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Billet de blog 28 septembre 2015

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FEVER LE FILM, ou LA PSYCHOSE COLLECTIVE DE LA FRANCE

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FEVER, le film, ou LA PSYCHOSE COLLECTIVE DE LA FRANCE

Mardi 5 septembre 2015, pour la première rencontre de la saison, la Société des Gens de Lettres, (SDGL) présenta à l’Hôtel de Massa, en partenariat avec Strutt films,  la projection en avant-première  de FEVER. Le film, adapté du roman éponyme de Leslie Kaplan, est le premier long-métrage du photographe franco-britannique Raphaël Neal http://www.raphaelneal.com. Tourné en participation avec les comédiens et les techniciens, avec une musique originale composée par la compositrice et chanteuse Camille, le film plusieurs fois primé, fait le tour du monde depuis un an. Cette avant-première parisienne s’est déroulée en présence de Leslie Kaplan, Alice Zeniter (co-scénariste) et Raphaël Neal. FEVER sort dans les salles parisiennes le 7 octobre, Rive gauche au MK2 Hautefeuille, projection en présence du réalisateur et des acteurs, et au Lucernaire (à partir du 15 octobre), Rive droite au Luminor. FEVER est sur Facebook : www.facebook.com/fever.lefilm

Le film traite du meurtre gratuit, et de la folie qui résulte de cette transgression. A Paris, au début du 21ème siècle, deux lycéens, Pierre et Damien, élaborent leur propre théorie du hasard, les exonérant de toute culpabilité et responsabilité. Ils projettent pendant plusieurs mois, et commettent, ce qui paraît être le meurtre parfait, qui sombre dans l’indifférence générale réservée aux faits divers non résolus. Pourtant la disparition de cette femme, choisie, le pensent-ils, au hasard, va générer au fil des jours, une mutation psychologique chez les deux adolescents, dans une réflexion qui éclairent sur leurs motivations inconscientes profondes. C’est avec choc que Damien entend son grand-père, ancien fonctionnaire sous le régime de Vichy prononcer ses propres mots : Pour qu’il y ait crime il faut qu’il y ait une raison personnelle, un motif, un mobile personnels. Mais si on suit des ordres... Quant à Pierre, il revit avec angoisse la déportation de sa grand-mère juive à Auschwitz à travers l’étude de la Seconde Guerre Mondiale : le procès Papon et celui d’Eichmann. De divagations philosophiques en insomnies, et bientôt en hallucinations, il fond en larmes en plein cours de philosophie, prêt à tout avouer, il semble. On ne dira rien, avait-il dit à Damien, mais on en crèvera peut-être... Damien l’en empêchera, et la belle Madame Martin, leur professeur, inconsciente de leur désarroi, lui conseille de prendre du magnésium, en vue de la préparation au baccalauréat !

Cette incursion de l’irrationnel dans la banalité quotidienne crée une tension entre les protagonistes et le monde qui les entoure. La normalité est incarnée par Zoé, témoin du crime, mais est-elle si normale ? Son obsession envers les deux garçons, qu’elle a entrevu quittant l’immeuble, est dévoilée de façon troublante :  Damien la confronte dans les couloirs  du Monoprix à Montparnasse, et lui serrant son foulard autour du cou, lui demande : C’est ça que tu veux ? évoquant la relation ambiguë  entre le meurtrier et la victime. Quelle est la raison profonde et occultée qui a poussé les deux garçons à choisir leur victime parmi les passantes entrevues derrière la vitre du café ? Comment en sont-ils arrivé à partir de leur cours de philosophie, où leur est cité Nietzsche : C’est une belle folie : parler. Avec cela l’homme danse sur et par-dessus toute chose, ainsi que Freud : D’après lui ne pas croire au hasard revenait à soutenir une conception religieuse, superstitieuse du monde, à maintenir l’idée d’une finalité, d’un ordre dernier de l’univers. Tout d’un coup Damien avait dit : «  Moi je vais plus loin. Non seulement je crois au hasard, mais je le fais travailler pour moi », écrit Leslie Kaplan.  Le jeu des forces obscures et irrationnelles, qui guident les actions humaines à leur insu, est brossé sur la scène du Paris de Montparnasse, en des prises de vues somptueuses et évocatrices du quartier, où se dévoile, à travers l’œil de l’artiste photographe, son amour pour la capitale. 

