C’était le 15 août à Londres, Ferragosto, la fête de l’Assomption de la Vierge, celle de la Déesse Mère, du pouvoir d’amour féminin exalté, un jour de fête inconnu de la culture anglicane britannique. Nous attendions la visite d’un ami français, accompagné d’un ami diplomate italien et de sa famille, en poste à Paris. Mon mari, sujet à des crises maniaco-dépressives chroniques, émergeait chancelant d’une autre période de dépression, ces black dogs, jours noirs, dont parlait Winston Churchill, qui souffrait lui aussi de ce mal. Je m’apprêtais à aller au spa, avant de faire des courses pour nos invités. J’embrassais mon mari qui demeurait sur le pas de la porte à me regarder m’éloigner au volant de notre voiture garée en face, quand je vis arriver sur une moto un coursier de noir vêtu, casque inclus. Il monta les marches du perron pour lui parler. Ce fut la dernière image de mon mari que je conserverai. Et alors que je démarrai, une pensée me traversa l’esprit : L’ange de la mort ! Cet accoutrement est vraiment sinistre !
Deux heures plus tard, je découvris mon mari dans un bain de sang, assis dans la pièce qui nous servait à tous deux de cabinet de travail. La maison était étrangement déserte et silencieuse…Jamais je ne saurai ce qu’était venu faire ce coursier, ni ce qu’il lui avait remis. Le suicide était évident après une si longue histoire de dépression, qui remontait à bien avant notre rencontre. Sa maladie avait été la cause de l’annulation de son premier mariage par le Vatican, une démarche essentielle pour un Chevalier de Malte en cas de divorce. Pour Scotland Yard, que j’alertai, aucune autre éventualité n’était concevable, et l’enquête du coroner fut résumée en quelques minutes, le dossier médical de l’hôpital de Westminster ayant étrangement disparu…
Il n’est pas nécessaire d’appuyer sur la gâchette pour tuer un homme. On peut le soumettre à ce que Dostoïevski a décrit, et que Maria Montessori, la pédagogue, a nommé Cet insolent viol de l’âme. Mon mari de nature aimante et sensible, comme moi l’aîné de cinq enfants, avait été brutalisé psychologiquement par une mère frivole, froide et égoïste, et un père sadique, un terrain de choix pour les manipulations futures des Services Secrets. J’avais subi le même sort aux mains cruelles de ma mère, que la faiblesse et l’inertie de mon père encourageaient. Mais l’amour de ma grand-mère paternelle, et après sa mort, celle d’une amie artiste juive allemande qui me donna une seconde famille, m’avaient sauvée du désespoir des mal-aimés en m’apportant protection.
Lorsque je rencontrai mon mari, qui avait l’âge de mon père, j’avais vu dans le regard bleu de cet homme du monde séduisant et athlétique, qui ressemblait à John Kennedy, la douleur d’un petit garçon en pleurs. Mon cœur s’ouvrit, et j’abandonnai en un instant la relation que j’entretenais alors avec un grand avocat londonien qui devait devenir le plus jeune des Queen’s Counsels, Avocat de la Couronne, et être anobli pour services rendus à l’État sous le gouvernement Thatcher. Je l’avais rencontré chez des amis communs, dont la maison offerte par le roi Edouard VII à sa maîtresse Lily Langtry dans la vallée verdoyante du Test, dans le Berkshire, m’accueillait pendant les vacances et fins de semaines. J’enseignais alors le français et perfectionnais la langue anglaise dans un couvent du Sussex, à Mayfield. La famille de mon hôtesse avait vécu à Beyrouth durant un temps.Ce fut elle qui fut l’instrument du destin lorsqu’elle offrit à leur ami avocat une copie du livre du poète libanais Khalil Gibran, The Prophet, Le Prophète. Si nous partagions le goût du théâtre et de la musique, la poésie laissait l’avocat indifférent. Il me donna ce livre, qui devint, ainsi que mes études de l’Ancienne Égypte à l’École du Louvre, l’étincelle qui fit jaillir l’amour entre mon mari et moi. Le Moyen-Orient me fascinait depuis l’enfance, quand la lecture de la Jérusalem délivrée du Tasse, dans un ancien volume illustré de gravures, qui avait appartenu à mon grand-père, m’avait ouvert les portes d’un monde enchanté et merveilleux.
Après mon séjour en Angleterre, j’avais commencé des études d’histoire de l’art à l’École du Louvre, que je finançais en travaillant comme réceptionniste bilingue à la banque américaine Morgan Guaranty Trust. Je sus que j’avais rencontré une âme sœur lorsque le destin me guida vers cet Anglais arabisant qui, tel un Lawrence d’Arabie, maîtrisait aussi bien la langue arabe classique que les divers dialectes. Il avait vécu à Jérusalem, au Caire et à Beyrouth, et connaissait intimement le Proche et le Moyen-Orient. Le dialogue initié ce soir-là dura toute notre vie commune. Linguiste distingué en français, en italien, tout autant qu’en arabe, il pouvait aussi converser en allemand et en espagnol. Élevés tous deux dans la tradition monastique - son grand-père converti au catholicisme par le Cardinal Newman à Oxford avait épousé une aristocrate d’une ancienne lignée italienne proche de la maison royale de Savoie – nous avions la même foi, le même mysticisme, le même penchant pour l’ésotérisme, que suscitait notre amour pour l’Orient. La poésie – le soir de notre rencontre il m’offrit le volume de ses poèmes, et un Coran miniature – la littérature européenne, l’histoire, les religions comparées, la philosophie, ainsi que l’amour de la nature, de l’hospitalité, des fêtes et de la danse, et surtout le même sens de l’humour et de fine ironie, nous unissaient en symbiose. Dénués d’amour dans nos familles, nous étions deux enfants émerveillés de la grâce qui leur était donnée. Et nous sommes entrés sur un chemin de vie, main dans la main, riches de notre amour mutuel, riches de cet enthousiasme et de cet émerveillement devant la vie, que nous partagions, et qui est la jeunesse véritable du cœur et de l’esprit.
La différence d’âge ne m’importait pas, sa prestance naturelle de grand sportif le rendait plus jeune d’apparence, et je ne découvris son âge réel que le jour de notre mariage. Je recherchais à l’aube de ma vie la connaissance tout autant que l’amour, et tous mes amis proches étaient plus âgés que moi. Des figures féminines jalonnaient mon chemin, mères spirituelles et initiatrices. J’avais besoin d’un père qui me fasse connaître le monde. Il devint mon mentor et m’ouvrit les portes de son monde, un monde réglé par les rites et les conventions d’un autre siècle. Ma jeunesse ardente et passionnée, mon éducation française, ainsi que ma nature artistique et extatique, durent se plier au dur carcan des conventions sociales et mondaines d’un monde qui m’était étranger. Je le fis avec l’enthousiasme de la découverte, avec tout l’amour que je lui portais, avec le désir de lui plaire et de lui faire honneur, puis l’expérience grandissant, avec un sens du devoir, et éventuellement de maîtrise et de contrôle, quand sa maladie m’obligea à assumer non seulement les rôles d’amie, d’amante, d’épouse, mais aussi celui de mère.
Dès le début de notre relation, je partageais son travail, ma présence et mon soutien étaient essentiels à son équilibre, tout autant qu’à son bonheur. Le mariage n’est concevable pour moi qu’entre égaux, en partenariat au service d’une cause commune. Aussi quand le cancer de sa mère veuve réveilla les anciens démons, et que la maladie le frappa de nouveau, je pris automatiquement les rênes de notre vie en main. À moins de trente ans, je me retrouvai dans un pays étranger à gérer deux grands malades, les affaires de mon mari, et étant l’épouse du chef de famille, celles de sa mère, dont les avocats étaient ceux de la Reine d’Angleterre.
La période idyllique de notre mariage, qui avait duré cinq ans, était terminée. Un autre cycle s’annonçait, rythmé par les rechutes, les séjours à l’hôpital psychiatrique, les convalescences, nécessaires autant pour moi que pour lui. Ce cycle ne finirait qu’avec l’inévitable dénouement dont les médecins m’avaient avertie. Je compris que je devais prendre à nouveau ma vie en main. Mon mari m’ayant refusé l’enfant que je désirai durant notre temps de bonheur, je repris sérieusement mes études d’histoire de l’art que j’avais poursuivies durant mes moments de loisir, en vue d’en faire carrière. J’appris à vivre des vies parallèles. Notre couple fonctionnait par périodes. Le bonheur, qui nous avait si étroitement unis, était le talisman qui continuait à opérer sa magie durant les périodes d’accalmie. Nous redevenions alors ces enfants émerveillés du premier instant. Dans les périodes sombres, je prenais contrôle de notre vie, protégeant l’homme aimé du regard inquisiteur et malveillant du monde, et de celui de sa famille qui se servait de sa maladie pour le manipuler. Je me dressais contre leurs machinations machiavéliques, et ils cherchèrent alors à m’éliminer. Tel un acteur sur une scène, j’assumais au jour le jour, d’heure en heure, ces divers rôles, auxquels vint s’ajouter celui de l’historienne d’art et de la conférencière, qui éventuellement me permit d’assumer le soutien financier de notre couple. Abandonnant l’ambition de poursuivre plus avant mes études au Warburg Institute, auxquelles me destinait mon professeur, je reçus une commande pour écrire un livre en anglais sur la France, je recommençais à enseigner, et je devins peu après la directrice d’un cours chez Sotheby’s.
Malgré la fatigue, la solitude, le désespoir, le chronique manque d’argent, malgré son comportement irrationnel envers moi durant les crises, jamais je ne pus me résoudre à abandonner cet homme dont la douleur me déchirait. Je savais que si je fuyais, comme j’en ai eu tant de fois envie, je fuirais pour le reste de ma vie les devoirs et les responsabilités de mon destin. On n’abandonne pas un compagnon d’armes sur le champ de bataille. Seule et désemparée devant sa première dépression après que sa famille avait refusé tout soutien, j’avais prié Dieu de m’apporter secours. La réponse me fut donnée dans un rêve, ainsi qu’il m’est coutumier. Je revins à une vie antérieure avec cet homme, maintenant mon mari, qui expliquait notre lien présent si douloureux. Et une voix me dit : You must go on loving. Tu dois continuer à aimer.
