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HISTORIENNE D'ART, CONFÉRENCIÈRE, JOURNALISTE, AUTEUR, POÈTE

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Billet de blog 16 avril 2022

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ART, POÉSIE ET GÉNIE CLÉMENT DENIS. UT PICTURA POESIS

Mon dernier livre CLÉMENT DENIS UT PICTURA POESIS qui vient de paraître aux Éditions Lord Byron, sous la direction éclairée de Laurent de Verneuil, son directeur,, est la première monographie sur ce jeune artiste contemporain. C’est un miracle et une œuvre d’art en soi pour diverses raisons.

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ART, POÉSIE ET GÉNIE CLÉMENT DENIS. UT PICTURA POESIS

Ce livre est un miracle ! m’avait dit mon éditeur chez Thames & Hudson quand, après deux ans de travail, je lui remis le jour de la date contractuelle le manuscrit final et les 450 photos en illustration de mon livre THE ART OF THE CABINET. C’est une œuvre d’art en soi dans une belle édition, que j’ai rédigée en anglais, traduite en italien et français, cette dernière version sur Gallica BNF https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb123927189,

Mon dernier livre CLÉMENT DENIS UT PICTURA POESIS qui vient de paraître aux Éditions Lord Byron, sous la direction éclairée de Laurent de Verneuil, son directeur à qui j’avais proposé le projet, est la première monographie sur ce jeune artiste contemporain. C’est de même un miracle et une œuvre d’art pour différentes raisons.

Illustration 1

Ce fut une aventure humaine inédite qui s’inscrivait dans ma recherche de plusieurs années sur le processus créateur et les diverses manifestations du génie dans l’art et dans la poésie, en particulier celles du génie national français, telle je l’avais paradoxalement initiée à Rome dans mon étude sur l’auteur et esthète italien, anglophile et collectionneur, Mario Praz (1896-1982).  Celui-ci en 1930 avait publié une série d’essais pionniers sur le Romantisme Noir dans un volume intitulé La carne, la morte e il diavolo, en référence à Sade et à la littérature décadente. Ce livre fit scandale, et traduit en anglais en 1933 devint un best-seller sous le titre The Romantic Agony. Il ne fut traduit en France, le pays qui en portait l’inspiration et la graine germinatrice, qu’en 1977 : La chair, la mort et le diable dans la littérature du 19ème siècle. Le Romantisme noir. Je donnai des conférences, organisai des visites au Museo Mario Praz à Rome, publiai plusieurs articles en anglais sur Mario Praz, en particulier dans le British Art Journal  http://www.britishartjournal.co.uk en 1999, Vol. 1, N. 1 et rédigeai un manuscrit à la commande d’un éditeur qui ne publia pas faute de finances.

À travers ce travail j’avais analysé dans ses écrits et interviews avec ses amis et collègues, la nature du génie de Mario Praz, un érudit de dimension encyclopédique sur la culture et l’art européen, en particulier de la période du Directoire, du Consulat et de l’Empire, sur laquelle il devint un expert en émulation de Paul Marmottan, son ami. Praz répondait en tous points aux critères du savant érudit de type mélancolique dénommé Saturnien depuis les études faites sur ce sujet au Warburg Institute à Londres. En 1923 Fritzt Saxl, l’assistant d’Aby Warburg qui fonda le Warburg Institute à la mort de ce dernier, avait publié en collaboration avec E. Panofsky un essai sur la gravure de Dürer Melancolia. Puis en 1964 il co-écrivit avec O. Klibansky Saturn and Mechancholy – Studies in the History of Philosophy, Religion and Art, un thème exploré par deux autres membres du Warburg, Rudolf et Margot Wittkower dans leur volume pionnier de 1963, Born under Saturn. The Character and Conduct of Artists. Et, bien qu’il n’ait jamais ouvertement reconnu sa dette envers la pensée et le travail d’Aby Warburg, Mario Praz en fut fortement influencé et contribua au premier numéro du Journal of the Warburg Studies en 1939 une traduction de son essai de 1934 portant sut les emblèmes et les devises, Studi sul Concetttismo, Studies in 17th century Imagery, une étude sur l’imaginaire allusif poétique, philosophique et ésotérique de la création artistique hermétique.

