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Billet de blog 2 mars 2020

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DU DIVIN DANS L’ART & DANS LA SCIENCE DE LEONARD DE VINCI À PIERRE YVES TRÉMOIS

L’automne dernier à Paris deux expositions sur l’art et à la science, Leonard de Vinci au Louvre, et Pierre Yves Trémois au Réfectoire des Cordeliers à Paris, illustraient l’exploration scientifique de la nature divine du monde et de l’homme par le dessin

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DU DIVIN DANS L’ART & DANS LA SCIENCE DE LEONARD DE VINCI À PIERRE YVES TRÉMOIS

 L’automne dernier à Paris a vu s’ouvrir deux expositions touchant à l’art et à la science, l’une d’envergure internationale, Leonard de Vinci au Louvre le 24 octobre 2019, qui se poursuit jusqu’au 24 février 2020, et l’autre de rayonnement très français, pourtant universel dans son message, une rétrospective de l’œuvre de Pierre Yves Trémois au Réfectoire des Cordeliers, Le fou du trait, eten face au Musée d’Histoire de la Médecine, Les Grands Livres illustrés,du 3 au 26 octobre 2019.

 Des siècles séparent les deux artistes pourtant tous deux participent de l’esprit humaniste de la Renaissance et ont en commun une insatiable curiosité envers le monde et la nature humaine, le désir de s’exprimer à travers divers mediums, et surtout l’exploration scientifique de la nature divine du monde et de l’homme par le dessin. Louis Pauwels,  journaliste et écrivain en parle ainsi : Pierre Yves Trémois est né en 1921, l’un des grands graveurs et dessinateurs de notre époque, est bien un membre de cette société clandestine des « vingt ans en quarante ». On se tromperait sur son œuvre en admirant que sa prodigieuse habilité. Trémois, en choisissant le dessin pur, choisit le risque maximum. Porté à ce degré de fidélité au sujet, le dessin n’échappe au mécanisme que dans la mesure où il est une signature de l’âme. Ce n’est pas ce que l’on regarde qui compte, c’est le lieu en soi-même d’où l’on regarde. Si ce lieu n’est pas un haut lieu, le dessin ne pardonne pas : il est sec au lieu d’être pur, habile au lieu d’être magique, séduisant au lieu d’être fascinant. Une ligne n’est rien ou bien elle est la ligne frontière entre deux ordres de réalités : celle à laquelle une âme assoupie consent, celle qu’une âme en éveil provoque à l’existence. Laissons parler les amis et contemporains de Trémois, tel le vibrant témoignage d’une lettre exposée au Musée d’Histoire de la Médecine de l’artiste Georges Mathieu :

Salut à Pierre Yves Trémois le seul artiste vivant qui nous réconcilie avec la Beauté au sens platonicien !  

Salut à Pierre Yves Trémois qui transcende tout ce qu’il touche par un privilège qui n’appartient qu’à lui !

Salut à Pierre Yves Trémois  qui participe à la Renaissance qui se prépare parce que la jeunesse de demain trouvera en son œuvre de nouvelles raisons d’espérer.

Mathieu, ce 8 Mars 1973

11bis, AVENUE LÉOPOLD II – PARIS XVIE –

Louis Pauwels est l’auteur, avec le chimiste Jacques Bergier, du célèbre volume Le matin des magiciens, conçu comme une introduction au réalisme fantastique,  qui fut présenté à sa parution en 1960 comme touchant des domaines de la connaissance à peine explorés… aux frontières de la science et de la tradition.  Cet esprit de curiosité intellectuelle de dimension cosmique et universelle, dénué de préjugés et d’interdit, donnant libre cours à l’imagination, fit le succès de la revue Planète, fondée par Pauwels et Bergier,pendant une décade de 1961 à 1971. Sur les ailes de l’esprit et de l’imaginaire, la Grande Tradition primordiale ou Prisca Theologia hermétique,qu’avait perçue le philosophe mystique René Guénon (1888-1951) dans les doctrines métaphysiques de l’Orient - qui ont engendré et nourri tout le développement spirituel, intellectuel et artistique de l’Occident jusqu’au Siècle des Lumières et de la Révolution Industrielle - se trouva ainsi réhabilitée et exposée dans le Réalisme fantastique.  Cette Science sacrée, qui fut secrète et traversa les siècles de manière souterraine dans divers courants de pensée, fut redécouverte et popularisée par les adeptes du New Age au temps de l’Aquarius,même si souvent mêlée à de nombreuses théories très controversées ou aboutissant à des déductions sans fondement rationnel mais qui relèvent d’une réalité poétique d’où naît le fantastique.  