Je le fis jusqu’à la fin. Et en ce fatal jour de l’Assomption quand j’entrevis son corps assis sur le canapé derrière la porte de notre cabinet de travail, quand je compris que l’horreur que je redoutais depuis tant d’années était accomplie, je n’entrai pas dans la pièce, la vue m’aurait frappée de folie. Je m’assis sur les marches du perron, attendant Scotland Yard que j’avais appelé du salon. J’y demeurais glacée et pétrifiée malgré la chaleur du mois d’août, avec la seule certitude au coeur que son geste avait été un acte d’amour. En officier, en gentleman, il était mort avec honneur et dignité, comme il lui était seulement possible de le faire. Lui, diminué par la maladie, me libérait vers une autre vie, et m’apportait par sa mort, en esprit, la protection qu’il ne pouvait plus me donner dans la vie même. Je continuais à l’aimer. Malgré le choc, la douleur, l’immense déchirement, la solitude, malgré toutes les difficultés à affronter dans les jours, les semaines, les mois, les années à venir, malgré tout cela je continuerai toujours à aimer.
La loyauté à l’homme aimé dans cet amour indestructible, est demeurée ma force, et l’étoile qui me guide sur mon chemin. En demeurant fidèle à cet amour je suis restée fidèle à moi-même et à mes idéaux, et telle une fille bien-aimée, j’ai aussi repris le flambeau de ses idéaux à lui, porteuse de son héritage spirituel. Les pressions diverses et multiples s’accumulèrent dès l’annonce de sa mort. Des amis, des relations, des collègues, se précipitèrent afin d’offrir leur soutien. Certains étaient sincères, d’autres plus intéressés, comme je devais le découvrir. Je devins le centre d’une attention, dont m’empêchaient d’être pleinement consciente le chagrin du deuil, les nécessités pressantes, les formalités, la bataille incessante contre sa famille vénale, prédatrice et malveillante. Si je pressentais autour de moi de sourdes menaces et manigances, les circonstances de ma vie ne me donnaient pas le loisir de les examiner. Depuis des années avec la maladie de mon mari, j’avais appris à conjurer les coups du sort un à un, de jour en jour, sans me poser plus de questions. Tel Sisyphe, je me voyais poussant vers le sommet de la montagne un lourd fardeau qui sans cesse retombait. Mais je ne quittais jamais le sommet des yeux. Et ainsi passa le temps de régler les affaires de mon mari, de retrouver un équilibre intérieur, de créer dans mon travail avec mon propre institut un réseau d’intégrité et d’excellence. Et vint le temps de prendre une nouvelle direction. Les hommes étaient là, pressants, m’offrant divers chemins de vie, et une sécurité qui n’aurait été qu’illusoire. Je choisis l’écriture après un voyage aux sources de moi-même en Inde. Deux ans passèrent en étude et rédaction d’un ouvrage de référence sur l’ébénisterie, alors que je préparais discrètement mon départ de Londres. Je négociais le bail de la maison construite par l’ancêtre de mon mari, Thomas Cubitt, le célèbre architecte ami de la reine Victoria et du prince Albert. C’était là où j’avais rencontré mon mari, là où j’avais connu bonheur et tragédie. Les dettes remboursées, les dernières factures réglées, alors que faisant le deuil de ma vie londonienne, je m’apprêtais à prendre un nouveau chemin, le ciel s’écroula sur ma tête.
Toutes les intrigues tissées dans l’ombre et suscitées par l’envie, la jalousie et la convoitise, allièrent leur pouvoir et leur malveillance. Mon désir légitime d’avancer vers une autre vie, le choix que j’avais fait d’assumer avec honneur le passé, le succès qui me vint dans la publication de mon livre, tout cela déclencha un véritable torrent d’attaques, de duplicité, de mensonges et de trahison. J’en découvris toute l’ampleur une fois à Rome. Ma belle-famille faisait courir des rumeurs sur des bijoux de famille que j’avais dû vendre pour payer les obsèques de mon mari. Afin de réduire les dépenses, et en un geste ultime de rejet, la tante matriarche, qui le détestait, avait refusé l’ouverture du tombeau familial, et avait fait disperser ses cendres après une incinération, contre son vœu et malgré mon horreur et mes protestations. Deux mois plus tard, contre leur volonté, j’organisais une messe de commémoration en sa mémoire dans l’église où il avait été baptisé, et où nous nous étions mariés. Parallèlement des collègues de chez Sotheby’s, jaloux de mon ascension météorique dans le monde de l’art, s’étaient rendu chez Thames & Hudson, mon éditeur, afin de ternir ma réputation par des ragots diffamatoires. La célèbre maison d’édition ne m’apporta aucun soutien. Me laissant dans l’ignorance, alors que tout Londres en parlait, ils me livrèrent désarmée à la hargne de mes ennemis. À mon insu, l’influence obscure des Services Secrets avait déjà investi ma vie, et je devenais un pion dans un jeu dont j’ignorais tout de l’existence. Personne n’eut la générosité de cœur de m’avertir des dangers qui m’entouraient. Ceux qui se disaient mes best friends, mes meilleurs amis, jouèrent un jeu sadique et hypocrite. Seule la femme de l’ambassadeur d’Allemagne, Crista von Richthofen, voulut me défendre. Elle avait suivi mes cours sur le mobilier français au musée Victoria & Albert. Avant de quitter Londres, elle m’invita à leur déjeuner d’adieu et demanda à son mari de me rendre un hommage public devant le Chef du Protocole au Foreign Office, et une assemblée d’ambassadeurs. Je ne compris pas le sens de son geste. Car pour l’heure épuisée par des années de travail acharné, d’angoisse, de chocs répétés, de bataille incessante contre la vénalité et la haine de ma belle-famille, je ne pouvais faire front. Toute mon énergie et mon attention étaient dédiées à la survie. J’essayais de me ressourcer, de regagner ma santé physique et psychique au soleil de l’Italie, dont le climat et les habitants m’ont toujours été cléments. Sur le plan artistique et philosophique, je voulais revenir aux sources classiques de la civilisation européenne, et explorer la nature du pouvoir, quel qu’il soit, ce que les circonstances ne m’avaient pas permis de faire dans mon mariage.
Quelque temps avant la mort de mon mari, un lointain cousin italien nous avait contactés, et nous lui avions rendu visite, ainsi qu’à sa femme, dans leur propriété du Veneto et à Porto Ercole. Après sa mort, ils m’avaient tous deux apporté soutien, et une de leurs amies, une aristocrate milanaise, et sa famille, m’étaient devenus proches. Depuis je passais avec eux mes vacances d’été dans leur villa de Capalbio. L’ascendance italienne de la famille de mon mari était un sujet tabou. Son père avait renié ses origines - il était né à Florence - en renonçant à son titre et à son patronyme durant la Seconde Guerre Mondiale après l’alliance entre Hitler et Mussolini. La religion catholique apportait déjà à la famille le stigmate de papiste, mais le statut d’ennemi conféré par la nationalité italienne était un ostracisme social qu’ils ne réussirent jamais vraiment à surmonter, malgré leur rang et leur position alors à la cour de St. James’s. Mon mari, proche de ses grands parents, était le seul de la famille à parler italien. Son père étant décédé, il avait repris le titre et le patronyme qui étaient son héritage légitime quelques mois après notre mariage, au grand dam du reste de la famille. La stabilité que lui apportaient notre amour et notre mariage lui avait donné la force d’assumer pleinement sa double origine, source de tant de renoncement, de souffrance et d’humiliation.
Quand mon mari quitta le monastère bénédictin d’Ampleforth dans le Yorkshire, où il était éduqué, pour devenir le plus jeune officier dans l’armée britannique pendant plusieurs mois, servant dans les rangs du prestigieux régiment de la Riffle Brigade, il fut nommé capitaine, et immédiatement enrôlé dans les services de l’Intelligence Militaire pour ses dons de linguiste et son patrimoine italien. Après avoir servi dans le désert d’Égypte, puis en Grèce, il passa deux ans emprisonné au camp de Brunswick, avant d’être libéré par l’armée américaine. Il rentra alors malade et décharné en Angleterre pour découvrir que son père avait non seulement renié ses origines, mais aussi vendu l’héritage familial qui lui revenait de droit d’aînesse, dont deux propriétés, l’une dans le Kent, et l’autre située sur la Riviera italienne à Bordighera. À l’image de l’Europe dévastée par la guerre dans laquelle il avait combattu, sa propre vie était en ruine. Il ne s’en remit jamais. Il devint aide de camp de Sir Desmond Morton au Caire, et passa un an à Jérusalem au Middle Centre for Arabic Studies MECAS, une école destinée aux officiers et futurs diplomates britanniques arabisants. MECAS fut créée en 1944 par Sir Bertram Thomas, qui devint son mentor. Surnommée The spy school, L’école des espions, ellese transféra à Beyrouth, puis après les événements au Liban, dans le Surrey en Angleterre. Mon mari resta dans les services de MI6 après être chargé des Relations Publiques pour la compagnie pétrolière Irak Petroleum Company, IPC, qui devint éventuellement BP. Il travailla pour IPC à Londres, Rome et Beyrouth, avant de céder aux pressions familiales, qui le menèrent à démissionner quand il fut muté à Kirkuk, et voulut épouser une Libanaise. Le Moyen-Orient était devenu sa véritable patrie spirituelle, sa démission et son départ du Liban furent le début de son déclin. Il abandonna son rêve d’être un pont entre l’Est et l’Ouest, pour un retour à une vie en Angleterre qui ne fut que déboires, malheurs et désillusions.
Lorsque je le rencontrai à Londres, c’était un homme affligé et solitaire, méprisé et ostracisé depuis son divorce par sa famille, et certains membres de son milieu. Il était déchiré par tant de pertes passées, hanté par la conscience d’avoir failli à son destin d’arabisant, par un divorce acrimonieux rendu doublement douloureux par la trahison de sa propre famille qui avait soutenu sa femme, une riche héritière anglaise pressée de se marier, sans rien de commun avec lui, mis à part son milieu social. Elle était devenue vindicative et avait écrit des lettres viles et dénonciatrices à tous ses amis et clubs londoniens. Sa soif de vengeance ne se tarit jamais. Elle poursuivit sa vendetta haineuse contre lui bien après leurs seconds mariages respectifs, et éventuellement contre moi. L’amour inconditionnel que j’apportais à cet homme blessé le protégeait, et lui redonnait sa fierté et sa joie de vivre. Il le guérit momentanément de la dépression qui, une fois de plus, le menaçait. Tu as reposé mon cœur, me dit-il en français. Avec moi il trouva le bonheur et la stabilité qu’il avait toujours recherchés. Et je le taquinais en lui disant : Ta famille s’est opposée à ton mariage avec une Libanaise, tu as fait pire, tu as épousé une Française ! Il voulut prendre un nouveau départ, et je le ramenai avec son travail vers le Moyen-Orient.