Illustration 2
MELANCHOLIA, Albrecht Dûrer, 1514

Le Romantisme Noir dans son œuvre n’a jamais fait l’objet d’une étude approfondie, il reflétait la face sombre de la France et représentait un obstacle à la psyché nationale italienne. Elle en est de même pour moi dont la nature solaire enthousiaste et extatique ne s’accommode pas aisément de l’ombre noire collective de mon pays natal. J’en avais fui les effets nocifs à l’âge de 21 ans pour devenir Britannique dans une société moins brutale, moins violente et moins conflictuelle, plus tolérante, plus respectueuse et plus ouverte, qui m’offrit des opportunités de développement personnel, de liberté et de créativité dans mon travail que je n’aurais jamais pu envisager en France. Pourtant il semblât que ma carrière d’historienne d’art britannique me ramenait vers cet écueil qu’il me fallait affronter si je voulais aller de l’avant dans mon travail. Mario Praz devint mon guide et mentor dans ce défi que je devais relever.  De retour à Paris alors que je me réappropriais mon héritage culturel dans ma langue maternelle, pour tout être humain uniquement porteuse d’émotion et de créativité, je suivis sa trace dans ses rencontres et échanges avec Paul Marmottan, dans sa correspondance, entre autres, avec Maurice Heine un interlocuteur à sa mesure. Heine, après Apollinaire, s’était penché sur les manuscrits de Sade, et les avait publiés à partir de 1926. À Paris, les mouvements Dada et Surréaliste introduisaient des idées réactionnaires : en 1918 le Manifeste Dada déclarait : La Beauté est morte, et en 1930 Salavador Dali décrivait les Trois images Cardinales de la vie : Le Sang, les Excréments, et la Putréfaction. Praz correspondait aussi avec Charles Du Bos, le mystique franco-britannique converti, critique et écrivain, qui déclarait en 1924 dans le Cinquième entretien de ses Dialogues avec André Gide : Brûler toujours de cette flamme semblable à une gemme, maintenir cette extase, c’est le vrai succès de la vie. 

Pourtant Praz né à Rome, devenu florentin après le remariage de sa mère, ne participait ni de cette lumineuse vision mystique, ni et du néoplatonisme de Marsilio Ficino, fondateur de l’Académie de Cosimo de’ Medici, qui décrivit la Frénésie Divine qui s’empare de l’âme en quête de Connaissance, dans sa Septième Lettre, De Divino Furore en 1547. Gabriele D’Annunzio, sur lequel Praz avait soutenu une thèse sujet de l’essai concluant La carne, la morte e il diavolo : D’Annunzio. L’Amor sensuale della parola, parlait de l’aspect charnel de la pensée…un instinct sensuel purifié et exalté au feu blanc de ma pensée…Ivresse mystique qui quelquefois fait naître le verbe de ma chair et de mon sang. Il rejoint là l’exaltation de ce délire divin, dont parle Baudelaire, Il faut être toujours ivre… ainsi que les poètes Symbolistes français, les Romantiques anglais et allemands, que Praz traduisit et qui influencèrent son œuvre. Sa nature sombre et froide le portait vers ce qu’il nomme dans une description de l’art de Montaigne : variété et étrangeté, grotesques et corps monstrueux. André Chastel, avec lequel il correspondait, ne s’y trompa pas et compara Mario Praz à un savant surréaliste, celui-ci se disait lui-même Merlin, fils de Satan. L’aspect onirique du Surréalisme explorant les sombres profondeurs du subconscient rejoint l’aspect magique de l’œuvre de Praz, qui jouait avec art sur différents niveaux de réalité.