L’œuvre de Trémois s’inscrit dans cette mouvance de l’esprit audacieux et inquisiteur des années 60s. S’il a participé avec Buffet, Dali, Leonor Fini, Foujita, Mathieu et Zadkine en 1961 à l’illustration de L’Apocalypse de Saint Jean, il n’appartient pas au Surréalisme qu’il transcende en atteignant une dimension métaphysique universelle, qui participe du Réalisme fantastique de Louis Pauwels, dont il dessina l’épée d’académicien réalisée par Cartier en 1986.

Illustration 1
La naissance du surhomme, pour L’Apocalypse de Saint Jean, Pierre Yves Trémois1961,

Son illustration La naissance du surhomme, aux accents nietzschéens, témoigne de l’axiome du Matin des Magiciens : L’homme est infini, et Tout ce qui est étrange ne nous est pas étranger. L’homme, un éphèbe de beauté grecque classique, portrait du peintre lui-même, sommeille avant que le Feu Divin, dont les flammes rouges sur la gauche commencent à atteindre sa sphère d’énergie, elle-même touchant au cosmos par d’innombrables liens, ne l’éveille à la Connaissance et à la véritable naissance de son être.Tout est en Tout. Ce qui est en bas est aussi en haut, déclarait Hermès Trismégiste dans la Table d’Émeraude. C’est l’Harmonie Cosmique Universelle, la musique des sphères pythagoricienne sur laquelle tournent les derviches soufis, le pranades yogis indiens, le chi  des Chinois, le Vrilde l’auteur et politicien anglais visionnaire Bulwer-Lyton (1803-73) dans son roman Vril, the Power of the Coming Race. C’est l’énergie vitale qui anime  tout être et toute chose, c’est la Vie elle-même. Son pouvoir est tout à la fois créateur et destructeur, ainsi que le montre Shiva Nataraja, Seigneur de la Danse. Il est ni bon ni mauvais, il est, tel Elohim dans le buisson ardent le déclare à Moïse : Je suis ce que je suis.

 La science a fait de nous des dieux, avant même que nous méritions d'être des hommes. Cette phrase du naturaliste Jean Rostand, qui parle dans un texte sur l’artiste daté février 1971, de cetteparenté, cette fraternité avec la bête,   peut être mise en exergue de toute l’oeuvre de Trémois.

Illustration 2
Hommage à Jean Rostand, 1957


L’animalité en l’homme, le souffle vital en l’animal, s’y confrontent et s’y confondent de troublante façon, ainsi l’avait perçu Darwin : Nous sommes tous fondus ensemble. L’Hommage à Jean Rostand de Trémois, qui lui avait demandé un Bestiaire d’amouren 1957 sur le sujet des relations amoureuses chez les animaux, est inscrite de ses paroles tout à la fois de dimension scientifique et métaphysique : Les limites de l’Homme ...Il n’y a de vie que d’énergie dans un grain de matière…Création à l’état pur de première main…Là est notre fraîcheur qui nous vient du fond des siècles…Mystérieuse beauté des choses vitales. Beauté inimitable, inintelligible, impossédable… Aimer c’est ne pas pouvoir posséder. Le naturaliste poursuit ainsi son analyse de l’œuvre de Trémois en 1971 :... Cette parenté, cette fraternité avec la bête, elle ne se manifeste nulle part avec autant d’éclat que dans le domaine de la sexualité. L’ubiquité de l’amour est un des thèmes fondamentaux de l’histoire naturelle. Recherche aveugle d’un plaisir d’où sortira la vie, tension de l’instinct vers un assouvissement passager, besoin de se mê
ler à un prochain qui n’est pas tout à fait pareil, tout cela en quoi l’homme se retrouve et se reconnaît, a inspiré à Trémois quelques une de ses plus fascinantes compositions.

Le tableau érotique d’une étreinte amoureuse ERRANCES, ABERRANCES, célèbre la vision de Jean Rostan
d dans ses mots inscrits :Etre clair, c’est avouer.
Cette acuité de la pensée, cette clarté à la lumière si intense qu’elle en est presque insoutenable, est une caractéristique de l’esprit français, si implacable dans son analyse qu’elle en devient cruelle.