Le thème secondaire est subtilement tissé dans l’action principale : la relation des deux adolescents au principe féminin. Leur victime est une femme, les femmes peuplent leur vie, la gouvernent. De leur professeur de philosophie, jeune et belle, moulée dans une robe au décolleté provocant, convenant mieux  au salon d’une soirée qu’à la salle de cours, à la mère de Damien, jolie, trop jolie, frivole, superficielle, adepte du shopping,  à celle de Pierre, acariâtre et aigrie, et à leurs compagnes de classe, à qui Damien déclare : Mais vous portez ces shorts ultra courts, vous aimez qu’on vous regarde ! Ils se sentent impuissants et désarmés devant leur pouvoir provocateur et dominateur dans cette société féministe moderne ; seule la grand-mère de Pierre lui montre amour et affection. C’est une vision très freudienne du monde : le complexe d’Œdipe qu’ils doivent surmonter pour atteindre à la maturité émotionnelle. En tuant cette inconnue, ils tuent l’archétype de la mère, mais en passant à l’acte au lieu de le sublimer mentalement et affectivement, ils sombrent dans la folie. En croyant agir en toute liberté, en affirmant leur volonté individuelle d’être, basée sur des prémisses qu’ils pensent originales, ils s’alignent en fait sur des forces occultes, qu’ils ignorent à leurs dépens : la mémoire collective de leur identité nationale.  

C’est la démonstration de la faiblesse égocentrique de la pensée freudienne, matérialiste et faussée - Dieu est par essence infini, et l’ordre qui règne dans l’univers est désormais scientifiquement démontré - qui domine la scène en France depuis Lacan, à l’opposé de la conception jungienne, qui, dans une vision humaniste occidentale place certes l’homme au centre du monde, mais au sein d’une cosmologie. Les êtres humains sont reliés entre eux, et à l’univers, par une invisible toile qui, du passé, se projette sur l’avenir dans le moment présent, ne formant qu’un seul tout. Les deux garçons en assassinant cette femme ont, dans leur transgression, atteint à leur propre humanité, d’où leur folie. Mais, en s’inscrivant par ignorance, fantasme et orgueil, dans la chaîne d’anciens actes d’atrocité, ils sont devenus les porteurs, et les instruments, de pulsions involontaires, qui doivent être reconnues et exorcisées, afin que les forces vives de la vie - celles de la raison et de la créativité - puissent jaillir et renouveler le destin collectif humain. 

L’ombre de Vichy plane sombre et pesante dans l’omerta qui domine ce sujet tabou dans la société française. Le film montre le président François Mitterrand parlant dans une interview à la télévision en 1993,  prononçant ces mots fameux: La France ne s’excusera pas pour Vichy, c’est entretenir la haine. La perversité des propos est flagrante, reconnaître un ancien mal, et s’en excuser, est entretenir la haine ! Un président plus éclairé, Jacques Chirac, reconnaîtra deux ans plus tard la part de responsabilité de la France dans la Shoah, en tenant, le 16 juillet 1995 au Vélodrome d'Hiver, un discours qui fait histoire. C’est à son initiative en 1986, alors  qu’il est maire de Paris, que l'hôtel de Saint-Aignan dans le Marais, devient un musée consacré à la civilisation juive : le Musée d'art et d'histoire du Judaïsme, qu’il inaugure en tant que président en 1998.  En 2002,  sous sa seconde présidence, les 76 000  victimes juives déportées de France dans le cadre de la Solution finale  mise en œuvre par les Nazis, avec la complicité du gouvernement de Vichy, sont inscrites sur le Mur des Noms, au Mémorial de la Shoah.  Malheureusement ce désir de repentance et d’exorcisme national, qui élève et assainit la psyché collective, n’a pas été émulé par son successeur Nicolas Sarkozy. Peu soucieux du bien général, ce président histrionique de petite envergure a trahi les idéaux humanistes et désir de rédemption de son parti et de son prédécesseur. Il a sans vergogne manipulé les anciens démons de la France à son profit personnel, rabaissant les héros de la Résistance, tel Guy Môquet, à de vulgaires figures de propagande, jouant sur les sentiments nationaux ambigus de haine ancestrale, de culpabilité, de peur, en encourageant la haine raciste dans des discours inflammatoires, ainsi à Grenoble en juillet 2010 contre les Roms. Cette régression dans l’ouverture, l’humanisme, la tolérance se poursuit sous la présidence de François Hollande, malgré son inauguration du Mémorial de la Shoah de Drancy le 21 septembre 2012. Que ce soit les Juifs, les Roms ou les Arabes, l’autre est stigmatisé en tant que différent, malgré cette laïcité tant invoquée au nom de la raison, qui n’est en fait que l’éradication de toute transcendance et du sens du sacré, dont le respect dû à la femme, porteuse de vie. En parlant de leur victime, Pierre dit à Damien pour se justifier ; C’était une pute, celui-ci répond: Ce sont toutes des putes.  Existe t-il un autre pays au monde où le vagin féminin est devenu une injure depuis le 18ème  siècle, le c.., qui se décline en nom commun, verbe et adjectif, qu’utilisent maintenant les femmes dans leur désir affiché d’émancipation, sans réfléchir qu’elles se dévalorisent et se dégradent elles-mêmes? La France, au nom du progrès, a abandonné des vertus et des valeurs traditionnelles, qui font la force et l’équilibre d’une société, et sans repères, aveuglée, s’enfonce dans un matérialisme décadent et destructeur. Ces enfants de la télé, comme se définit lui-même Sarkozy, issus des mouvements contestataires de mai 68, quand il devint de bon ton de se recommander de slogans creux et vains, tel : il est interdit d’interdire,  n’ont pas suffisamment de vision,  d’altruisme et de valeurs morales, pour exorciser les démons de la mémoire collective, et invertir le cours de l’histoire nationale. Tout se vaut, et tout est rabaissé au plus bas dominateur commun, dans la manipulation médiatique à des fins économiques et politiques, des sentiments et des désirs les plus bas, les plus médiocres et les plus mesquins de la masse des citoyens, obnubilés par le consumérisme. Il était affligeant d’entendre des étudiants crier : Nous voulons consommer !  en manifestant contre le contrat première embauche, le CPE, visant à l’égalité des chances, du gouvernement de Dominique de Villepin en 2006, sous Jacques Chirac.