Les premières études pionnières en psychiatrie furent initiées à Paris sous l’influence de Jacques Joseph Moreau de Tours (1804-1884), dont je découvris le travail novateur à travers l’art de son fils peintre, Georges Moreau de Tours. Il étudia les états cliniques et paranormaux de la psyché humaine sous l’effet de certaines substances, engendrant les états de conscience altérés dans des soirées où participaient les personnalités les plus marquantes des mouvements Romantiques et Symbolistes en art et en littérature.  En 1844, de retour d’un voyage au Moyen Orient où il avait découvert les effets du cannabis, Jacques-Joseph Moreau de Tours avait rassemblé autour de lui artistes et écrivains à l’Hôtel Pimodan, l’actuel Hôtel de Lauzun sur l’île Saint-Louis, en une exploration des  paradis artificiels décrite par Théophile Gautier en 1848 dans un récit Le Club des Haschischins, et par Charles Baudelaire en 1860 dans un chapitre des Paradis artificiels. Je créai une association en vue d’une exposition sur le sujet : https://amisdemoreaudetours.com/

Ainsi armée d’années de recherche sur la création artistique et la nature du génie, je me rendis à Vétheuil en août 2021 à l’invitation d’un producteur de documentaires de télévision basé à Hong Kong, Richard Heyraud, qui m’avait contactée sur mon site internet, disant vouloir me faire rencontrer un jeune peintre de ses amis dont il était devenu agent, Clément Denis. La silhouette mince et ascétique du garçon qui m’attendait sur le quai de la gare à Mantes-la-Jolie, me causa un étrange sentiment. M’avançant vers lui, je perçus une autre incarnation en lui, celle d’un ermite au désert de l’Ancienne Égypte, non pas une âme sereine exaltée en béatitude dans la contemplation divine, mais l’une de ces âmes tourmentées par leurs démons intérieurs qui fuyaient le monde et le commerce des hommes. J’ai toujours eu le don de lire les âmes, et j’ai longtemps pensé que c’était là un trait commun à tous avant de réaliser qu’il n’en était rien. Ainsi il m’arrive aussi pour diverse raisons de discerner les vies antérieures de certaines personnes qui croisent mon chemin. J’ai utilisé ce don de clairvoyance dans ma carrière de pédagogue, dans mon travail et dans mon mariage, renforcé par mon expérience de la Méthode Montessori, dont la créatrice, la Dott.ssa Maria Montessori, avait étudié avec Jean-Martin Charcot (1825-1893) le célèbre psychiatre. Ses travaux pionniers à l’hôpital de la Salpêtrière portaient sur l’hypnose et l’hystérie, conduisant à la théorie du traumatisme psychique qui influencèrent Sigmund Freud, l’un de ses élèves. Cette méthode pédagogique me donna une solide base fondée sur le respect de l’individualité et de l’intégrité de l’âme, et fut dans ma vie un élément primordial et fondateur de ma relation avec les autres, qui me permit de m’adapter, m’intégrer et me fondre dans diverses cultures et divers pays avec bonheur et harmonie.  

Je le mis à profit dans ma relation avec Clément Denis. N’ayant aucune information autre que des liens vers son site et documentation visuelle de son art, qui m’apparut être de haute qualité, ce pourquoi j’acceptai cette invitation, je ne savais pas à qui j’avais vraiment affaire, sinon que nous étions tous deux originaires du Val de Loire, me dit son agent. Il avait aussi ajouté qu’il venait de s’installer à Vétheuil dans l’ancienne demeure de Claude Monet, qui y vécut de 1878 à 1881 et y peignit cent cinquante tableaux avant de s’installer à Giverny. Là aussi mourut sa première femme, qui est enterrée dans le cimetière du village. La modeste maison d’artisan de Monet sur le bord de la route, qui la sépare en contrebas de la prairie menant à la Seine, là où était amarré son bateau-atelier, a perdu tout son caractère rustique d’origine. La propriétaire l’avait rénovée dans un goût petit-bourgeois sans imagination pour en faire des chambres d’hôtes, jusqu’à l’épidémie du Covid qui la força à la louer en juillet 2021 à Clément Denis et sa compagne. Y entrant je remarquai l’ancien escalier de bois recouvert de moquette, et l’écriteau sur le paillasson, Prière de s’essuyer les pieds ! et je pensai, amusée, que Monet devait se retourner dans sa tombe…