De son appartenance à MI6 il ne parlait jamais, et j’avais trop à apprendre, à faire, et éventuellement à assumer, pour en percevoir les signes. Il est bien certain qu’il ne me confiait pas tout de ses actions et de son lourd passé. Mais jamais je ne vis aucune rémunération venir de cette source. Et, à mes yeux, sa longue histoire de dépression et d’internement psychiatrique était preuve suffisante de son incapacité à jouer un rôle actif dans l’Intelligence. Aussi ce fut avec choc et stupéfaction que je réalisai, une fois arrivée à Rome, que les Services Secrets britanniques avaient envahi l’ensemble de ma vie et œuvré contre moi, à Londres, et maintenant en Italie, répandant rumeurs et désinformation sur mon compte. Je ne pouvais croire à une opération d’une telle envergure déployée de façon aussi systématique et coordonnée contre moi. J’en ressentais toute la violence comme le viol de mon intimité. Je chancelais sous l’impact d’une telle haine visant à détruire ma réputation personnelle et professionnelle. Et je m’interrogeais sur la raison de cette attaque. Pourquoi étais-je si importante aux yeux de certains ? Quelle menace représentais-je donc pour que l’on veuille ainsi m’intimider et me détruire ? Tous les aspects de ma vie avaient été touchés et contaminés. Un insidieux poison avait été répandu visant à me déstabiliser, à me neutraliser par la calomnie, la diffamation, la menace et la peur. Un vide se fit autour de moi, mon monde s’écroulait et je n’avais aucun moyen de me protéger, ni de connaître la raison de ce cataclysme. Les cousins et les amis italiens, informés, se détournèrent de moi. J’avais voulu recommencer une nouvelle vie, je me retrouvais seule, sans appui, sans soutien.
Je connus la peur, le désarroi, la panique, puis la colère prit le dessus. Elle devint mon moteur pendant plusieurs années alors que je ne savais plus à qui faire confiance. Le désespoir et la rage au cœur, je me forçais alors à affronter systématiquement les personnes qui se disaient amies, afin de découvrir l’ampleur de leur trahison. Par souci de justice, je donne toujours aux coupables d’offenses envers moi trois chances de se racheter. À l’occasion du mariage de ma nièce, je revins vers mon beau-frère, qui, pour couronner le tout, en profita pour essayer de me violer. J’étais effondrée et passais la nuit en larmes, après avoir barricadé la porte de ma chambre à coucher avec une lourde commode. Le pire était que la campagne de diffamation avait si bien réussi, que je peinais à gagner de l’argent par mon travail. Dans tout ce que j’entreprenais, une influence occulte se faisait sentir et le faisait péricliter. Elle se manifesta de Londres à Rome, à Beyrouth, elle me poursuivit jusqu’en France… Mais je m’accrochais avec opiniâtreté à cet amour qui avait été le nôtre, à cette intégrité de sentiments que nous avions vécue. Je chérissais la mémoire des jours heureux, j’y puisais la force de poursuivre mon chemin. Je ne laissais ni la colère, ni la haine, détruire ce qui était mon bien le plus précieux. Je ressentais la présence d’êtres aimés autour de moi, me protégeant, me guidant. Dieu m’avait envoyé tant d’épreuves, et avait fait le vide autour de moi après le suicide de mon mari. De mois en mois, des amis chers et d’anciens professeurs avaient disparus. En compagnie de mon mari, de ma grand-mère, de mon amie allemande morte d’un cancer foudroyant un mois après mon mari, tous en esprit m’accompagnaient sur ma Via Dolorosa. Un matin à Londres, avant mon départ pour Rome, je m’étais réveillée en larmes, une sourde douleur dans la poitrine, m’entendant prononcer les mots : My heart is broken, Mon cœur est brisé. Malgré tout mon enthousiasme et tout mon amour de la vie, je voulais mourir et rejoindre les êtres aimés maintenant disparus. Sans leur amour, et sans leur présence, ma vie me semblait sans but, vide, terne et médiocre.
Je dus donc lutter contre cet immense sentiment de perte, ce chagrin incommensurable, alors que l’on m’agressait et m’attaquait de toutes parts. Petit à petit, je me détachais du monde, bien que donnant le change, je sortais dans les soirées culturelles et diplomatiques à Rome, élégante et animée. Je m’accrochais à mon travail, ma recherche sur Mario Praz, un linguiste anglophile, auteur et collectionneur romain, m’avait ouvert les portes de la Ville Éternelle. Mais je prenais une distance nouvelle avec tous, ne baissant plus la garde. Car si je sortais platoniquement avec de nombreux hommes, je ne laissais plus aucun d’eux m’approcher après la malheureuse aventure avec un diplomate italien manipulateur et sadique, qui m’avait révélé l’ampleur de l’action néfaste des Services Secrets britanniques. Je ne pouvais plus faire confiance à quiconque, ni ouvrir mon cœur en toute liberté. Je vivais dans un monde parallèle, communicant avec les autres sans ne rien livrer. C’était un tour de force à répéter chaque matin. La précarité de mes circonstances, après la colère, était l’aiguillon qui me propulsait de l’avant et me tenait en vie. Je n’abandonnerai pas, je ne me soumettrai pas à ces circonstances avilissantes, je ne donnerai pas à mes ennemis le plaisir de me réduire à la médiocrité, et de me détruire. Je continuerai à aimer, non comme eux à haïr, et j’avancerai sur mon chemin.
Depuis l’enfance j’avais en moi le sens d’un destin, d’une mission particulière à accomplir. J’en avais parlé à mon mari, qui lui aussi un idéaliste, l’avait compris, et ce fut la raison essentielle pour laquelle j’avais accepté de l’épouser. Un pacte existait entre nous, nous devions nous aider et nous soutenir mutuellement. Il m’avait dit avant sa mort : I know the kind of woman you are going to be. You have something I don’t have. You will do great things. Je sais quel genre de femme tu vas devenir. Tu as en toi quelque chose que je n’ai pas. Tu vas faire de grandes choses. Le sens de cette mission au service de l’humanité m’a tenue en vie alors que ma vie n’était plus que ruines. Je la recherchais avec angoisse pendant des années. Cette quête intérieure, qui devint un cheminement de vie, fut mon salut. Par cette démarche, j’accomplissais mon destin de poète et d’artiste. Elle me mena en d’étranges contrées, me conduisit dans des impasses inattendues, me fit frôler des précipices vertigineux, mais la tension intérieure qu’elle exerça fut le fil d’Ariane qui me guida dans le labyrinthe qui est cette vie sur terre, faite d’illusions. En poursuivant cette quête, je traversai le miroir et accédai à la Connaissance, vers laquelle m’avait guidé l’Amour. Un amour que je concevais maintenant comme un en multiplicité toujours le même mais multiforme, qu’il soit Agape, Caritas, Amor, Eros ou Anteros, ce jumeau oublié du petit dieu de l’amour grec. Ce double sublimé de l’amour, souffle de l’inspiration et de la création artistique, lyrique et poétique, devint mon compagnon de route. Ainsi je vivais encore le meilleur de notre amour, purifié, anobli, il devint poésie.
Ce fut de nouveau le Moyen-Orient qui fut le catalyseur. La guerre de l’Irak menaçait, Tony Blair tenait des discours inflammatoires et mensongers au Parlement à Londres, incitant le pays aux armes. Je séjournais alors à Londres dans un couvent, et un soir sur l’écran de télévision apparut un homme. Du haut de la tribune des Nations Unies, il galvanisa toute la salle. Le feu de ses paroles, leur intelligence et leur justesse, la conviction de l’homme et son charisme, s’imposèrent à moi. Je retrouvais en ses mots, et en leur évidente autorité, le rêve et l’idéal de mon mari. J’écrivis une lettre au Président Chirac pour lui dire que j’étais fière d’être Française. Et je fis mon premier geste politique en me joignant à Hyde Park aux milliers d’autres manifestants venus s’opposer à cette guerre indigne. Sur le podium, en compagnie de George Galloway et de Tariq Ali, Ben Bella s’écria : Vive Chirac, vive la France ! La politique française m’était inconnue, je découvrais Dominique de Villepin en homme d’État, et après une recherche à l’Institut Français, en poète. Depuis des années je cherchais à faire le récit de ma vie afin d’en extraire la connaissance. Avant mon arrivée à Rome, j’avais commencé un manuscrit en anglais à Florence. Après plusieurs années, je n’arrivais toujours pas à franchir le cap de la première rencontre avec mon mari. Je le laissais de côté, et poursuivis d’autres travaux d’étude et de recherche. Je lisais comme toujours voracement, me laissant guider par mon intuition vers des contrées et rivages inconnus ou inexplorés. Il en fut ainsi de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Car si j’avais étudié Henri Bergson et sa conception du temps en cours de philosophie, je n’avais abordé la lecture de Proust que plus tard, et l’avais abandonnée, songeant qu’il n’était pas encore temps pour moi. Je le lisais maintenant avec avidité, retrouvant en lui un reflet de moi-même, de ma sensibilité exacerbée, de mon héritage français. C’est alors que la lecture de L’Éloge des Voleurs de Feu de Dominique de Villepin m’apporta un moment de grâce, et exerça sur moi la catharsis que je recherchais sans le savoir. Pendant plus de quatre semaines, jour et nuit, les mots coulèrent hors de moi comme un torrent impétueux trop longtemps endigué. En anglais, en français, ils s’inscrivaient sur la page, sans ponctuation, mus par une force et une énergie daïmoniques. J’écrivais en transe, possédée par ce feu créateur qu’il avait si bien compris et décrit. Je lui dédiai un poème Le Poète que je lui envoyais, lui demandant de signer ma copie des Voleurs de Feu. De retour à Paris, je devins l’une des premiers adhérents au Club Villepin, et militais durant les élections présidentielles de 2012 dans les rangs de son mouvement politique République Solidaire.