Illustration 3
Errances Aberrances,

La cruauté latente inhérente à la psyché nationale française fait jour dans l’inscription autour du couple qui nous convie à entrer dans les processus créateur de l’artiste : Dans la figuration d’une étreinte les visages sont-ils nécessaires ? Il est difficile de dessiner ou de peindre des nus sans visages…c’était possible en 1789, mais en sculpture on est habitué à voir des corps sans têtes…La ligne, le trait si clairs qu’ils troublent parfois. La fausse simplicité est un leurre, une tromperie. Henri de Montherlant, dont Trémois avait illustré La Guerre civileen 1964, écrit à l’artiste dans une lettre du 31 octobre 1970 : La force, la clarté et la précision sont les trois vertus théologales de l’art.

Illustration 4
La guerre civile, 1964

Il n’y pas de tendresse dans l’art de Trémois, mais un détachement affectif, artistique et scientifique qui parle de la rigueur de l’esprit et d’une clarté de vision sans concession. Ce détachement dans le regard, cette pureté du trait qui souligne et décrit, cette empathie avec la nature en particulier avec le règne animal, sont des caractéristiques de l’art japonais, comme l’est aussi une cruauté sous-jacente dans la noirceur décrite avec l’éclat de la lumière, qui rejoint paradoxalement celle de la France. Trémois a magistralement illustré cette symbiose de l’Orient et de l’Occident dans sa relation avec le Japon où il exposa à plusieurs reprises.

Son tableau de 2010 montrant Toulouse-Lautrec et Sharaku, le maître de l’estampe japonaise  du 18esiècle qui représenta les acteurs du théâtre Kabuki dans une veine quasi caricaturale , illustre avec humour cet échange et ce dialogue entre deux cultures si diverses, et cependant si semblables sous bien des aspects. Trémois y appose son sceau à la manière des maîtres japonais.

Illustration 5
Toulouse Lautrec & Sharaku, 2010

La rétrospective des Cordeliers montre aussi ses talents de céramiste et de sculpteur dans des objets de grande beauté et de virtuosité technique où s’inscrivent en filigrane les formes et la psyché humaines.  Des bronzes dorés éclairent de leur magnificence solaire Le bestiaire  fabuleux, 18 sculptures réalisées en 1977. Sculpteur animalier métaphysicien, Trémois assume une grandeur et   une terribilità à la manière de Michelange dans des nus de bronze dignes de Rodin, ou dépeints sur la toile. En proie aux affres de la survie dans  l’existence, noués dans le combat ou dans l’étreinte amoureuse, ils s’imposent par leur beauté de formes dégageant une aura de force et de pouvoir. Alliés àla Beauté au sens platonicien dont parle son ami Georges Mathieu l’artiste y ajoute des aphorismes de la sagesse orientale :

Dominer les autres relève de la force, se maîtriser soi-même est le vrai pouvoir. Lao Tse

Pour maîtriser l’art du combat il faut en saisir la philosophie. Yen Ching Wang

On apprend peu par la victoire mais beaucoup par la défaite. Proverbe japonais

Illustration 6
© Le Bestiaire Solaire, Les Cordeliers 2019

 C’est l’esprit de la Renaissance qui anime son art, celui du grand dessinateur et graveur Dürer qu’il prend pour maître, mais aussi celui de Leonard de Vinci, dans son unique génie créateur. La gravure au burin Hommage à Dürer de 1980,  un thème repris en 1993,peut être décryptée à travers les symboles humanistes de la Renaissance qui la composent.   Le portrait du maître allemand jeune sur lequel se surimpose un portrait de l’homme mûr reflète le passage du temps. C’est un Memento mori que Trémois explore  avec maestria dans un collage   Un Dieu désordonné, où il utilise les autoportraits de Dürer illustrant le thème humaniste desAges de l’Homme, peints entre autres artistes par le Titien, et décrits par Shakespeare dans As you like it, Act II Scene VII :

All the world's a stage,

And all the men and women merely players;

They have their exits and their entrances,

And one man in his time plays many parts…                        

Le monde n’est qu’une scène de théâtre

Sur laquelle les hommes et les femmes, tels de simples acteurs,

Font leurs entrées et leurs sorties,

Et durant sa vie l’homme joue plusieurs rôles…

Trémois y ajoute ses  propres commentaires : I Dürer Génie, Le Temps des Certitudes, jeuneau musée du Prado, II Dürer, Dieu, La Certitude, à l’apogée dans la maturité de âge et de son art à la Pinakothek de Munich, III Dürer perdu, L’incertitude, un nu dans la vieillesse sans concession au Schlossmuseum de Weimar.

