Monsieur le Président,
La présente requête sollicite votre attention au sujet de la situation judiciaire de Jérôme Kerviel.
Je me suis intéressée à l’affaire Jérôme Kerviel / Société générale dès ses débuts, et la version qu’en a donné Daniel Bouton en la présentant au public le 24 janvier 2008, m’a, comme la plupart de nos concitoyens, des médias, des professionnels de la finance, laissée totalement incrédule.
Les premiers épisodes judiciaires - instruction, puis, procès en première instance -, loin de dissiper mes doutes, n’ont fait que les alimenter. Aussi me suis-je résolue à me forger une opinion, en assistant en continu aux 24 audiences du procès en appel, en juin 2012.
Je me suis également informée en analysant les textes officiels qui fondent les 3 décisions de Justice : ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, délibéré du Tribunal de grande instance de Paris, arrêt de la cour d’appel de Paris.
Au total, il m’est apparu que le traitement de ce dossier par la Justice est marqué par de nombreuses anomalies majeures. Permettez-moi, Monsieur le Président, de résumer ici les plus flagrantes.
• L’instruction a été menée uniquement à charge, et ce point est particulièrement grave, car les juges qui sont intervenus ultérieurement ont suivi à la lettre les conclusions des magistrats instructeurs, qui accablaient exclusivement Jérôme Kerviel.
• Le premier juge d’instruction, Renaud Van Ruymbeke, et, après lui, le juge Pauthe, qui présidait le Tribunal de grande instance de Paris, puis la juge Mireille Filippini, présidente de la cour d’appel de Paris, ont adopté, sans la moindre réserve, et sans jamais la vérifier, la version officielle de l’affaire, imposée par la Société générale : la banque se pose en victime à part entière. Elle affirme avoir tout ignoré, pendant des mois, des agissements de Jérôme Kerviel. Elle accuse donc celui-ci d’abus de confiance, et le désigne comme l’unique responsable des pertes colossales qu’elle prétend avoir subies, en liquidant, précipitamment et en grand secret, les positions spéculatives prises par son trader, début janvier 2008.
• Les juges successifs n’ont enquêté que sur le versant-Jérôme Kerviel, jamais sur le versant-Société générale. Tous ont ignoré délibérément toute information, preuve matérielle, ou témoignage apportés par la défense, apparaissant incompatible avec la version de la banque - au lieu de lancer un complément d’enquête, ainsi que l’aurait exigé la recherche de la vérité.
• Aucun des magistrats successifs ne s’est donné les moyens de juger en toute connaissance des faits. Au lieu de travailler à l’aide de documents matériels authentiques, qu’ils auraient saisis par eux-mêmes dans les ordinateurs de la Société générale, les juges se sont contentés de copies de tels documents, qui leur ont été fournies par la banque, celle-ci les ayant sélectionnés à son gré, et, au moins pour certains, trafiqués. Ainsi, afin de prendre connaissance des aveux de Jérôme Kerviel - sur la base desquels il a été condamné -, recueillis par des cadres de la banque, et enregistrés, la juge Filippini a utilisé des retranscriptions des bandes d’enregistrement, dont des experts informatique affirment qu’elles ont été tronquées.
• Non seulement les juges n’ont pas utilisé spontanément des documents de fiabilité indiscutable, mais ils en ont refusé catégoriquement l’accès à Jérôme Kerviel et à sa défense, lorsque ceux-ci les réclamaient. Pendant 6 années, inlassablement, Jérôme Kerviel a désigné et demandé à la Justice les pièces manquantes du dossier, qui permettraient d’établir l’exact déroulé des faits au cours de l’année 2007 et jusqu’au 19 janvier 2008 - date à laquelle il a cessé toute activité de trading -, et pendant 6 années la Justice a rejeté autoritairement de telles requêtes : refus de saisir les livres de comptes 2007-2008 de la Société générale : refus de saisir les documents de travail des commissaires aux comptes, toutes pièces qui contiennent les traces de toutes les opérations effectuées respectivement par Jérôme Kerviel et par la banque ; refus d’aller vérifier, dans ce serveur inviolable, basé à Chicago, si des mails compromettants pour la Société générale ont été effacés, ainsi que l’ont soutenu des témoins.