J’avais su qu’il me fallait revenir à mes sources et retourner vers la France à un certain moment. Quand mon mari avait hérité à la mort de sa mère, je lui avais demandé d’acheter une maison dans mon pays natal, où nous pourrions passer nos vacances. Il avait refusé, préférant conserver le rythme saisonnier des loisirs aristocrates anglais, celui de la chasse en hiver, de la pêche à la truite et au saumon en été.Il investit alors cet argent avec des escrocs au Moyen-Orient qui profitèrent de sa vulnérabilité durant une période dépressive, et il perdit tout cet héritage. Mon rêve d’une maison en France s’était évaporé. Et je ne pouvais compter sur ma famille. Ma mère, qui n’avait maudite à ma majorité quand j’avais secoué le joug destructeur de son pouvoir maléfique, et pris ma vie en main, avait œuvré sur mes jeunes frères et sœurs que j’avais soutenu et aimé dans leur enfance, leur instillant le poison de la jalousie et de la haine. Je leur avais rendu visite à plusieurs reprises en compagnie de mon mari, mais aucun lien ne pouvait être établi, ou renforcé, dans de telles conditions. Par trois fois, alors veuve, harcelée et accablée de pressions engendrées par les Services Secrets britanniques, j’étais retournée vers eux, leur demandant soutien et protection. Au troisième refus et humiliation, je décidais de ne plus accepter cet outrage, et rompis tous liens avec tous, dans une lettre écrite dans les larmes et le sang.
J’étais donc seule, et je devais repartir de zéro dans un pays que je ne connaissais plus. Il me fallut accepter l’inévitable. Après avoir été sans toit pendant deux nuits durant un week-end, que je passais à errer dans Paris avant de trouver refuge aux urgences de l’hôpital Pompidou sur le conseil du commissaire du 7ème arrondissement, je sus que je devais demander de l’aide au Services Sociaux. L’appartement que m’avait laissé un collègue rencontré au Warburg Institute à Londres ne pouvait plus m’accueillir, je n’arrivais pas à trouver du travail, je devais trouver soutien et appui. La perspective de contacter certaines personnes n’entrait pas en jeu, je n’avais ni le désir d’abdiquer en acceptant des conditions indignes, ni de devoir expliquer une situation qu’il m’était encore difficile de comprendre moi-même, et qui n’aurait jamais dû advenir en premier lieu. Je serrai les dents, et remis mon sort à la Main de Dieu. Je fis confiance en mon destin, comme j’avais dû le faire tant de fois auparavant. Il se manifesta sous la forme d’une assistante sociale antillaise à la Mairie du 7ème arrondissement, qui prenant mon dossier en main, me réintégra dans le système français, m’obtenant aides et soutiens. Par son intermédiaire, une association m’offrit un travail de garde-malade, que j’acceptai avec gratitude malgré le lourd fardeau physique et psychologique. L’argent gagné me permit de louer un appartement, à un coût prohibitif, chez un bailleur, qui se révéla être sanctionné par la Préfecture de Police pour proxénétisme ! Dans la même rue du 7ème arrondissement, je me retrouvai aux mains d’un avocat douteux, dans un immeuble insalubre, pour lequel je dus faire intervenir les Services de la Salubrité, et la Préfecture. J’étais étrangère dans mon propre pays, et je dus parcourir le dur chemin des personnes seules en situation précaire.
Ma bonne étoile et ma légion d’anges gardiens me protégèrent de sévices plus graves. Ma priorité, outre l’argent nécessaire au quotidien, était l’écriture du récit de ma vie. Pendant plus de deux ans, je vécus comme une moniale, dans de minuscules studios, absorbée entièrement par l’acte de création mis au service d’une démarche didactique et altruiste. Le but de ma mission m’avait été révélé, je devais inspirer et aider les autres par mon expérience. Je retournai en arrière et contactai certaines personnes afin d’élucider des passages de ma vie encore obscurs, que ce soit en France, en Angleterre ou en Italie. Petit à petit la lumière se fit, alors que je mettais tout le savoir acquis au service de la Connaissance. Connais-toi toi-même, et tu connaîtras le secret des dieux, la formule socratique était gravée au fronton du temple d’Apollon à Delphes. J’étais allée au-delà de la douleur, du chagrin, de la peur, de la solitude pour pouvoir créer dans l’art. Je me souvenais de ma première nuit errante passée à Londres, alors que je n’avais pas l’argent pour régler ma note d’hôtel, et avais dû attendre au lendemain pour récupérer ma chambre et mes bagages. J’en fis le fil d’Ariane de mon récit. Tel l’Ulysses de James Joyce à Dublin, je parcourus les rues de Londres à la recherche proustienne du passé. À un certain moment, j’avais résisté à la tentation de m’assurer justice et dédommagement en démasquant mes ennemis dans la presse britannique. Malgré mes circonstances difficiles, je n’avais pas voulu devenir le sujet d’un scandale mondain dans les tabloïdes qui finirait le lendemain comme emballage de la fameuse spécialité gastronomique britannique, les fish and chips, le filet de morue pané et les frites, vendus dans du papier journal !Je respectais trop la valeur de ma vie, et son intégrité, qui en aurait été souillée. Adolescente j’avais rêvé comme Oscar Wilde, de faire de ma vie une œuvre d’art. Faisant du temps un allié, j’avais attendu le moment propice, et m’y appliquai maintenant avec méthode et détermination. L’amour que je portais en moi, que j’avais vécu et donné, était toujours mon talisman. Il me poussait de l’avant et me donnait des ailes. La troisième et dernière nuit passée sans toit à Paris, dans des circonstances similaires où je devais attendre le matin pour pouvoir régler ma note d’hôtel, avait été une chaude nuit d’avril embaumée du parfum des acacias en fleur. Je l’avais vécue, assise sur la Place d’Italie, chantant face à la pleine lune la Ballade à la lune d’Alfred Musset. J’avais relevé le défi du destin, rien ni personne ne pourrait jamais détruire en moi mon idéal d’amour et de beauté, mon sens profond de la justice. J’étais en chemin. Omnia vincit amor !
La création d’une œuvre d’art requiert l’exigence absolue d’un ordre formel pré-établi, d’une symétrie, même invisible, d’une harmonie inhérente, sinon l’œuvre créée ne peut être que l’expression médiocre d’un acte égocentrique d’auto promotion, une imposture. Il en est ainsi dans la vie même du poète et de l’artiste. Elle n’est en rien semblable à celle du commun des mortels, mais gouvernée par les lois secrètes de la nécessité du Fatum, elle est vécue dans le stress et dans l’angoisse m’a récemment déclaré un danseur. L’intrusion intempestive des Services Secrets britanniques dans ma vie avait redoublé les difficultés inhérentes à mon destin, mais elle ne m’a en rien empêchée d’agir afin de le réaliser. J’ai toujours refusé de me considérer comme une victime, un fléau de la modernité, pour assumer pleinement le pouvoir créateur de l’amour au féminin - cette énergie Shakti en Inde - et être dans la vie une force motrice et créatrice.
En juillet 2010, l’émotion et l’indignation suscitées par la mort d’un jeune Rom tué par la police à Saint-Aignan-sur-Cher, et le discours de Grenoble du Président Sarkozy, me menèrent à écrire un poème Lamentation sur la mort de Luigi. Hommage au grand Django Reinhardt.. En septembre 2010 j’animai au Café de Flore un débat sur La Poésie et la Politique, auquel je conviai le poète Sinti, Alexandre Romanès. En vue de faire inscrire le jazz manouche au Patrimoine Immatériel de l’Humanité de l’UNESCO, j’initiai une recherche de l’influence tzigane sur la culture européenne. Cette étude devint un projet de film, et résulta en une conférence sur l’art rom à l’Institut National des Langues Orientales à Paris INALCO en novembre 2012. Suivirent un projet d’exposition d’art rom en collaboration avec l’artiste manouche Gérard Gartner, qui avait participé à la Première Mondiale de l’Art Tzigane organisée en 1985 à La Conciergerie sous le patronage de Jack Lang alors Ministre de la Culture, et un projet de centre culturel rom en Seine-Saint-Denis. Cet immense travail est resté bénévole jusqu’à ce jour, accumulant les dettes afin d’aller de l’avant. Il n’y a pas que l’argent au monde. En temps voulu, ces dettes contractées par nécessité seront remboursées, ainsi que je l’ai fait avant mon départ de Londres. Il n’en reste pas moins que la dette morale doit être imputée aux Services Secrets britanniques, et à ceux qui, en Angleterre, se sont servis d’eux pour me persécuter. Mais sur mon chemin solitaire, j’amène avec moi, comme je l’ai fait toujours fait, les pauvres en amour, les affligé et les déshérités. Nous sommes tous solidaires, et reliés les uns aux autres en notre humanité. La valeur de notre vie dépend de la qualité des liens qui nous unissent aux autres. Et si les liens du sang peuvent être fortuits, il n’en est pas de même des liens du cœur et de l’esprit.
Stéphane Hessel, rencontré par l’intermédiaire d’une amie commune en 2009, m’assura de sa solidarité le 1er janvier 2011 dans la dédicace de son pamphlet Indignez-vous, me nommant : Poétesse émouvante, et précieuse défenderesse des causes essentielles. Après son décès le 27 février 2013, Madame Hessel, en réponse à ma lettre de condoléances, m’écrivit : Vous partagiez les mêmes intérêts avec Stéphane, la poésie, les Roms, les Palestiniens. Jack Lang, rencontré par son intermédiaire en novembre 2012, et nommé depuis Président de l’Institut du Monde Arabe, apporte soutien à mes projets culturels en faveur des Roms. Après mon mari arabisant, Stéphane Hessel a été pour moi un père spirituel, un maître à penser, et un mentor. Prenant le relais, je me ressens l’héritière de leurs valeurs et de leurs causes, maillon dans une longue chaîne, porteuse d’un flambeau à faire briller. Ce faisant, je referme la boucle de mon destin initié à Paris avant mon mariage. La symétrie nécessaire à la création d’une oeuvre d’art est accomplie, je peux désormais avancer vers l’avenir riche de la Connaissance: le seul vrai pouvoir appartient à celui qui est maître de lui-même et de ses passions. Le pouvoir du Mal ne peut résister au pouvoir de l’Amour, qui au-delà des aléas du temps triomphe de toute adversité. Omnia vincit amor !