Illustration 7
Dürer, 1981

La gravure de 1980 représente presque un défi aux maîtres de la Renaissance. Trémois y démontre son érudition tout autant que sa virtuosité d’artiste en utilisant leurs divers procédés visuels sophistiqués tel l’anamorphose - que Dürer qualifiait d’art de la perspective secrète -de l’étreinte amoureuse du couple, et de sa représentation doublée dans un cercle enclos d’un carré, une évocation de l’Homme de Vitruve de Léonard, qu’il émule et imite dans son inscription à l’écriture spéculaire. Toute la composition parle d’optique, des recherches sur la perspective de la camera oscura,de la géométrie sacrée pythagoricienne et platonicienne. 

 Le polyèdre tenu par la main levée dans le tableau de Trémois engendra un instrument utilisé dans l’Antiquité pour calculer la distance de la perspective des monuments, ainsi le démontre un papyrus ptolémaïque récemment découvert dans le sarcophage d’une nécropole à Alexandrie.  En 2018 des polyèdres ont été retrouvés sur le deuxième site archéologique le plus ancien au monde, à Ain Boucherit en Algérie, remontant à 2.4 millions d’années. Les fouilles de Cutry, en Meurthe-et-Moselle, ont révélé en 2007 parmi les vestiges d’une ancienne cité romaine un dodécaèdrede bronze, ou polyèdre régulier, dont les douze faces sont des pentagones. Ces objets, longtemps restés mystérieux, qui tiennent dans le creux de la main, ont été retrouvés en de nombreux lieux, dont des tombes gallo-romaines. Ils participent de certains principes mathématiques et métaphysiques de la connaissance antique de l’univers, et de sa cosmologie. Ces polyèdres réguliers, appelés aussi Solides de Platon,qui les considère dans le Dialogue de Timéecomme les composants structuraux primaires de la création de l’univers, représentant respectivement le Feu, la Terre, l’Air, l’Eau et l’Éther, bien qu’ils aient déjà été connus de Pythagore, faisaient partie des sept Jouets de Dionysosavec entre autres la sphère, le miroir et la toupie, symboles des Mystères antiques grecs. À l’instar des portraits maniéristes de la Renaissance, le concept et le message philosophique de la gravure de Trémois est complexe et multiple. Elle parle de géométrie sacrée tel l’Académie de Platon : Nul n’entre ici s’il n’est géomètre,de vision intérieure tout autant qu’extérieure, car dans l’art, comme dans la lecture, comparée par André Maurois aux auberges espagnoles, on y trouve ce qu’on y apporte, semble nous dire l’artiste.

Illustration 8
Luca Paciosi, Jacopo de Barbari, 1495

En 1509 le franciscain mathématicien Luca Pacioli avait publié à Venise un traité De Divina Proportione, dont la première partie traitant du Nombre d’Or, fut illustrée par Léonard de Vinci. Le portrait de Luca Pacioli par Jacopo de Barbari en 1495 montre un dodécaèdre parmi les instruments de géométrie sur sa table de travail, alors qu’il démontre le théorème d’Euclide sur une ardoise.Le traité de Luca Pacioli figure dans l’exposition de Léonard de Vinci au Louvre, mais on n’y trouve pas de reproductions des polyèdres en bois illustrés par l’artiste qui furent souvent repris par les menuisiers dans les compositions complexes d’intarsia, lambris de marqueterie des églises et des studiolides palais, ouvrant sur des perspectives architecturales et illustrant des symboles et allégories philosophiques. Il est d’ailleurs regrettable que la démarche philosophique et métaphysique qui a inspiré la recherche de Pacioli et de da Vinci dans ce volume, ne soit pas elle aussi explicitement exposée au grand public. En effet il n’est pas fait mention du climat culturel de la Renaissance à Florence, qui avait éveillé et nourri le jeune Leonardo. Il avoue ne pas être un homme de lettres,et donc d’avoir acquis son savoir au contact des savants lettrés à la cour des Medici, qu’il fréquentait avec Vasari. Parmi ceux-ci se trouvaient les philosophes pères fondateurs de l’Académie, tels Marsiglio Ficino, adepte du Néo-Platonisme, Cristoforo Landino, auteur de commentaires sur les textes antiques et Jean Argyropoulos, traducteur d’Aristote, ainsi que le jeune poète et philosophe, qui s’inspira de l’Hermétisme antique, Pico della Mirandola, . Le Corpus Hermeticum, acquis en 1460 par Cosimo de’ Medici, et mentionné par Plutarque au 1ersiècle, est basé sur le concept de la Prisca Theologia,une seule, unique théologie, commune à toutes les religions et philosophies, donnée aux hommes durant l’Antiquité. L’Hermétisme, un syncrétisme dérivé des Mystères antiques, s’oppose à la rationalité pure et à la foi doctrinale inconditionnelle. Pour reprendre la définition du philosophe anglais Sir Thomas Browne en 1643 : ..la philosophie d’Hermès,... ce monde visible n’est qu’un portrait de l’invisible.