Illustration 3
Maison de Monet à Vétheuil

 Le déjeuner fut un long monologue de la part de Fouzy Mathey, la compagne de Clément qui me raconta en détails sa vie et ses nombreuses infortunes, laissant Clément silencieux à ma droite durant tout le repas, bien que je m’efforçasse de trouver des sujets communs et de le faire participer à la conversation, ne sachant que penser. Alors que le temps passait et que je devais prendre une navette pour retourner à la gare de Mantes-la-Jolie, je demandais quand je pourrais enfin voir les tableaux de Clément ? Je fus conduite dans la cour, où sous l’auvent d’un préau, je fus frappé par un tableau de large dimension intitulé Purgatoire, montrant des silhouettes dans un huis-clos glacial, que Clément me dit être des âmes en errance. La force évocatrice qui émanait de ces formes de couleurs sombres allant vers la lumière, me subjugua. Je n'eus qu’une petite demi-heure pour me faire une idée de son art in situ, alors qu’il déroulait sur le gravier les larges feuilles de papier Arches sur lesquelles il peint en acrylique. Des paysages majestueux et tourmentés s’offraient à moi dans de violentes couleurs et un style Expressionniste, ainsi que des scènes surréalistes et allégoriques de même facture. Je commentais au fur et à mesure, l’invitant à les décrire, et Fouzy qui nous suivait remarqua avec stupéfaction : Personne n’a jamais dit çà de Clément ! J’enregistrai sans commenter cet aveu d’incompréhension de sa part, et envoyai un mail à Hong Kong demandant des éclaircissements sur la raison réelle de ma visite, considérant les faits. La réponse fut immédiate, si nous pouvions nous mettre d’accord sur les termes, l’agent financerait un livre sur Clément en français et en anglais, et non il ne s’intéressait pas aux projets de Fouzy.

Illustration 4
PURGATOIRE, acrylique sur papier, 206-2017

Clément, tout comme Mario Praz, correspond au type dit Mélancolique selon la théorie des Humeurs définie par Aristote et Hippocrate : sec et froid, régi par la bile noire, et sous l’influence de Saturne, c’est le signe de la terre, de l’hiver et de la vieillesse. Ce sont des cérébraux dénués d’empathie envers les autres, ce qui se traduit parfois par un comportement manipulateur, petit-bourgeois et mesquin, comme j’ai pu l’observer chez l’un comme chez l’autre. Ils manquent de générosité de cœur et d’esprit, ce sont des solitaires vivant dans leurs propres univers, même si Praz était un excellent et généreux professeur qui aimait les femmes, et si Clément Denis communique avec le monde extérieur dans son art, qui reste pourtant dans le monde des Idées, et non celui des vivants jamais représentés. De plus il entretient un rapport difficile et conflictuel avec les femmes, ayant souffert de traumatismes psychiques à leurs mains dans son enfance. La mort est omniprésente dans ce sombre tempérament, Praz en cultivait l’évocation et la représentation avec art et érudition dans ses écrits et sa collection d’objets d’art, et avec laquelle Clément flirta à plusieurs reprises dans des tentatives de suicide répétées.