• Aucun des magistrats n’a jugé nécessaire de vérifier la réalité des pertes déclarées par la Société générale, sans l’ombre d’un justificatif. Une instruction et 2 procès ont pu se dérouler sans qu’aucune expertise judiciaire indépendante du montant de ces prétendues pertes n’ait été ordonnée par la Justice – alors même que cette somme détermine le montant exorbitant des dommages et intérêts réclamés à Jérôme Kerviel.
En clair, pendant 6 ans, toutes juridictions confondues, audience après audience, tous les juges se sont pliés aux volontés de la Société générale et ont accepté sa version des faits, estimant manifestement inutile de contrôler ses dires. En prenant un tel parti, la Justice s’est comportée comme une complice objective de la Société générale. Un exemple spectaculaire d’une telle complicité est fourni en appel, lors des témoignages des supérieurs hiérarchiques de Jérôme Kerviel. L’un d’eux explique à la barre qu’il ne peut dire ce qu’il sait de l’affaire, parce qu’il a promis à la Société générale de se taire, en échange d’une indemnité de licenciement abusivement généreuse. La juge Filippini n’aurait-elle pas dû exiger qu’un tel pacte de silence soit rompu face à la Justice ?!
Le constat est accablant pour l’institution judiciaire : les juges de fond, suivant l’exemple des magistrats instructeurs, n’ont pas respecté les 2 principes fondamentaux imposés à notre système judiciaire, respectivement, par la Convention européenne des droits de l’homme et par la Constitution de la Vème République : l’impartialité, qui garantit à tout justiciable le droit à un procès équitable, et l’indépendance. La Justice, en France, en 2012, comme, auparavant, en 2010, a donné à voir le spectacle d’un simulacre de procès, indigne d’une nation démocratique.
Et comme si cela ne suffisait pas, nous avons appris, le 19 mars dernier, par l’arrêt de la Cour de cassation, qu’en outre, ni les juges du Tribunal de grande instance, ni ceux de la cour d’appel, n’ont su dire le droit ! Nous découvrons avec stupeur qu’ils ont, dans leur jugement sur le volet civil, appliqué une jurisprudence inappropriée. Devrions-nous faire l’hypothèse que des magistrats incompétents – incompétents dans leur propre domaine, juridique - aient été placés à la tête de tribunaux investis de fonctions aussi importantes ?? Cela est difficile à croire. Mais alors quelle autre raison, d’intérêt supérieur, a-t-elle pu contraindre des juges chevronnés à commettre sciemment une erreur d’interprétation aussi monumentale, au profit manifeste de la Société générale ? Ont-ils choisi d’innocenter une banque systémique de toute responsabilité, pourtant avérée, dans les faits reprochés à son trader, de crainte que le discrédit résultant d’une telle reconnaissance ne mette en péril la place financière de Paris, voire au-delà ? Pourtant, les Justices britannique et américaine n’ont pas hésité, dans des cas comparables, à mettre en cause la responsabilité de banques aussi importantes que Goldman Sachs et JPMorgan, qu’elles ont sanctionnées par de lourdes amendes. A-t-on vu que cela ait provoqué un séisme planétaire ? Pourquoi la Justice française se montre-t-elle si complaisante à l’égard des banques ?
Quoiqu’il en soit de telles interrogations, la décision de la Cour de cassation d’annuler le volet civil de la condamnation de Jérôme Kerviel, fonde la suspicion suscitée par la liste impressionnante des graves dysfonctionnements de la Justice énumérés ci-dessus : si les juges de fond ont voulu protéger la Société générale au civil, il est peu douteux qu’ils n’aient également pris parti en faveur de la banque sur le plan pénal, en reconnaissant Jérôme Kerviel coupable d’abus de confiance, sans prendre en compte les faits qui infirmaient un tel délit. Le fait que la Cour de Cassation n’ait pas cassé la décision de la cour d’appel sur ce point – qui représente le socle de la lourde condamnation de Jérôme Kerviel au pénal - ne signifie pas qu’elle l’approuve. En effet, l’appréciation des faits étant de la compétence souveraine des juges de fond, la Haute juridiction n’avait pas vocation à remettre ceux-ci en question.