MONIQUE RICCARDI-CUBITT
Paris, en ce jour de l’Assomption du 15 août 2013
C’était le 15 août à Londres, Ferragosto, la fête de l’Assomption de la Vierge, celle de la Déesse Mère, du pouvoir d’amour féminin exalté, un jour de fête inconnu de la culture anglicane britannique. Nous attendions la visite d’un ami français, accompagné d’un ami diplomate italien et de sa famille, en poste à Paris. Mon mari, sujet à des crises maniaco-dépressives chroniques, émergeait chancelant d’une autre période de dépression, ces black dogs, jours noirs, dont parlait Winston Churchill, qui souffrait lui aussi de ce mal. Je m’apprêtais à aller au spa, avant de faire des courses pour nos invités. J’embrassais mon mari qui demeurait sur le pas de la porte à me regarder m’éloigner au volant de notre voiture garée en face, quand je vis arriver sur une moto un coursier de noir vêtu, casque inclus. Il monta les marches du perron pour lui parler. Ce fut la dernière image de mon mari que je conserverai. Et alors que je démarrai, une pensée me traversa l’esprit : L’ange de la mort ! Cet accoutrement est vraiment sinistre !
Deux heures plus tard, je découvris mon mari dans un bain de sang, assis dans la pièce qui nous servait à tous deux de cabinet de travail. La maison était étrangement déserte et silencieuse…Jamais je ne saurai ce qu’était venu faire ce coursier, ni ce qu’il lui avait remis. Le suicide était évident après une si longue histoire de dépression, qui remontait à bien avant notre rencontre. Sa maladie avait été la cause de l’annulation de son premier mariage par le Vatican, une démarche essentielle pour un Chevalier de Malte en cas de divorce. Pour Scotland Yard, que j’alertai, aucune autre éventualité n’était concevable, et l’enquête du coroner fut résumée en quelques minutes, le dossier médical de l’hôpital de Westminster ayant étrangement disparu…
Il n’est pas nécessaire d’appuyer sur la gâchette pour tuer un homme. On peut le soumettre à ce que Dostoïevski a décrit, et que Maria Montessori, la pédagogue, a nommé Cet insolent viol de l’âme. Mon mari de nature aimante et sensible, comme moi l’aîné de cinq enfants, avait été brutalisé psychologiquement par une mère frivole, froide et égoïste, et un père sadique, un terrain de choix pour les manipulations futures des Services Secrets. J’avais subi le même sort aux mains cruelles de ma mère, que la faiblesse et l’inertie de mon père encourageaient. Mais l’amour de ma grand-mère paternelle, et après sa mort, celle d’une amie artiste juive allemande qui me donna une seconde famille, m’avaient sauvée du désespoir des mal-aimés en m’apportant protection.
Lorsque je rencontrai mon mari, qui avait l’âge de mon père, j’avais vu dans le regard bleu de cet homme du monde séduisant et athlétique, qui ressemblait à John Kennedy, la douleur d’un petit garçon en pleurs. Mon cœur s’ouvrit, et j’abandonnai en un instant la relation que j’entretenais alors avec un grand avocat londonien qui devait devenir le plus jeune des Queen’s Counsels, Avocat de la Couronne, et être anobli pour services rendus à l’État sous le gouvernement Thatcher. Je l’avais rencontré chez des amis communs, dont la maison offerte par le roi Edouard VII à sa maîtresse Lily Langtry dans la vallée verdoyante du Test, dans le Berkshire, m’accueillait pendant les vacances et fins de semaines. J’enseignais alors le français et perfectionnais la langue anglaise dans un couvent du Sussex, à Mayfield. La famille de mon hôtesse avait vécu à Beyrouth durant un temps.Ce fut elle qui fut l’instrument du destin lorsqu’elle offrit à leur ami avocat une copie du livre du poète libanais Khalil Gibran, The Prophet, Le Prophète. Si nous partagions le goût du théâtre et de la musique, la poésie laissait l’avocat indifférent. Il me donna ce livre, qui devint, ainsi que mes études de l’Ancienne Égypte à l’École du Louvre, l’étincelle qui fit jaillir l’amour entre mon mari et moi. Le Moyen-Orient me fascinait depuis l’enfance, quand la lecture de la Jérusalem délivrée du Tasse, dans un ancien volume illustré de gravures, qui avait appartenu à mon grand-père, m’avait ouvert les portes d’un monde enchanté et merveilleux.
Après mon séjour en Angleterre, j’avais commencé des études d’histoire de l’art à l’École du Louvre, que je finançais en travaillant comme réceptionniste bilingue à la banque américaine Morgan Guaranty Trust. Je sus que j’avais rencontré une âme sœur lorsque le destin me guida vers cet Anglais arabisant qui, tel un Lawrence d’Arabie, maîtrisait aussi bien la langue arabe classique que les divers dialectes. Il avait vécu à Jérusalem, au Caire et à Beyrouth, et connaissait intimement le Proche et le Moyen-Orient. Le dialogue initié ce soir-là dura toute notre vie commune. Linguiste distingué en français, en italien, tout autant qu’en arabe, il pouvait aussi converser en allemand et en espagnol. Élevés tous deux dans la tradition monastique - son grand-père converti au catholicisme par le Cardinal Newman à Oxford avait épousé une aristocrate d’une ancienne lignée italienne proche de la maison royale de Savoie – nous avions la même foi, le même mysticisme, le même penchant pour l’ésotérisme, que suscitait notre amour pour l’Orient. La poésie – le soir de notre rencontre il m’offrit le volume de ses poèmes, et un Coran miniature – la littérature européenne, l’histoire, les religions comparées, la philosophie, ainsi que l’amour de la nature, de l’hospitalité, des fêtes et de la danse, et surtout le même sens de l’humour et de fine ironie, nous unissaient en symbiose. Dénués d’amour dans nos familles, nous étions deux enfants émerveillés de la grâce qui leur était donnée. Et nous sommes entrés sur un chemin de vie, main dans la main, riches de notre amour mutuel, riches de cet enthousiasme et de cet émerveillement devant la vie, que nous partagions, et qui est la jeunesse véritable du cœur et de l’esprit.
La différence d’âge ne m’importait pas, sa prestance naturelle de grand sportif le rendait plus jeune d’apparence, et je ne découvris son âge réel que le jour de notre mariage. Je recherchais à l’aube de ma vie la connaissance tout autant que l’amour, et tous mes amis proches étaient plus âgés que moi. Des figures féminines jalonnaient mon chemin, mères spirituelles et initiatrices. J’avais besoin d’un père qui me fasse connaître le monde. Il devint mon mentor et m’ouvrit les portes de son monde, un monde réglé par les rites et les conventions d’un autre siècle. Ma jeunesse ardente et passionnée, mon éducation française, ainsi que ma nature artistique et extatique, durent se plier au dur carcan des conventions sociales et mondaines d’un monde qui m’était étranger. Je le fis avec l’enthousiasme de la découverte, avec tout l’amour que je lui portais, avec le désir de lui plaire et de lui faire honneur, puis l’expérience grandissant, avec un sens du devoir, et éventuellement de maîtrise et de contrôle, quand sa maladie m’obligea à assumer non seulement les rôles d’amie, d’amante, d’épouse, mais aussi celui de mère.
Dès le début de notre relation, je partageais son travail, ma présence et mon soutien étaient essentiels à son équilibre, tout autant qu’à son bonheur. Le mariage n’est concevable pour moi qu’entre égaux, en partenariat au service d’une cause commune. Aussi quand le cancer de sa mère veuve réveilla les anciens démons, et que la maladie le frappa de nouveau, je pris automatiquement les rênes de notre vie en main. À moins de trente ans, je me retrouvai dans un pays étranger à gérer deux grands malades, les affaires de mon mari, et étant l’épouse du chef de famille, celles de sa mère, dont les avocats étaient ceux de la Reine d’Angleterre.
La période idyllique de notre mariage, qui avait duré cinq ans, était terminée. Un autre cycle s’annonçait, rythmé par les rechutes, les séjours à l’hôpital psychiatrique, les convalescences, nécessaires autant pour moi que pour lui. Ce cycle ne finirait qu’avec l’inévitable dénouement dont les médecins m’avaient avertie. Je compris que je devais prendre à nouveau ma vie en main. Mon mari m’ayant refusé l’enfant que je désirai durant notre temps de bonheur, je repris sérieusement mes études d’histoire de l’art que j’avais poursuivies durant mes moments de loisir, en vue d’en faire carrière. J’appris à vivre des vies parallèles. Notre couple fonctionnait par périodes. Le bonheur, qui nous avait si étroitement unis, était le talisman qui continuait à opérer sa magie durant les périodes d’accalmie. Nous redevenions alors ces enfants émerveillés du premier instant. Dans les périodes sombres, je prenais contrôle de notre vie, protégeant l’homme aimé du regard inquisiteur et malveillant du monde, et de celui de sa famille qui se servait de sa maladie pour le manipuler. Je me dressais contre leurs machinations machiavéliques, et ils cherchèrent alors à m’éliminer. Tel un acteur sur une scène, j’assumais au jour le jour, d’heure en heure, ces divers rôles, auxquels vint s’ajouter celui de l’historienne d’art et de la conférencière, qui éventuellement me permit d’assumer le soutien financier de notre couple. Abandonnant l’ambition de poursuivre plus avant mes études au Warburg Institute, auxquelles me destinait mon professeur, je reçus une commande pour écrire un livre en anglais sur la France, je recommençais à enseigner, et je devins peu après la directrice d’un cours chez Sotheby’s.
Malgré la fatigue, la solitude, le désespoir, le chronique manque d’argent, malgré son comportement irrationnel envers moi durant les crises, jamais je ne pus me résoudre à abandonner cet homme dont la douleur me déchirait. Je savais que si je fuyais, comme j’en ai eu tant de fois envie, je fuirais pour le reste de ma vie les devoirs et les responsabilités de mon destin. On n’abandonne pas un compagnon d’armes sur le champ de bataille. Seule et désemparée devant sa première dépression après que sa famille avait refusé tout soutien, j’avais prié Dieu de m’apporter secours. La réponse me fut donnée dans un rêve, ainsi qu’il m’est coutumier. Je revins à une vie antérieure avec cet homme, maintenant mon mari, qui expliquait notre lien présent si douloureux. Et une voix me dit : You must go on loving. Tu dois continuer à aimer.
