partie il y a un mois. Elle est partie sans crier gare. Un après-midi, elle a appelé ses sœurs, a demandé qu’elles viennent boire le thé avec elle pour papoter, parce qu’elle se sentait toute bizarre. Elle était couchée lorsqu’elles sont arrivées. Elles ont parlé et ont bu du thé, puis Fatim a fermé les yeux et est partie. Dans le calme. Tellement que ses sœurs ont pensé qu’elle s’était endormie.

Elle qui avait accompagnée tant de personnes dans leurs derniers moments, est partie sans qu’on puisse la soigner. Son corps n’a pas supporté la charge d’un double Covid. A à peine 60 ans, Fatim est partie avant d’arriver à l’âge de la retraite. Aurait-on pu l’aider à se faire soigner si on avait été prévenu à temps ? Difficile à savoir. Ce qui est sûr, c'est que Fatim va nous manquer, à nous et à plein d'autres personnes dans son entourage. Son corps au moins, a pu regagner son Maroc natal.

Le chant de Marcel Khalifé continue, et les mots de Mahmoud Darwich planent dans la salle. Sur l’écran derrière lui, l’image des fils barbelés se forment. Je regarde son fils Bachar, dont les doigts survolent les touches du piano, et dont le regard déborde d’admiration pour son père. Puis les doigts du fils s’arrêtent pour que le chant du père résonne mieux dans la salle.

Et je pense à mon père qui nous a quitté en février, que j’ai pleuré de loin, et que je n’ai pas pu mettre en terre moi-même, faute de passeport, faute de frontière, faute de régime politique.

J’ai fait germer quinze noix qui viennent des terres de mon père, du lointain village d’Ardameh au nord-est de l’Iran, où il a souhaité que son corps repose. Ils ont commencé à pousser et vont devenir de grands noyers que je vais confier à mes amis aux quatre coins de la France, pays où je vis depuis bientôt quarante ans, peut-être pour que j’y pousse, moi aussi, enfin des racines.

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