Que le jeune Leonardo ait été imprégné des idées pythagoriciennes et platoniciennes est évident dans la démonstration de ses divers talents. En 1482, tel Orphée, en musicien accompli selon Vasari, il fut envoyé par Lorenzo de’ Medici à Milan afin de négocier la paix avec le duc de Milan, Ludovico Sforza, portant comme présent la lyre d’argent en forme de tête de cheval qu’il avait créée. L’harmonie de la musique des sphèresl’accompagnait,  bien qu’il se présentât plus tard dans une lettre au duc comme ingénieur civil et militaire. C’était un artiste doué de nombreux talents, le premier pour lui étant le saper vedere, savoir regarder, ce qui était non seulement être conscient de l’objet contemplé sous son aspect physique, mais de l’appréhender dans son unique qualité d’être, et dans sa relation universelle et cosmique, Tout est en tout,selon la philosophie hermétique. C’est donc par l’œil, mais aussi par l’âme et par l’esprit dont il est l’instrument, qu’il faut voir, et tout le travail de da Vinci en est témoin. La seconde étape est de savoir dessiner ce que l’on voit afin d’atteindre à la Connaissance. L’art du dessin, et par extension celui de la peinture, en est le portail, plus que la sculpture puisqu’il permet d’évoquer par l’ombre et la lumière ce qui ne peut être décrit, l’ineffable,les liens mystérieux qui tissent la trame même de l’univers et relient tout être et toute chose.

Ce que cherchait Leonardo à capter dans ses tableaux et peintures murales est si évanescent, si intangible, si insaisissable, l’essence même de l’esprit divin source de toute vie, la quintessence hermétique que rechercherons les alchimistes à l’instar de leur maîtres de l’Égypte antique, que sans relâche s’acharnant à fixer ce qui ne peut être décrit, cent fois il remettra son ouvrage en cause, et que bien des oeuvres resteront ainsi inachevés. En cela réside la fascination que ces images exercent, et explique qu’à travers les siècles artistes, poètes et philosophes ont été captivés et qu’il a inspiré des mots sublimes de la part des plus grands, tel Goethe, Suarès, André Chastel. Le philosophe belge Daniel Salvatore Schiffer analyse la vie et l’art du peintre et de son influence dans un livre publié en 2019 à l’occasion du 500eanniversaire de sa mort : Divin Vinci, Léonard de Vinci, L’Ange incarné,Erick Bonnier, 2019. S’il en saisit à travers les textes, de manière fragmentée, les aspects essentiels et novateurs, il n’en reste pas moins que l’auteur tire des conclusions pour le moins hâtives qui posent question. En effet attribuer au sfumato de da Vinci, une technique de glacis à l’huile jouant sur l’ombre et la lumière qui évoque une autre dimension, des liens avec l’Impressionnisme est pour le moins discutable sinon erroné. Matisse disait de Monet, le patriarche du mouvement : Monet n’est qu’un œil, mais quel œil !  Or si l’Impressionnisme visait à fixer le fugace, l’impression du moment dans la touche colorée, da Vinci cherchait l’ineffable, l’inexprimable, dans une toute autre dimension que l’effet optique du jeu de la lumière, car il y incorporait l’ombre, les ténèbres, l’aspect sombre du monde et de l’homme. L’un réside dans l’instantanéité, et annonce l’art de la photographie, l’autre s’inscrit dans le temps, la contemplation poétique et métaphysique, l’un est individuel, matériel et fragmenté, l’autre est spirituel, universel et participe du cosmos.