Je le fis jusqu’à la fin. Et en ce fatal jour de l’Assomption quand j’entrevis son corps assis sur le canapé derrière la porte de notre cabinet de travail, quand je compris que l’horreur que je redoutais depuis tant d’années était accomplie, je n’entrai pas dans la pièce, la vue m’aurait frappée de folie. Je m’assis sur les marches du perron, attendant Scotland Yard que j’avais appelé du salon. J’y demeurais glacée et pétrifiée malgré la chaleur du mois d’août, avec la seule certitude au coeur que son geste avait été un acte d’amour. En officier, en gentleman, il était mort avec honneur et dignité, comme il lui était seulement possible de le faire. Lui, diminué par la maladie, me libérait vers une autre vie, et m’apportait par sa mort, en esprit, la protection qu’il ne pouvait plus me donner dans la vie même. Je continuais à l’aimer. Malgré le choc, la douleur, l’immense déchirement, la solitude, malgré toutes les difficultés à affronter dans les jours, les semaines, les mois, les années à venir, malgré tout cela je continuerai toujours à aimer.
La loyauté à l’homme aimé dans cet amour indestructible, est demeurée ma force, et l’étoile qui me guide sur mon chemin. En demeurant fidèle à cet amour je suis restée fidèle à moi-même et à mes idéaux, et telle une fille bien-aimée, j’ai aussi repris le flambeau de ses idéaux à lui, porteuse de son héritage spirituel. Les pressions diverses et multiples s’accumulèrent dès l’annonce de sa mort. Des amis, des relations, des collègues, se précipitèrent afin d’offrir leur soutien. Certains étaient sincères, d’autres plus intéressés, comme je devais le découvrir. Je devins le centre d’une attention, dont m’empêchaient d’être pleinement consciente le chagrin du deuil, les nécessités pressantes, les formalités, la bataille incessante contre sa famille vénale, prédatrice et malveillante. Si je pressentais autour de moi de sourdes menaces et manigances, les circonstances de ma vie ne me donnaient pas le loisir de les examiner. Depuis des années avec la maladie de mon mari, j’avais appris à conjurer les coups du sort un à un, de jour en jour, sans me poser plus de questions. Tel Sisyphe, je me voyais poussant vers le sommet de la montagne un lourd fardeau qui sans cesse retombait. Mais je ne quittais jamais le sommet des yeux. Et ainsi passa le temps de régler les affaires de mon mari, de retrouver un équilibre intérieur, de créer dans mon travail avec mon propre institut un réseau d’intégrité et d’excellence. Et vint le temps de prendre une nouvelle direction. Les hommes étaient là, pressants, m’offrant divers chemins de vie, et une sécurité qui n’aurait été qu’illusoire. Je choisis l’écriture après un voyage aux sources de moi-même en Inde. Deux ans passèrent en étude et rédaction d’un ouvrage de référence sur l’ébénisterie, alors que je préparais discrètement mon départ de Londres. Je négociais le bail de la maison construite par l’ancêtre de mon mari, Thomas Cubitt, le célèbre architecte ami de la reine Victoria et du prince Albert. C’était là où j’avais rencontré mon mari, là où j’avais connu bonheur et tragédie. Les dettes remboursées, les dernières factures réglées, alors que faisant le deuil de ma vie londonienne, je m’apprêtais à prendre un nouveau chemin, le ciel s’écroula sur ma tête.
Toutes les intrigues tissées dans l’ombre et suscitées par l’envie, la jalousie et la convoitise, allièrent leur pouvoir et leur malveillance. Mon désir légitime d’avancer vers une autre vie, le choix que j’avais fait d’assumer avec honneur le passé, le succès qui me vint dans la publication de mon livre, tout cela déclencha un véritable torrent d’attaques, de duplicité, de mensonges et de trahison. J’en découvris toute l’ampleur une fois à Rome. Ma belle-famille faisait courir des rumeurs sur des bijoux de famille que j’avais dû vendre pour payer les obsèques de mon mari. Afin de réduire les dépenses, et en un geste ultime de rejet, la tante matriarche, qui le détestait, avait refusé l’ouverture du tombeau familial, et avait fait disperser ses cendres après une incinération, contre son vœu et malgré mon horreur et mes protestations. Deux mois plus tard, contre leur volonté, j’organisais une messe de commémoration en sa mémoire dans l’église où il avait été baptisé, et où nous nous étions mariés. Parallèlement des collègues de chez Sotheby’s, jaloux de mon ascension météorique dans le monde de l’art, s’étaient rendu chez Thames & Hudson, mon éditeur, afin de ternir ma réputation par des ragots diffamatoires. La célèbre maison d’édition ne m’apporta aucun soutien. Me laissant dans l’ignorance, alors que tout Londres en parlait, ils me livrèrent désarmée à la hargne de mes ennemis. À mon insu, l’influence obscure des Services Secrets avait déjà investi ma vie, et je devenais un pion dans un jeu dont j’ignorais tout de l’existence. Personne n’eut la générosité de cœur de m’avertir des dangers qui m’entouraient. Ceux qui se disaient mes best friends, mes meilleurs amis, jouèrent un jeu sadique et hypocrite. Seule la femme de l’ambassadeur d’Allemagne, Crista von Richthofen, voulut me défendre. Elle avait suivi mes cours sur le mobilier français au musée Victoria & Albert. Avant de quitter Londres, elle m’invita à leur déjeuner d’adieu et demanda à son mari de me rendre un hommage public devant le Chef du Protocole au Foreign Office, et une assemblée d’ambassadeurs. Je ne compris pas le sens de son geste. Car pour l’heure épuisée par des années de travail acharné, d’angoisse, de chocs répétés, de bataille incessante contre la vénalité et la haine de ma belle-famille, je ne pouvais faire front. Toute mon énergie et mon attention étaient dédiées à la survie. J’essayais de me ressourcer, de regagner ma santé physique et psychique au soleil de l’Italie, dont le climat et les habitants m’ont toujours été cléments. Sur le plan artistique et philosophique, je voulais revenir aux sources classiques de la civilisation européenne, et explorer la nature du pouvoir, quel qu’il soit, ce que les circonstances ne m’avaient pas permis de faire dans mon mariage.
Quelque temps avant la mort de mon mari, un lointain cousin italien nous avait contactés, et nous lui avions rendu visite, ainsi qu’à sa femme, dans leur propriété du Veneto et à Porto Ercole. Après sa mort, ils m’avaient tous deux apporté soutien, et une de leurs amies, une aristocrate milanaise, et sa famille, m’étaient devenus proches. Depuis je passais avec eux mes vacances d’été dans leur villa de Capalbio. L’ascendance italienne de la famille de mon mari était un sujet tabou. Son père avait renié ses origines - il était né à Florence - en renonçant à son titre et à son patronyme durant la Seconde Guerre Mondiale après l’alliance entre Hitler et Mussolini. La religion catholique apportait déjà à la famille le stigmate de papiste, mais le statut d’ennemi conféré par la nationalité italienne était un ostracisme social qu’ils ne réussirent jamais vraiment à surmonter, malgré leur rang et leur position alors à la cour de St. James’s. Mon mari, proche de ses grands parents, était le seul de la famille à parler italien. Son père étant décédé, il avait repris le titre et le patronyme qui étaient son héritage légitime quelques mois après notre mariage, au grand dam du reste de la famille. La stabilité que lui apportaient notre amour et notre mariage lui avait donné la force d’assumer pleinement sa double origine, source de tant de renoncement, de souffrance et d’humiliation.
Quand mon mari quitta le monastère bénédictin d’Ampleforth dans le Yorkshire, où il était éduqué, pour devenir le plus jeune officier dans l’armée britannique pendant plusieurs mois, servant dans les rangs du prestigieux régiment de la Riffle Brigade, il fut nommé capitaine, et immédiatement enrôlé dans les services de l’Intelligence Militaire pour ses dons de linguiste et son patrimoine italien. Après avoir servi dans le désert d’Égypte, puis en Grèce, il passa deux ans emprisonné au camp de Brunswick, avant d’être libéré par l’armée américaine. Il rentra alors malade et décharné en Angleterre pour découvrir que son père avait non seulement renié ses origines, mais aussi vendu l’héritage familial qui lui revenait de droit d’aînesse, dont deux propriétés, l’une dans le Kent, et l’autre située sur la Riviera italienne à Bordighera. À l’image de l’Europe dévastée par la guerre dans laquelle il avait combattu, sa propre vie était en ruine. Il ne s’en remit jamais. Il devint aide de camp de Sir Desmond Morton au Caire, et passa un an à Jérusalem au Middle Centre for Arabic Studies MECAS, une école destinée aux officiers et futurs diplomates britanniques arabisants. MECAS fut créée en 1944 par Sir Bertram Thomas, qui devint son mentor. Surnommée The spy school, L’école des espions, ellese transféra à Beyrouth, puis après les événements au Liban, dans le Surrey en Angleterre. Mon mari resta dans les services de MI6 après être chargé des Relations Publiques pour la compagnie pétrolière Irak Petroleum Company, IPC, qui devint éventuellement BP. Il travailla pour IPC à Londres, Rome et Beyrouth, avant de céder aux pressions familiales, qui le menèrent à démissionner quand il fut muté à Kirkuk, et voulut épouser une Libanaise. Le Moyen-Orient était devenu sa véritable patrie spirituelle, sa démission et son départ du Liban furent le début de son déclin. Il abandonna son rêve d’être un pont entre l’Est et l’Ouest, pour un retour à une vie en Angleterre qui ne fut que déboires, malheurs et désillusions.
Lorsque je le rencontrai à Londres, c’était un homme affligé et solitaire, méprisé et ostracisé depuis son divorce par sa famille, et certains membres de son milieu. Il était déchiré par tant de pertes passées, hanté par la conscience d’avoir failli à son destin d’arabisant, par un divorce acrimonieux rendu doublement douloureux par la trahison de sa propre famille qui avait soutenu sa femme, une riche héritière anglaise pressée de se marier, sans rien de commun avec lui, mis à part son milieu social. Elle était devenue vindicative et avait écrit des lettres viles et dénonciatrices à tous ses amis et clubs londoniens. Sa soif de vengeance ne se tarit jamais. Elle poursuivit sa vendetta haineuse contre lui bien après leurs seconds mariages respectifs, et éventuellement contre moi. L’amour inconditionnel que j’apportais à cet homme blessé le protégeait, et lui redonnait sa fierté et sa joie de vivre. Il le guérit momentanément de la dépression qui, une fois de plus, le menaçait. Tu as reposé mon cœur, me dit-il en français. Avec moi il trouva le bonheur et la stabilité qu’il avait toujours recherchés. Et je le taquinais en lui disant : Ta famille s’est opposée à ton mariage avec une Libanaise, tu as fait pire, tu as épousé une Française ! Il voulut prendre un nouveau départ, et je le ramenai avec son travail vers le Moyen-Orient.
