Moïra

Abonné·e de Mediapart

10 Billets

0 Édition

Billet de blog 11 novembre 2023

Moïra

Abonné·e de Mediapart

The human show

Les discours sur le pouvoir d'achat, sur la lutte des classes et la catastrophe écologique ne suffiront pas à tourner la page d'une société abjecte. Ce n'est pas seulement les choses qu'il faut changer, c'est nous-mêmes. Il faudrait y adjoindre le sentiment d'un profond dégoût (h)ontologique. Pour cela, nul besoin de devenir philosophe : entendez votre honte.

Moïra

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

N'ayant pas pu résister à suivre les débuts en NBA (ligue de basket américaine) de l'extraordinaire Victor Wembanyama, nous n'avons pas été déçus, outre le véritable intérêt pour le joueur, du spectacle : une foule de gens surexcités, dans un état de transe devant la caméra, semblant vivre le plus beau jour de leur vie lors d'une orgie de jouissance infantile. Ils se gavent de plaisir, de maquillages, de gâteaux et de sodas américains. Dans les tribunes ils chantent, dansent, se trémoussent, grimacent. Mais qui sont ces singes ? Des hommes, des femmes, de tous âges, que l'on met en scène comme un troupeau d'enfants au summum du plaisir dans un parc d'attraction autour duquel n'existerait aucune autre réalité. 

Les américains savent y faire : des mascottes formidables, des couleurs flashs, des salaires astronomiques, du marketing à gogo, des temps de pauses publicitaires sans fin - mais peu importe puisqu'on se gave pendant des heures. Tout est là, un monde clos, magique, rythmé par le vecteur de l'argent, coupole enchantée sous laquelle les singes piaillent... et jouent au basket . 

En 2019, la ville du Mans, berceau de la grande course des 24H du Mans, et dirigée par Stéphane Le Foll ("de gauche" donc), a changé sa "marque de communication". "Le Mans une marque", laisse la place à "Of course Le Mans", nouveau slogan publicitaire auquel il est impossible d'échapper, puisqu'il décore aussi bien les tramways qu'il apparait sur des fanions accrochés aux lampadaires du centre ville. Du "Of course Le Mans", les manceaux en bouffent désormais 365 jours/365, jusqu'à vomir. 

Sur la place de la gare ("Place du 8 mai 1945") trône désormais un gigantesque et repoussant ":0 LE MANS" rouge, d'environ 2 mètres sur 10. Qu'est-ce que cet énorme monolithe entravant la libre circulation des piétons, accompagné de publicités du Conseil général de la Sarthe exhibant des anciens pilotes de course s'étant reconvertis en businessmans sarthois ? De toute évidence, le monolithe n'est pas là pour les citoyens, ce n'est pas une œuvre artistique, il est plutôt bien fait pour la caméra de l'hélicoptère. Souriez, vous êtes filmés.
Mais que voulez-vous ? Votre ville est une marque, il faut qu'elle fasse du business. Et votre Conseil Général ? Et bien c'est une marque aussi, il faut bien que son territoire fasse du fric.

Et votre hôpital psychiatrique qui agonise depuis 10 ans ? Et bien c'est une marque aussi, une "marque employeur", l'une des dernières trouvailles du marketing hospitalier (public) afin de renforcer l'attractivité de l'établissement, lequel passe l'arme à gauche depuis 10 ans. A quand les mascottes poulet de Loué distribuant des pots de rillettes pour les malades mentaux dans les rues sarthoises ?

Il y aurait beaucoup d'autres exemples, les universités notamment, fusionnées en grands pôles parce que livrées au grand cirque mondial du savoir.

A l'occasion, nous ne résistons pas à rendre hommage à une grande marque française, un grand cirque français, la SNCF. La SNCF, c'est comme tout le reste en France : de pire en pire. Mais on y a beaucoup d'imagination pour les singes-consommateurs. La poubelle, peu attractive, est devenue, sur notre modèle américain de tout à l'heure, le "poubellator", poubelle déguisée en monstre. C'est beaucoup plus fun, et ça encourage les enfants - c'est-à-dire tout le monde - à trier leurs déchets. Dans les mêmes "Ouigo", on charge 30 min avant départ la grande masse de bovins, tous et toutes, vaches à lait que vous êtes. Si vous payez plus cher en "Inoui", vous aurez la chance de faire contrôler votre billet deux fois : la première fois avant embarquement par une machine sous le regard des agents, une deuxième fois dans le train par un agent avec une machine. Ne vous plaignez pas, vous êtes au service du système, et vous ferez ce qu'il faut pour que cela continue de fonctionner. 