Notre seconde rencontre se fit à Paris, et sur le conseil de son agent qui m’avait conseillé pour le faire parler de l’emmener dans la nature, je proposais à Clément un pique-nique à la Fontaine Médicis au Jardin du Luxembourg, l’un de mes endroits favoris à Paris, empreint de grâce et de beauté, qui me rappelle l’Italie et Florence. Assis au soleil, sans la présence contraignante de sa compagne, il se détendit et s’ouvrit. Je lui parlai de mon parcours pour le mettre en confiance, lui assurant que je pouvais tout comprendre et que rien ne serait publié sans son accord. Et nous abordâmes les sujets qui l’intéressaient, surtout à ce stade je m’en souviens, l’ésotérisme, le spiritisme, sa famille et son enfance au Val-de Loire. J’avais déjà dressé un premier synopsis du livre et nous décidâmes que je lui enverrai un questionnaire ce qui fut fait. Je dus le relancer à plusieurs reprises pour une réponse, qui se fit éventuellement dans une conversation au téléphone, et me permit de rédiger le premier chapitre. Les semaines passèrent et éventuellement il me donna une date pour une seconde visite et la possibilité de passer une nuit, m’offrant deux jours de travail. Je lui présentai le texte que nous corrigeâmes ensemble, et qu’il voulut soumettre immédiatement à l’approbation de sa compagne, ce que je refusai de faire avant le texte finalisé, ne voulant être influencée par son avis. Il m’avait fallu peu de temps pour comprendre qu’elle brassait du vent, se posait en victime et voulait attirer sur elle l’attention que je portais à Clément et à son art, qu’elle ne comprenait pas. Lorsqu’avant de partir je lui donnai le texte à lire, j’entendis Clément murmurer Elle est parfaite ! et je sus que j’avais gagné sa confiance.

Avant de commencer tout travail d’écriture, que ce soit un livre, un poème, un article, il me faut trouver la note juste, tel en musique et dans le chant. Une fois celle-ci établie, je la maintiens jusque à la fin de l’œuvre. Le récit que Clément m’avait fait de son enfance était si douloureux, si poignant, que je sus que je ne pourrai le traiter que par la poésie, élevant ainsi toute la souffrance et le sordide au niveau de l’art et de l’esprit. Et je me tournai vers la poésie métaphysique du mystique Soufi perse du 13e siècle, Djalâl ad-Dîn Rûmî, dont l’esprit lumineux imbu d’amour guiderait mon inspiration dans la rédaction du livre. Cette fois je pus étudier sur place les œuvres de Clément qui m’éblouirent. Certes j’aurai dû y passer beaucoup plus de temps, mais ce ne me fut pas offert et je ne voulus pas m’imposer dans les circonstances.  Mon expérience, ma mémoire visuelle et le rapport intuitif qui s’établit alors entre nous deux, me permirent de compenser ce manque et de compléter les notes hâtives que je griffonnais en l’écoutant et en lui parlant, alors qu’il déroulait ses tableaux sur le gravier de la cour. Nous avions trouvé dans l’étude de son art une parfaite harmonie d’esprit qui s’exprimait avec peu de mots, nous commencions et finissions les phrases l’un de l’autre, glissant sans effort d’un sujet à l’autre, l’un éclairant l’autre et vice-versa. Cette entente intellectuelle et spirituelle me permit d’avancer très vite dans mon travail.

Vint le moment où je voulus comprendre la relation avec sa compagne, et ce fut le seul entretien conduit ensemble avec eux d’eux, où je leur posais la question de son rôle, que l’agent avait qualifié de muse. D’emblée ils réfutèrent immédiatement ce mot, elle se présenta comme collaboratrice, à la manière de la femme de Christo, ce qui était clairement pure invention considérant qu’elle ne comprenait rien à son art, et de toute évidence n’était pas à la hauteur. Pressés de clarifier, l’un et l’autre restèrent silencieux, et je compris que leur relation était à un autre niveau de dépendance psychique que je pressentais comme toxique : ils s’étaient rencontrés lors d’une exposition sur la Mort. Et de mon expérience et de celle de l’agent, qui me le confia, elle avait l’habitude de se mettre en avant souvent au détriment de Clément dit-il, bien que Clément en restât ignorant ou choisissait le déni pour diverses raisons.