Il est toujours dangereux de voir le passé à travers l’optique du présent. Comparer et imposer des notions tel le Dandysme, issu du 19e, ou l’homosexualité qui participe de la nature humaine depuis tous temps, mais qui est devenue une identité au 20esiècle, sur un homme de la Renaissance dont la vie privée fut d’une grande discrétion, et qui est connue seulement à travers les chroniqueurs du temps, relève d’un manque d’honnêteté intellectuelle qu’eut réfuté Leonardo. On ne peut ainsi faire adhérer les faits à une théorie préconçue, le grand défaut et la fraude flagrante de Freud. Et c’est rabaisser le génie de Leonardo que de le comparer à Oscar Wilde, certes maître des mots et de la posture, ou Beau Brummell, cet officier bourgeois qui singeait les manières de l’aristocratie britannique, et finit ses jours dans la déchéance et la pénurie, comme Oscar Wilde, pour avoir insulté son bienfaiteur le Prince Régent. Non seulement aucun scandale n’est attaché au nom de da Vinci, mis à part une accusation de sodomie, non avérée, et l’acte lui-même doit être considéré dans l’esprit du temps, mais il finit sa vie dans les honneurs, avec l’admiration sans bornes de ses contemporains qui l’avait dénommé le divin Leonardo, génie créateur visionnaire et homme de cour accompli dont la beauté et la grâce étaient vantées, tel le concevait Baldassare Castiglione dansson traité sur les us et coutumes du temps à la cour des princcs : Il Cortegiano. C’est par son  élévation d’esprit, sa vision philosophique et métaphysique, qu’il parvenait a rendre en termes visuels dans une démarche totalement innovatrice, que le peintre philosophe, tel il se décrit lui-même, doit être évoqué et considéré, tout autant que ses principes et éthique de vie.

Illustration 9
L'Homme de Vitruve c. 1490

La dimension cosmologique est inhérente à l’art de da Vinci, l’homme en est le centre ainsi que Pico della Mirandola l’exprima dans son Discours de la dignité de l’homme en 1486. Leonardo concevait ses dessins anatomiques et l’Homme de Vitruve, inscrit dans un carré, symbole de la terre, qu’entoure un cercle, symbole du ciel, comme unecosmografia del minor mondo, cosmographie du microcosme. Il explique dans ses Notes :  L’homme a été appelé par les Anciens un microcosme, et ce nom lui convient en ce sens que l’homme est composé de terre, eau, air et feu…et le corps terrestre est de même.L’Homme de Vitruve, c. 1490, Galleria dell’Accademia, Venise

La dimension hermétique de l’œuvre de Leonardo explique aussi l’énigme du doigt levé vers le ciel du Saint Jean Baptiste, le précurseur du Christ. Il indique au spectateur l’origine du monde selon la Table d’Émeraude : Ce qui est en bas est aussi en haut, ainsi que l’existence de Dieu, unique et transcendant, créateur de toutes choses. Tout est en tout, le féminin comme le masculin, l’ombre et la lumière, le Bien comme le Mal, ainsi nous dit le sourire de l’initié qui a atteint à la Connaissance, à la Béatitude, qui est sérénité et paix de l’âme devant le mystère et la splendeur de l’univers dont il participe.
Saint Jean Baptiste, c. 1513-6, Musée du Louvre

Illustration 10
Saint Jean Baptiste, c. 1413-6


C’est aussi le sourire de la Joconde, qui est le portrait d’une âme éveillée plutôt que d’une matrone florentine. Le paysage derrière elle est celui de son âme, mystérieux, mystique, avec ses sommets et ses brumes bleutées, ses lacs qui les reflètent et ses sentiers en méandres, exprimant les mouvements du cœur et de l’esprit, tout autant que les aléas de la vie humaine. C’est le portrait sublimé d’une femme maîtresse de son corps et de son âme dans sa réserve distante, dont le calme et la grâce nous interpellent tout autant que l’intelligence contenue de son regard. C’est l’essence même des femmes supérieures qu’a connues Leonardo telle Cecilia Gallerani, la maîtresse de Ludovico Sforza, duc de Milan, qui posa pour le tableau de La Dame à l’hermine, tout en discutant philosophie, poésie, les arts et la musique avec le groupe d’intellectuels et d’artistes qui fréquentaient sa cour où elle tenait salon.  Il y eut aussi Isabella d’Este, marquise de Mantoue, célèbre pour sa beauté, son intelligence et ses talents, savante et humaniste, qui influença laCe sourire n’est pas unique à Leonardo, il vient du fond des temps. Il plane sur les lèvres des Kouroi archaïques grecs, sur celles de l’ange de Reims autant que du Bouddha. Il décrit la sérénité de l’être humain, devenu initié, éveillé dans son âme et dans ses sens, pleinement conscient d’être partie intégrante du grand mystère de l’univers, de participer à l’harmonie divine qui  gouverne tout être et toutes choses. politique et les arts, dont le magnifique dessin de son portrait jamais réalisé figure dans l’exposition, et sa sœur Béatrice, tout aussi belle eet accomplie, épouse du duc de Milan et rivale de Cecilia Gallerani. 
Dans une optique platonicienne, la Mona Lisa est l’évocation de l’alter ego de Leonardo da Vinci, son double féminin et la moitié de son âme, celle qu’il n’a sans doute jamais eu la félicité de rencontrer, mais qui a été sa Muse.