"Ouigo", "Inoui", bus "Blablacar" et car "Aléop", autant de grandes trouvailles langagières qui rendent notre monde plus beau, un parc d'attraction pour les enfants que vous êtes.   

Puisque nous parlons des enfants, nous apprenons à l'instant que l'année prochaine, notre fille passera à l'école son "permis internet".  Pour naviguer sur la toile hébergée sous la grande coupole du capitalisme mondialisé, l'état forme, éduque, surveille vos enfants. Lancés bientôt sur le web, ils parleront, chercheront, dépenseront. Vous pouvez donc vous rassurer : l'état s'occupe de tout pour qu'ils le fassent le mieux possible. Les enfants sont, on le voit, à la fête.

Les vieux aussi. La pierre tombale de votre mari mort il y a 6 mois n'est toujours pas posée ? C'est que la pierre tombale en question provient d'Europe de l'est. Qu'avez-vous cru ? Que le show s'arrêterait après que mort s'ensuive ? Pas du tout, la mort ça rapporte aussi, et après le business de vos parents en Ehpad, il n'y a pas de raison pour que les pompes funèbres se retiennent de spéculer sur le deuil de votre conjoint.

A l'instar de Jim Carrey dans le film de Peter Weir, emprisonné dans son monde fictif, clos, dont la signification n'est pas autre chose que celle d'un jeu de divertissement, l'humanité désormais se cultive sous serre, comme les tomates. La seule différence c'est que les humains participent au perfectionnement de la serre, qu'ils le sachent ou non. Alors, autant qu'ils le sachent, afin que, peut-être, il en sorte quelque chose. L'humanité vit, meurt, s'amuse, voyage, trime, produit du fric, dépense du fric, sous serre. Plus moyen d'acheter quelque chose sans se faire enregistrer, sans comptes, sans codes. Plus moyen de cesser de recourir à un service sans que la démarche qualité rapplique aussitôt au téléphone - entreprise Solocal (pages jaunes) - pour vous pomper encore un peu de temps de parole disponible, pour vous extorquer quelques explications, justifications, pour essayer encore et encore de vous vendre un petit quelque chose. Plus moyen de parler sans que votre téléphone vous entende, plus moyen de chercher quelque chose sur internet sans que votre souhait soit enregistré et stocké dans un désert américain, ou dans les nuages, on ne sait plus très bien. 

Tout y passera : vos codes, votre argent, vos pensées, votre temps. 

La grande réquisition des tomates par la serre est à l'ordre du jour. Si les tomates ont le sentiment d'avoir besoin de la serre, c'est surtout la serre qui a besoins de jus. Alors les tomates jus-issent, parfois jusqu'à en pleurer sans savoir pourquoi, voire jusqu'à en mourir mais elles jus-issent quand même.         

Alors, le chef de service, le directeur, le DRH, le connard (ou la connasse - égalité des sexes oblige) qui s'emploie à bousiller votre travail avec un management délétère, ne lui en voulez pas trop. Il faut lui apporter de la contestation bien sûr, mais ne pas trop s'arrêter à ces conflits de couloir sans intérêts. Lui (ou elle) aussi est une vache à lait, un animal de foire du grand marché, un singe en captivité. Et le mal dominant n'est pas celui qu'on croit. Car l'extraction de la sève des humains au profit du show ne concerne pas moins les femmes que les hommes - ici l'égalité ne fait pas de doute. Les femmes - en occident du moins - sont désormais libres, libres de se faire duper, exploiter, sucer jusqu'au sang, comme les hommes.  

Les discours sur le pouvoir d'achat ou la lutte des classe ne suffiront pas à tourner la page d'une société abjecte. Ce n'est pas seulement les choses qu'ils faut changer, c'est nous-mêmes. Il faudrait y adjoindre le sentiment d'un profond dégoût (h)ontologique. Pour cela, nul besoin de devenir philosophe : entendez votre honte. Et cultivez la.

Comme disait quelqu'un, il faudrait, pour qu'on ait une chance d'en sortir, mettre un peu de honte dans la sauce. 

Ou bien, the show must go on. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.