De son appartenance à MI6 il ne parlait jamais, et j’avais trop à apprendre, à faire, et éventuellement à assumer, pour en percevoir les signes. Il est bien certain qu’il ne me confiait pas tout de ses actions et de son lourd passé. Mais jamais je ne vis aucune rémunération venir de cette source. Et, à mes yeux, sa longue histoire de dépression et d’internement psychiatrique était preuve suffisante de son incapacité à jouer un rôle actif dans l’Intelligence. Aussi ce fut avec choc et stupéfaction que je réalisai, une fois arrivée à Rome, que les Services Secrets britanniques avaient envahi l’ensemble de ma vie et œuvré contre moi, à Londres, et maintenant en Italie, répandant rumeurs et désinformation sur mon compte. Je ne pouvais croire à une opération d’une telle envergure déployée de façon aussi systématique et coordonnée contre moi. J’en ressentais toute la violence comme le viol de mon intimité. Je chancelais sous l’impact d’une telle haine visant à détruire ma réputation personnelle et professionnelle. Et je m’interrogeais sur la raison de cette attaque. Pourquoi étais-je si importante aux yeux de certains ? Quelle menace représentais-je donc pour que l’on veuille ainsi m’intimider et me détruire ? Tous les aspects de ma vie avaient été touchés et contaminés. Un insidieux poison avait été répandu visant à me déstabiliser, à me neutraliser par la calomnie, la diffamation, la menace et la peur. Un vide se fit autour de moi, mon monde s’écroulait et je n’avais aucun moyen de me protéger, ni de connaître la raison de ce cataclysme. Les cousins et les amis italiens, informés, se détournèrent de moi. J’avais voulu recommencer une nouvelle vie, je me retrouvais seule, sans appui, sans soutien.
Je connus la peur, le désarroi, la panique, puis la colère prit le dessus. Elle devint mon moteur pendant plusieurs années alors que je ne savais plus à qui faire confiance. Le désespoir et la rage au cœur, je me forçais alors à affronter systématiquement les personnes qui se disaient amies, afin de découvrir l’ampleur de leur trahison. Par souci de justice, je donne toujours aux coupables d’offenses envers moi trois chances de se racheter. À l’occasion du mariage de ma nièce, je revins vers mon beau-frère, qui, pour couronner le tout, en profita pour essayer de me violer. J’étais effondrée et passais la nuit en larmes, après avoir barricadé la porte de ma chambre à coucher avec une lourde commode. Le pire était que la campagne de diffamation avait si bien réussi, que je peinais à gagner de l’argent par mon travail. Dans tout ce que j’entreprenais, une influence occulte se faisait sentir et le faisait péricliter. Elle se manifesta de Londres à Rome, à Beyrouth, elle me poursuivit jusqu’en France… Mais je m’accrochais avec opiniâtreté à cet amour qui avait été le nôtre, à cette intégrité de sentiments que nous avions vécue. Je chérissais la mémoire des jours heureux, j’y puisais la force de poursuivre mon chemin. Je ne laissais ni la colère, ni la haine, détruire ce qui était mon bien le plus précieux. Je ressentais la présence d’êtres aimés autour de moi, me protégeant, me guidant. Dieu m’avait envoyé tant d’épreuves, et avait fait le vide autour de moi après le suicide de mon mari. De mois en mois, des amis chers et d’anciens professeurs avaient disparus. En compagnie de mon mari, de ma grand-mère, de mon amie allemande morte d’un cancer foudroyant un mois après mon mari, tous en esprit m’accompagnaient sur ma Via Dolorosa. Un matin à Londres, avant mon départ pour Rome, je m’étais réveillée en larmes, une sourde douleur dans la poitrine, m’entendant prononcer les mots : My heart is broken, Mon cœur est brisé. Malgré tout mon enthousiasme et tout mon amour de la vie, je voulais mourir et rejoindre les êtres aimés maintenant disparus. Sans leur amour, et sans leur présence, ma vie me semblait sans but, vide, terne et médiocre.
Je dus donc lutter contre cet immense sentiment de perte, ce chagrin incommensurable, alors que l’on m’agressait et m’attaquait de toutes parts. Petit à petit, je me détachais du monde, bien que donnant le change, je sortais dans les soirées culturelles et diplomatiques à Rome, élégante et animée. Je m’accrochais à mon travail, ma recherche sur Mario Praz, un linguiste anglophile, auteur et collectionneur romain, m’avait ouvert les portes de la Ville Éternelle. Mais je prenais une distance nouvelle avec tous, ne baissant plus la garde. Car si je sortais platoniquement avec de nombreux hommes, je ne laissais plus aucun d’eux m’approcher après la malheureuse aventure avec un diplomate italien manipulateur et sadique, qui m’avait révélé l’ampleur de l’action néfaste des Services Secrets britanniques. Je ne pouvais plus faire confiance à quiconque, ni ouvrir mon cœur en toute liberté. Je vivais dans un monde parallèle, communicant avec les autres sans ne rien livrer. C’était un tour de force à répéter chaque matin. La précarité de mes circonstances, après la colère, était l’aiguillon qui me propulsait de l’avant et me tenait en vie. Je n’abandonnerai pas, je ne me soumettrai pas à ces circonstances avilissantes, je ne donnerai pas à mes ennemis le plaisir de me réduire à la médiocrité, et de me détruire. Je continuerai à aimer, non comme eux à haïr, et j’avancerai sur mon chemin.
Depuis l’enfance j’avais en moi le sens d’un destin, d’une mission particulière à accomplir. J’en avais parlé à mon mari, qui lui aussi un idéaliste, l’avait compris, et ce fut la raison essentielle pour laquelle j’avais accepté de l’épouser. Un pacte existait entre nous, nous devions nous aider et nous soutenir mutuellement. Il m’avait dit avant sa mort : I know the kind of woman you are going to be. You have something I don’t have. You will do great things. Je sais quel genre de femme tu vas devenir. Tu as en toi quelque chose que je n’ai pas. Tu vas faire de grandes choses. Le sens de cette mission au service de l’humanité m’a tenue en vie alors que ma vie n’était plus que ruines. Je la recherchais avec angoisse pendant des années. Cette quête intérieure, qui devint un cheminement de vie, fut mon salut. Par cette démarche, j’accomplissais mon destin de poète et d’artiste. Elle me mena en d’étranges contrées, me conduisit dans des impasses inattendues, me fit frôler des précipices vertigineux, mais la tension intérieure qu’elle exerça fut le fil d’Ariane qui me guida dans le labyrinthe qui est cette vie sur terre, faite d’illusions. En poursuivant cette quête, je traversai le miroir et accédai à la Connaissance, vers laquelle m’avait guidé l’Amour. Un amour que je concevais maintenant comme un en multiplicité toujours le même mais multiforme, qu’il soit Agape, Caritas, Amor, Eros ou Anteros, ce jumeau oublié du petit dieu de l’amour grec. Ce double sublimé de l’amour, souffle de l’inspiration et de la création artistique, lyrique et poétique, devint mon compagnon de route. Ainsi je vivais encore le meilleur de notre amour, purifié, anobli, il devint poésie.
Ce fut de nouveau le Moyen-Orient qui fut le catalyseur. La guerre de l’Irak menaçait, Tony Blair tenait des discours inflammatoires et mensongers au Parlement à Londres, incitant le pays aux armes. Je séjournais alors à Londres dans un couvent, et un soir sur l’écran de télévision apparut un homme. Du haut de la tribune des Nations Unies, il galvanisa toute la salle. Le feu de ses paroles, leur intelligence et leur justesse, la conviction de l’homme et son charisme, s’imposèrent à moi. Je retrouvais en ses mots, et en leur évidente autorité, le rêve et l’idéal de mon mari. J’écrivis une lettre au Président Chirac pour lui dire que j’étais fière d’être Française. Et je fis mon premier geste politique en me joignant à Hyde Park aux milliers d’autres manifestants venus s’opposer à cette guerre indigne. Sur le podium, en compagnie de George Galloway et de Tariq Ali, Ben Bella s’écria : Vive Chirac, vive la France ! La politique française m’était inconnue, je découvrais Dominique de Villepin en homme d’État, et après une recherche à l’Institut Français, en poète. Depuis des années je cherchais à faire le récit de ma vie afin d’en extraire la connaissance. Avant mon arrivée à Rome, j’avais commencé un manuscrit en anglais à Florence. Après plusieurs années, je n’arrivais toujours pas à franchir le cap de la première rencontre avec mon mari. Je le laissais de côté, et poursuivis d’autres travaux d’étude et de recherche. Je lisais comme toujours voracement, me laissant guider par mon intuition vers des contrées et rivages inconnus ou inexplorés. Il en fut ainsi de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Car si j’avais étudié Henri Bergson et sa conception du temps en cours de philosophie, je n’avais abordé la lecture de Proust que plus tard, et l’avais abandonnée, songeant qu’il n’était pas encore temps pour moi. Je le lisais maintenant avec avidité, retrouvant en lui un reflet de moi-même, de ma sensibilité exacerbée, de mon héritage français. C’est alors que la lecture de L’Éloge des Voleurs de Feu de Dominique de Villepin m’apporta un moment de grâce, et exerça sur moi la catharsis que je recherchais sans le savoir. Pendant plus de quatre semaines, jour et nuit, les mots coulèrent hors de moi comme un torrent impétueux trop longtemps endigué. En anglais, en français, ils s’inscrivaient sur la page, sans ponctuation, mus par une force et une énergie daïmoniques. J’écrivais en transe, possédée par ce feu créateur qu’il avait si bien compris et décrit. Je lui dédiai un poème Le Poète que je lui envoyais, lui demandant de signer ma copie des Voleurs de Feu. De retour à Paris, je devins l’une des premiers adhérents au Club Villepin, et militais durant les élections présidentielles de 2012 dans les rangs de son mouvement politique République Solidaire.