Un second saut à Vétheuil s’avéra nécessaire pour éditer ensemble le texte final après des semaines passées en rendez-vous annulés, des questionnaires restés sans retour, des conférences téléphoniques remises, des délais qui s’allongeaient et appesantissaient mon travail : j’avançais à l’aveuglette glanant bribes par bribes les informations qui m’étaient nécessaires pour avoir une idée claire du parcours de cet artiste qui se dérobait en faux-fuyants, jouait les divas, et fit une crise de nerfs quand je refusai net l’intrusion de sa compagne dans le projet. Elle voulait me dicter mon travail, il voulait se servir d’elle comme un écran, l’agent de Hong Kong dû intervenir, Clément s’excusa et nous reprîmes le dialogue. Mais il devint clair que j’avais été engagée pour ce travail dans la naïve conception d’acheter les services d’une plume, de se servir de ma réputation professionnelle et de mon nom pour donner à cette monographie crédibilité et prestige, mais que tous voulaient influencer et tourner à leur profit, y compris l’agent qui avoua ne rien connaître à l’histoire de l’art, ne pas savoir ce qu’était l’humanisme, mais qui insistait que ce livre était selon lui collégial !

Toute mon expérience de ce que les Anglais nomment people management fut requise en plus de mon sens diplomatique pour que le manuscrit final soit livré le 1er décembre 2021 comme convenu. Je savais qu’il me fallait absolument surfer sur la crête de la vague de l’énergie qui avait été générée, sinon le livre ne verrait jamais le jour. Pour ce faire il me fallait garder un fragile équilibre entre la communication avec des personnes qui voulaient miner mon travail au lieu de le faciliter, garder le cap sur mon analyse scientifique de l’œuvre de Clément sans entrer dans une psychanalyse complaisante et réductrice, et maintenir la note poétique et métaphysique qui donnerait à ce volume une dimension humaniste au-delà d’une simple monographie d’histoire de l’art, ce qui me semblait essentiel considérant la nature de l’œuvre et de l’artiste. J’avais dès le début discerné l’influence de l’Allemagne dans son œuvre, non seulement les artistes Expressionnistes du début du 20e siècle, mais aussi la littérature quand nous abordâmes le sujet de ses lectures. Pourtant ce ne fut qu’à l’issue de plusieurs semaines d’échange où il mettait en avant certains artistes contemporains français dont il s’inspira, qu’il prononça comme par hasard le nom de ce géant que j’attendais, Georg Baselitz, ce qui pour moi était évident depuis le début et beaucoup plus important. Je connaissais bien l’œuvre de l’artiste et son fils Daniel avait été l’un de mes étudiants à Londres chez Sotheby’s. Je perçus alors en Clément la réticence que j’avais aussi rencontrée chez Mario Praz à ne pas vouloir reconnaître la dette qu’ils ont envers des maîtres qui les ont précédés et influencés, ce qui ne dévaloriserait en rien leur travail, mais dénote chez eux deux un manque de reconnaissance et d’humilité.

Au-delà de ces défaillances humaines, l’œuvre de dix années de la vie de ce jeune homme m’apparut étonnante. Déclarant suivre le chemin de la souffrance, il l’avait sublimée durant ses premières années d’artiste en exorcisant ses démons intérieurs, en absorbant et faisant siens tous les courants d’avant-garde du 20e siècle, comme le reconnut l’un de ses professeurs. Ayant accompli cette recherche et cette synthèse, il avait développé un style de peinture à l’acrylique sur papier tout à fait original. Travaillant avec ses mains dans une frénésie de créativité, il avait abordé toutes les grandes crises qui ont traversé et bouleversé l’Europe et le monde au 20e siècle. Sur les traces de Baselitz et travaillant comme lui en séries, il aborda les thèmes des deux Guerres Mondiales, puis les grandes causes des deux premières décennies du 21e siècle, l’aliénation de l’homme dans un monde déshumanisé par l’effet destructeur de la loi du marché dans la globalisation, l’immigration et le changement climatique.