Seule une révision du procès au pénal permettrait de réexaminer les faits. Une telle procédure est subordonnée à la décision de la cour d’appel de Versailles, qui établira si la Société générale a menti sur l’évaluation des pertes qu’elle prétend avoir subies – ouvrant, dans ce cas, la porte à un réexamen du dossier de fond en comble.
Parallèlement, les suites données, éventuellement, par le Parquet, aux 3 plaintes déposées par Jérôme Kerviel contre la Société générale, sont susceptibles d’apporter des éléments nouveaux, rendant possible l’ouverture d’un tel recours.
Cependant, la condamnation de Jérôme Kerviel au pénal est désormais définitive devant la Justice française. La peine infligée – 3 ans ferme – est largement disproportionnée au regard de la faute, comme si une telle sévérité devait consacrer la victoire éclatante de la Société générale. Jérôme Kerviel n’a ni tué, ni violé, ni volé. Il s’est montré constamment honnête : matériellement, en tant que salarié, il n’a jamais dérobé un seul centime ; et moralement, face à la Justice, il a toujours reconnu ses erreurs. Il n’a jamais eu l’intention de nuire à son employeur. Tout au contraire, toutes ses actions étaient guidées par la volonté de faire gagner toujours plus d’argent à la banque, qui a largement tiré profit de ses gains faramineux, constamment vantés par ses chefs. Mais le vent a tourné début 2008. La faute de Jérôme Kerviel – professionnelle – est de n’avoir pas pris la mesure de la gravité de la crise financière. Victime de la volatilité des marchés, il s’est alors trouvé piégé dans un engrenage diabolique, enregistrant des pertes de plus en plus sévères, et prenant, afin de se refaire, des positions spéculatives de plus en plus volumineuses.
Jérôme Kerviel a déjà lourdement payé de telles erreurs. Outre qu’il a passé 37 jours en prison, en 2008, voilà plus de 6 ans que sa vie lui a été confisquée, devenue un champ de ruines. Constamment assailli par les épisodes judiciaires et par les turbulences médiatiques, ne subsistant, dans des conditions précaires, que grâce à l’aide matérielle de son entourage, sans ressources régulières, sans logement fixe, torturé par l’existence d’une dette à jamais irremboursable – 4,9 milliards d’euros ! -, le plaçant définitivement, croyait-il, en marge de la société, et lui interdisant toute perspective de vie privée normale – fonder un foyer, avoir des enfants - quelle a été la vie de Jérôme Kerviel pendant plus de 6 ans, sinon un emprisonnement à ciel ouvert ?
Pour toutes ces raisons, et notamment au nom du principe de l’indépendance de l’institution judiciaire, dont la Constitution vous désigne le garant, Monsieur le Président, et qui a été si constamment bafoué dans cette affaire, j’ai l’honneur de solliciter que vous usiez du droit de grâce qui vous est conféré par l’article 17 de la Constitution française, afin d’exempter Jérôme Kerviel de la peine d’emprisonnement qui lui a été infligée dans des conditions aussi peu conformes à l’idée que vos concitoyens se font de la Justice.
L’incarcération de Jérôme Kerviel ne serait pas comprise par vos concitoyens : elle ne présente aucune utilité, d’aucune sorte. Quel risque prendrait-on à le laisser en liberté ? : il ne représente aucun danger pour la société.
Inversement, mettre sa peine à exécution serait prendre le risque d’une grave erreur judiciaire, hypothèse que l’état actuel du dossier porte à considérer comme hautement probable.
Dans l’espoir que vous preniez en toute conscience, Monsieur le Président, la décision que recommande la prudence, ainsi que le respect des valeurs de notre République, je vous prie d’agréer l’expression de mon profond respect.
à Paris, le 29 avril 2014
Monique Guelin