Illustration 11
Mona Lisa, c.1503-7
Illustration 12
Kouros grec archaïque, 6e siècle av. JC

Ce sourire n’est pas unique à Leonardo, il vient du fond des temps. Il plane sur les lèvres des Kouroi archaïques grecs, sur celles de l’ange de Reims autant que du Bouddha. Il décrit la sérénité de l’être humain, devenu initié, éveillé dans son âme et dans ses sens, pleinement conscient d’être partie intégrante du grand mystère de l’univers, de participer à l’harmonie divine qui  gouverne tout être et toutes choses. 

La position du lotus dans laquelle médite le Bouddha est pyramidale, la forme géométrique la plus stable qui soit, symbole d’éternité qui relie la terre et le ciel. La Joconde présente en composition la même forme, celle d’une pyramide en perspective, ainsi que le carton de Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant avec Saint Jean Baptiste à la National Gallery de Londres, c. 1499-1500, dans l’exposition, où Sainte Anne tournée vers la Vierge arbore le même mystérieux sourire de l’adepte éclairé.  La position du lotus dans laquelle médite le Bouddha est pyramidale, la forme géométrique la plus stable qui soit, symbole d’éternité qui relie la terre et le ciel. 

Illustration 13
L'ange au sourire de Reims, 13e siècle
Illustration 14
Bouddha de la région de Gandhara, Afghanistan, influence grecque


La géométrie a rejoint la science 
et la métaphysique. L’artiste, selon le maître, atteint à la stature divine en créant à l’instar de Dieu des images selon les lois d’ordre, de proportion et d’harmonie, qui sont à l’origine de la création du monde, et qui gouvernent les cycles de la vie et de la mort de toutes formes crées dans la nature. Les études de Leonardo sur l’anatomie, la lumière et la peinture furent  assemblées par son élève Francesco Melzi, et publiées en 1651 en France et en Italie sous le nom de Traité de la Peinture par Léonard de Vinci, illustré de gravures d’après les dessins de Nicolas Poussin, le grand peintre classique. En cinquante ans le traité fut réédité 62 fois, selon le critique d’art Daniel Arasse, Leonardo devint le précurseur de la pensée académique dans l’art français.

Illustration 15
Carton de Ste Anne, la Vierge, l'Enfant & St. Jean Baptiste, c. 1499-1500

De fait un tout autre hommage aurait pu être conçu à Paris dans le cadre de cette année da Vinci, qui au lieu de reprendre la forme rétrospective de celle de la National Gallery à Londres en 2011, qui comptait alors 9 des 15 tableaux connus du maître, aurait été une étude de l’influence du peintre italien sur l’art français, de Poussin à Cézanne, grand admirateur du premier, et Picasso, qui, s’inspirant du dernier disait à propos du Cubisme : Je ne peins pas ce que je vois, mais ce que je sais est là, d’Ingres à Delacroix, de Puvis de Chavannes à Gustave Moreau, et du dernier artiste platonicien, Trémois. C’eut été une célébration de l’œuvre du maître florentin plus marquante, plus originale et plus érudite, que cette exposition où les tableaux manquants sont remplacés par des images en réflectographie infrarouge, où le virtuel remplace le réel.