Pour moi qui partage l’expérience mystique de Charles Du Bos : Brûler toujours de cette flamme semblable à une gemme, maintenir cette extase, c’est le vrai succès de la vie, je reconnus dans le parcours de vie de ce jeune homme la même force créatrice qui m’anime, celle des Voleurs de Feu, ainsi définie par Dominique de Villepin dans son exégèse de la poésie française en 2003. qui nie la dualité destructrice du monde pour atteindre à l’harmonie : Dans la poésie des voleurs de feu se retrouve donc la conscience d’une unité perdue à reconstruire Et je voulus par l’art de mon écriture, dans lequel je mis en avant son propre témoignage, le révéler à lui-même dans une maïeutique iniatrice, lui tendre un miroir pour qu’il prenne conscience du groupe d’âmes auquel il appartenait et de ce qu’il avait accompli. Je fus frappée par l’aspect visionnaire magistral de certaines séries, telles : No man’s land, Winter is coming, Les nomades immobiles, et la dernière en date, Le chant du fleuve portant sur le changement climatique et la montée des eaux, dans laquelle il a réussi une synthèse de tous les aspects de son parcours et qui restera j’en suis sûre son œuvre la plus marquante. En contemplant ces vastes panneaux le sentiment que c’était là peut-être son œuvre testamentaire m’avait envahi.

Illustration 5
LE CHANT DU FLEUVE, acrylique sur papier, 2021

J’y ressentais une finalité, je pressentais qu’il lui serait difficile à l’avenir d’atteindre à une telle fusion de concept, de contenu et d’exécution. Il retournait alors à ses sources à Vétheuil, le paysage, et me dit : Je peins toujours le même paysage… Il s’est hissé au sommet de la création artistique mû par ce feu intérieur qui le nourrit et le consume. Mais je sais par expérience que dans le parcours de l’âme humaine sur terre, la maturité des Voleurs de Feu pour durer dans le temps, nécessite la prise de conscience de cette force créatrice et son contrôle. Ceux qui sont touchés par l’aile du génie paie un lourd tribut pour leur talent créateur, et il leur faut un esprit fort et lucide pour résister aux illusions rencontrées dans l’incursion des sphères sidérales qui en défendent l’accès aux âmes encore mal trempées à son feu. La fragilité psychique de cet artiste qui a tant désiré la mort, mais qui a accompli une œuvre remarquable en faisant le choix de la vie malgré sa souffrance, est une faiblesse qui lui faudra surmonter. À chaque stade de la vie, l’homme évolué doit renouveler ses choix en les sublimant consciemment à un niveau supérieur. Clément Denis se prédit une vie courte et une mort précoce, et ne se soucie pas de la postérité, il sait d’instinct que ses jours sont comptés. Il y a une grandeur d’âme poignante dans sa démarche personnelle et artistique qui le hisse à la hauteur de ces Phares visionnaires dont la destinée est d’éclairer l’humanité, que mentionne Baudelaire dans son poème éponyme, avec lequel je clos ce livre à l’hommage de l’art de cette âme tourmentée au destin si particulier.

Illustration 6
PAYSAGE, acrylique sur toile, 2013

Monique Riccardi-Cubitt

Paris, 9 avril 2022

Monique Riccardi-Cubitt

Clément Denis. Ut pictura poesis,

Paris, Éditions Lord Byron, 2022

Édition de 220 exemplaires numérotés de 1 à 220.

Couverture rigide, 24 x 30 cm, 196 pages

Edition : français, anglais

ISBN 978-2-491901-23-3

35 €

Éditions Lord Byron

10, rue Lord Byron, Paris 8e

www.editions-lord-byron.fr

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