Au delà des croyances et des contraintes dogmatiques des religions, la spiritualité et la philosophie, par leur pouvoir de transcendance et leurs valeurs humanistes, unissent les hommes dans le respect l’un de l’autre, et dans l’acceptation de leur individualité. Or qu’advient-il quand, sous prétexte de laïcité la spiritualité est sujet à dérision : superstition ou angélisme, que le blasphème devient vertu républicaine, et que la philosophie, qui devrait être la réflexion qui mène à la connaissance,  donc à l’art de vivre en harmonie en soi et avec les autres, tourne à vide des formules creuses et fausses ? C’est la folie assurée, même si la France, si fière d’être cartésienne, Cogito ergo sum, désormais remplacé par Consumo ergo sum, s’enorgueillit d’être, après la Grèce antique, le pays des philosophes!

Ce marasme moral ne date pas de la Seconde Guerre Mondiale, et ne concerne pas seulement la xénophobie ou le racisme. Il remonte à la fondation même de la République, à la Révolution, à la Terreur, quand les instincts les plus bas et les plus vils se donnèrent libre cours au-delà de toute justification rationnelle. L’hystérie collective et le délire des bains de sang incessants, l’ivresse de la cruauté libérée et de la bestialité encensée au nom de valeurs inscrites au fronton du Panthéon républicain : Liberté, Égalité, Fraternité, a engendré ce paradoxe, qui est la base même de la République  française. La France n’a jamais exorcisé cette ombre et cette tache sur l’honneur national, elle n’a jamais réglé ses comptes avec ce passé sanguinaire, comme le faisait remarquer l’historien Jean des Cars sur le plateau de l’émission 28 Minutes d’Arte, le 8 septembre 2015, à l’occasion des célébrations du règne d’Élizabeth II d’Angleterre. La Russie a exorcisé les démons de sa Terreur quand le président Yeltsin demanda pardon pour les meurtres du Tsar et de sa famille devant leurs restes en 1998. En France, dit des Cars, On n’a pas réglé nos comptes, et ça recommence à chaque fois . Du flou à la fausseté, de faux-fuyants en mensonges hypocrites, de mauvaise foi en censure, la France vit son passé en l’ignorant, refusant d’en confronter la réalité effective et ses conséquences. Il en résulte un aveuglement et un affaiblissement de la pensée qui devient sophisme, un appauvrissement de l’action créatrice, une maladie de l’âme et de l’esprit dans la perversité et la perversion, qui perdurent depuis le 19ème siècle, et dont le Marquis de Sade, récemment élevé au rang de philosophe des Lumières, est l’incarnation la plus marquante.  Et voilà donc ce qu’est le meurtre : un peu de matière désorganisée, quelques changements dans les combinaisons, quelques molécules rompues et replongées dans le creuset de la nature qui les rendra dans quelques jours sous une autre forme à la terre ; et où donc est le mal à cela ? écrit-il dans Juliette. Il est difficile de comprendre comment la France, qui se définit comme le pays des Droits de l’homme, peut élever cette folie perverse au rang de philosophie.

Voici l’héritage intellectuel et spirituel qui conduit à leur insu les deux adolescents de FEVER à commettre leur acte insensé. Et le rythme  syncopé et obsédant de la musique de Camille, inspiré du jazz, et de la chanson de Peggy Lee Fever, ponctue la pulsation de la folie qui monte dans leurs veines, les possède et les aveugle. Il reste à regretter que cette folie, explicite dans le texte de Leslie Kaplan, reste implicite dans le film, et que le dénouement ne s’en empare pas pour souligner sa présence dans la normalité banale du quotidien : on voit seulement les deux garçons échanger un regard complice dans la salle d’examen du baccalauréat.  Ce film est à recommander, tout comme le livre, pour avoir le courage de confronter la question du mal dans une société vouée à la frivolité, la superficialité et l'insignifiance du divertissement, et de se mesurer au lourd passé qui asphyxie et paralyse la psyché nationale française. 

MONIQUE RICCARDI-CUBITT, Paris, le 28 septembre 2015

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