Mais le spectre de Dan Brown et des élucubrations du Da Vinci code, sont passé par là. Ainsi le déclare Martin Kemp, professeur de l’histoire de l’art à l’université d’Oxford, et auteur d’un volume sur Léonard de Vinci, dont il est l’un des experts reconnus mondialement, The Marvellous works of nature and Man, dans un article publié dans The Guardian du 22 mai 2006, après la diffusion du film. Il est devenu évident que le livre de Brown a perverti non seulement toute véracité quant à la personne de Léonard et de son œuvre, mais aussi celle de tout concept réel de l’histoire et de la fiction. Le pouvoir médiatique est tel que même les experts eux-mêmes en sont touchés, et l’on ressent à travers cet exposition le désir d’aplanir le génie visionnaire de Leonardo au niveau des masses afin de capitaliser sur la renommée fictive dont il jouit. Il y a aussi la volonté cachée de l’expurger, d’en éradiquer l’aspect philosophique hermétique, contraire aux crédos de la pensée française, qui depuis des siècles nie et déride le Néo-Platonisme.  Il a pourtant été à la source de tous les chef d’œuvres  littéraires et artistiques de la Renaissance, et influent jusqu’au début du 20esiècle, mais le pouvoir de l’Église et le pouvoir absolu de l’État sous Louis XIV, le firent se réfugier dans des cercles d’élite, qui devinrent progressivement ésotériques sous l’influence de philosophes tels  Pascal et Voltaire qui se firent les critiques féroces de Pico della Mirandola.

 La violence de la face sombre de la Révolution Française au 18esiècle, qui dans l’hystérie collective et criminelle de la Terreur attaqua et détruisit toutes choses sacrées sous le faux prétexte des Lumières,a aussi engendré dans la psyché nationale le désir de rabaisser, de profaner, de détruire par la dérision, ce qui ne peut l’être par la violence elle-même. L’action corrosive de ce viol de l’intimité de l’âme individuelle ou collective, qui s’exerce en toute impunité sous le prétexte de ce qui  est dénommé de manière perverse,  faire de l’esprit, rabaisse etdésacralise tout ce qu’il touche. Ainsi le fit Marcel Duchamp au 20esiècle avec la Mona Lisa. Il en avait ressenti le pouvoir et la séduction, et deviné son énigme, puisque en 1919 il l’affubla sur une gravure populaire d’une paire de moustaches et d’un titre aux lettres déshonorantes : LHOOQ.

Illustration 16
Mona Lisa, LHOOQ, Marcel Duchamp, 1919

Paradoxalement le fait que cette  image néo-platonique conçue par l’élévation de l’âme et l’érudition de l’esprit d’un initié de la Renaissance italienne, formé à la cour des Medici il y a quatre siècles, exerce encore un tel pouvoir d’attraction sur les foules, qui le plus souvent lui tournent le dos pour en faire un selfie, qu’elle soit galvaudée et se retrouve sur des sacs à provisions ou des mugs à café, prouve l’irrésistible pouvoir de l’esprit hermétique et des forces qui l’animent, malgré tout effort pour le nier et le faire disparaître. On peut tenir d’interminables discours, écrire d’innombrables pamphlets, le syncrétisme de laPrisca Theologia a résisté et résiste encore, car il répond à une aspiration éternelle de l’homme, et cela aussi au 21esiècle, au-delà de ce que le monde médiatique voudrait faire entendre. Il est gage de liberté et non assujetti à la société de consommation qui corrompt tout ce qu’elle touche et dégrade l’être humain. Pico della Mirandola l’exprime dans son Discours,  la dignité de l’homme, et donc sa liberté, émane et réside dans une volonté de vérité, au centre duquel l’homme par le vouloir que Dieu lui a conféré peut devenir le créateur de lui-même, le Surhomme de  Nietzsche dépeint par Trémois, écho de l’axiome du Matin des Magiciens : L’homme est infini.

Cette exposition de da Vinci qui écrivait : Dessiner c’est connaître,au Louvre en même temps que Soulages dont l’art, qui est encensé et consacré dans un musée, est un trou noir de nihilisme dans l’abstraction, reflet d’une société sans repères intellectuels, sociaux ou moraux, est une occasion manquée pour la France de célébrer le véritable génie national en même temps que celui du maître italien, dans la continuité d’une tradition qui perdure malgré les efforts faits par certains de la nier et de la détruire. C’est Pierre-Yves Trémois, selon Matthieu, le seul artiste vivant qui nous réconcilie avec la Beauté au sens platonicien, qui dans sa vision humaniste et savante, dans son talent protéiforme, aurait dû être exposé au Louvre, et son art présenté et étudié en relation avec Leonardo. La France et les Français en eussent été éclairés et élevés.

MONIQUE RICCARDI-CUBITT

Bois-le-Roi, le 2 mars 2020

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