J’avais su qu’il me fallait revenir à mes sources et retourner vers la France à un certain moment. Quand mon mari avait hérité à la mort de sa mère, je lui avais demandé d’acheter une maison dans mon pays natal, où nous pourrions passer nos vacances. Il avait refusé, préférant conserver le rythme saisonnier des loisirs aristocrates anglais, celui de la chasse en hiver, de la pêche à la truite et au saumon en été.Il investit alors cet argent avec des escrocs au Moyen-Orient qui profitèrent de sa vulnérabilité durant une période dépressive, et il perdit tout cet héritage. Mon rêve d’une maison en France s’était évaporé. Et je ne pouvais compter sur ma famille. Ma mère, qui n’avait maudite à ma majorité quand j’avais secoué le joug destructeur de son pouvoir maléfique, et pris ma vie en main, avait œuvré sur mes jeunes frères et sœurs que j’avais soutenu et aimé dans leur enfance, leur instillant le poison de la jalousie et de la haine. Je leur avais rendu visite à plusieurs reprises en compagnie de mon mari, mais aucun lien ne pouvait être établi, ou renforcé, dans de telles conditions. Par trois fois, alors veuve, harcelée et accablée de pressions engendrées par les Services Secrets britanniques, j’étais retournée vers eux, leur demandant soutien et protection. Au troisième refus et humiliation, je décidais de ne plus accepter cet outrage, et rompis tous liens avec tous, dans une lettre écrite dans les larmes et le sang.
J’étais donc seule, et je devais repartir de zéro dans un pays que je ne connaissais plus. Il me fallut accepter l’inévitable. Après avoir été sans toit pendant deux nuits durant un week-end, que je passais à errer dans Paris avant de trouver refuge aux urgences de l’hôpital Pompidou sur le conseil du commissaire du 7ème arrondissement, je sus que je devais demander de l’aide au Services Sociaux. L’appartement que m’avait laissé un collègue rencontré au Warburg Institute à Londres ne pouvait plus m’accueillir, je n’arrivais pas à trouver du travail, je devais trouver soutien et appui. La perspective de contacter certaines personnes n’entrait pas en jeu, je n’avais ni le désir d’abdiquer en acceptant des conditions indignes, ni de devoir expliquer une situation qu’il m’était encore difficile de comprendre moi-même, et qui n’aurait jamais dû advenir en premier lieu. Je serrai les dents, et remis mon sort à la Main de Dieu. Je fis confiance en mon destin, comme j’avais dû le faire tant de fois auparavant. Il se manifesta sous la forme d’une assistante sociale antillaise à la Mairie du 7ème arrondissement, qui prenant mon dossier en main, me réintégra dans le système français, m’obtenant aides et soutiens. Par son intermédiaire, une association m’offrit un travail de garde-malade, que j’acceptai avec gratitude malgré le lourd fardeau physique et psychologique. L’argent gagné me permit de louer un appartement, à un coût prohibitif, chez un bailleur, qui se révéla être sanctionné par la Préfecture de Police pour proxénétisme ! Dans la même rue du 7ème arrondissement, je me retrouvai aux mains d’un avocat douteux, dans un immeuble insalubre, pour lequel je dus faire intervenir les Services de la Salubrité, et la Préfecture. J’étais étrangère dans mon propre pays, et je dus parcourir le dur chemin des personnes seules en situation précaire.
Ma bonne étoile et ma légion d’anges gardiens me protégèrent de sévices plus graves.
Ma priorité, outre l’argent nécessaire au quotidien, était l’écriture du récit de ma vie. Pendant plus de deux ans, je vécus comme une moniale, dans de minuscules studios, absorbée entièrement par l’acte de création mis au service d’une démarche didactique et altruiste. Le but de ma mission m’avait été révélé, je devais inspirer et aider les autres par mon expérience. Je retournai en arrière et contactai certaines personnes afin d’élucider des passages de ma vie encore obscurs, que ce soit en France, en Angleterre ou en Italie. Petit à petit la lumière se fit, alors que je mettais tout le savoir acquis au service de la Connaissance. Connais-toi toi-même, et tu connaîtras le secret des dieux, la formule socratique était gravée au fronton du temple d’Apollon à Delphes. J’étais allée au-delà de la douleur, du chagrin, de la peur, de la solitude pour pouvoir créer dans l’art. Je me souvenais de ma première nuit errante passée à Londres, alors que je n’avais pas l’argent pour régler ma note d’hôtel, et avais dû attendre au lendemain pour récupérer ma chambre et mes bagages. J’en fis le fil d’Ariane de mon récit. Tel l’Ulysses de James Joyce à Dublin, je parcourus les rues de Londres à la recherche proustienne du passé. À un certain moment, j’avais résisté à la tentation de m’assurer justice et dédommagement en démasquant mes ennemis dans la presse britannique. Malgré mes circonstances difficiles, je n’avais pas voulu devenir le sujet d’un scandale mondain dans les tabloïdes qui finirait le lendemain comme emballage de la fameuse spécialité gastronomique britannique, les fish and chips, le filet de morue pané et les frites, vendus dans du papier journal !Je respectais trop la valeur de ma vie, et son intégrité, qui en aurait été souillée. Adolescente j’avais rêvé comme Oscar Wilde, de faire de ma vie une œuvre d’art. Faisant du temps un allié, j’avais attendu le moment propice, et m’y appliquai maintenant avec méthode et détermination. L’amour que je portais en moi, que j’avais vécu et donné, était toujours mon talisman. Il me poussait de l’avant et me donnait des ailes. La troisième et dernière nuit passée sans toit à Paris, dans des circonstances similaires où je devais attendre le matin pour pouvoir régler ma note d’hôtel, avait été une chaude nuit d’avril embaumée du parfum des acacias en fleur. Je l’avais vécue, assise sur la Place d’Italie, chantant face à la pleine lune la Ballade à la lune d’Alfred Musset. J’avais relevé le défi du destin, rien ni personne ne pourrait jamais détruire en moi mon idéal d’amour et de beauté, mon sens profond de la justice. J’étais en chemin. Omnia vincit amor !
La création d’une œuvre d’art requiert l’exigence absolue d’un ordre formel pré-établi, d’une symétrie, même invisible, d’une harmonie inhérente, sinon l’œuvre créée ne peut être que l’expression médiocre d’un acte égocentrique d’auto promotion, une imposture. Il en est ainsi dans la vie même du poète et de l’artiste. Elle n’est en rien semblable à celle du commun des mortels, mais gouvernée par les lois secrètes de la nécessité du Fatum, elle est vécue dans le stress et dans l’angoisse m’a récemment déclaré un danseur. L’intrusion intempestive des Services Secrets britanniques dans ma vie avait redoublé les difficultés inhérentes à mon destin, mais elle ne m’a en rien empêchée d’agir afin de le réaliser. J’ai toujours refusé de me considérer comme une victime, un fléau de la modernité, pour assumer pleinement le pouvoir créateur de l’amour au féminin - cette énergie Shakti en Inde - et être dans la vie une force motrice et créatrice.
En juillet 2010, l’émotion et l’indignation suscitées par la mort d’un jeune Rom tué par la police à Saint-Aignan-sur-Cher, et le discours de Grenoble du Président Sarkozy, me menèrent à écrire un poème Lamentation sur la mort de Luigi. Hommage au grand Django Reinhardt.. En septembre 2010 j’animai au Café de Flore un débat sur La Poésie et la Politique, auquel je conviai le poète Sinti, Alexandre Romanès. En vue de faire inscrire le jazz manouche au Patrimoine Immatériel de l’Humanité de l’UNESCO, j’initiai une recherche de l’influence tzigane sur la culture européenne. Cette étude devint un projet de film, et résulta en une conférence sur l’art rom à l’Institut National des Langues Orientales à Paris INALCO en novembre 2012. Suivirent un projet d’exposition d’art rom en collaboration avec l’artiste manouche Gérard Gartner, qui avait participé à la Première Mondiale de l’Art Tzigane organisée en 1985 à La Conciergerie sous le patronage de Jack Lang alors Ministre de la Culture, et un projet de centre culturel rom en Seine-Saint-Denis. Cet immense travail est resté bénévole jusqu’à ce jour, accumulant les dettes afin d’aller de l’avant. Il n’y a pas que l’argent au monde. En temps voulu, ces dettes contractées par nécessité seront remboursées, ainsi que je l’ai fait avant mon départ de Londres. Il n’en reste pas moins que la dette morale doit être imputée aux Services Secrets britanniques, et à ceux qui, en Angleterre, se sont servis d’eux pour me persécuter. Mais sur mon chemin solitaire, j’amène avec moi, comme je l’ai fait toujours fait, les pauvres en amour, les affligé et les déshérités. Nous sommes tous solidaires, et reliés les uns aux autres en notre humanité. La valeur de notre vie dépend de la qualité des liens qui nous unissent aux autres. Et si les liens du sang peuvent être fortuits, il n’en est pas de même des liens du cœur et de l’esprit.
Stéphane Hessel, rencontré par l’intermédiaire d’une amie commune en 2009, m’assura de sa solidarité le 1er janvier 2011 dans la dédicace de son pamphlet Indignez-vous, me nommant : Poétesse émouvante, et précieuse défenderesse des causes essentielles. Après son décès le 27 février 2013, Madame Hessel, en réponse à ma lettre de condoléances, m’écrivit : Vous partagiez les mêmes intérêts avec Stéphane, la poésie, les Roms, les Palestiniens. Jack Lang, rencontré par son intermédiaire en novembre 2012, et nommé depuis Président de l’Institut du Monde Arabe, apporte soutien à mes projets culturels en faveur des Roms. Après mon mari arabisant, Stéphane Hessel a été pour moi un père spirituel, un maître à penser, et un mentor. Prenant le relais, je me ressens l’héritière de leurs valeurs et de leurs causes, maillon dans une longue chaîne, porteuse d’un flambeau à faire briller. Ce faisant, je referme la boucle de mon destin initié à Paris avant mon mariage. La symétrie nécessaire à la création d’une oeuvre d’art est accomplie, je peux désormais avancer vers l’avenir riche de la Connaissance: le seul vrai pouvoir appartient à celui qui est maître de lui-même et de ses passions. Le pouvoir du Mal ne peut résister au pouvoir de l’Amour, qui au-delà des aléas du temps triomphe de toute adversité. Omnia vincit amor !
MONIQUE RICCARDI-CUBITT
Paris, en ce jour de l’Assomption du 15 août 2013