Éditorial. Une provocation dans les formes - Jeudi, 12 Décembre, 2019 - Maurice Ulrich
Plus de dix-huit mois de fausse concertation pour en arriver, hors quelques mesures secondaires destinées à faire illusion et un discours qui se voulait rassurant, à sortir du chapeau ce qui, en réalité, y était depuis le début.
Il ne fait pas de doute que le pouvoir veut user les grévistes et l’opinion. C’est une politique du pire et de l’irresponsabilité vis-à-vis du pays et de la République.
Après l’intervention d’Édouard Philippe hier midi, un premier constat s’impose. Le président de la République et le gouvernement sont prêts à bloquer durablement le pays, à faire vivre aux Français, qu’ils soient grévistes ou non, des jours difficiles, pour une réforme qui n’est approuvée que par le seul Medef et plus exactement par le haut du panier du patronat.
Il n’y avait hier que Geoffroy Roux de Bézieux, son président, pour saluer « un bon équilibre entre une réforme qui est redistributive et le fait qu’il faut, quand c’est possible, qu’on travaille plus longtemps ».
Cela, le patronat le voulait, le pouvoir le veut en se conformant, comme on l’a révélé, à la check-list du fonds de pension BlackRock. Il le veut et il le tente.
L’intervention d’hier ne règle absolument rien. Nombre de commentateurs pariaient ces jours derniers sur un discours du premier ministre qui aurait selon eux la vertu de rallier les syndicats dits réformistes, et donc les plus coopératifs.
L’Unsa et la CFDT semblaient en effet en position d’attente et plutôt réservés à l’égard et à l’écart du mouvement social, mais leur réaction ne s’est pas fait attendre. Pour les deux organisations, « la ligne rouge est franchie », avec un âge de départ qui serait reporté de fait à 64 ans ou plus pour une retraite à taux plein – et lequel ? –, quand bien même l’âge pivot, comme on dit, resterait à 62 ans. Les syndicats déjà dans le mouvement, dont la CGT bien évidemment, appellent à renforcer la grève.
Que cherche le pouvoir ? En y mettant les formes, en ayant même le culot, c’est le mot, de se référer aux lendemains de la Libération et en affirmant qu’il n’y aurait pas « de vainqueurs et de vaincus », le premier ministre s’est livré à ce qu’il faut bien appeler une provocation.
Plus de dix-huit mois de fausse concertation pour en arriver, hors quelques mesures secondaires destinées à faire illusion et un discours qui se voulait rassurant, à sortir du chapeau ce qui, en réalité, y était depuis le début. Il ne fait pas de doute que le pouvoir veut user les grévistes et l’opinion. C’est une politique du pire et de l’irresponsabilité vis-à-vis du pays et de la République.
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Bannissez de votre esprit les images de Lucky Luke et des volatiles perchés sur les pancartes déclouées de villes fantômes. Les fonds vautours ont leur rond de serviette à l’Élysée, assiettes de prix et couverts d’argent. Le plus vorace au monde, BlackRock, conseille le président, explique la politique à suivre aux ministres et tire déjà des profits sur la comète. Les retraites constituent pour lui un immense corps à dépecer en faisant glisser le système par répartition vers la capitalisation, en passant par une première étape, le régime à points commun à tous.....
BlackRock. Un géant américain de la finance à l’assaut des retraites des Français - Sébastien Crépel
Fonds de pension. Le gigantesque gestionnaire d’actifs BlackRock lorgne l’épargne hexagonale, qu’il voudrait transformer en retraite par capitalisation. Il attend que la loi Pacte votée au printemps et la réforme Delevoye lui ouvrent les portes de ce marché.
Pas la peine de chercher le nom de BlackRock dans l’agenda des concertations ministérielles sur les retraites : il ne figure nulle part. Cela n’empêche pas ce mastodonte de la Bourse américaine, présent dans le capital des plus grandes entreprises françaises et gérant l’épargne de millions de salariés à travers le monde, de s’intéresser de très près à la réforme des retraites, en dispensant ses « recommandations » au gouvernement et au président de la République.
En juin 2019, soit quelques jours avant la remise du rapport de Jean-Paul Delevoye sur le projet de « régime universel », le fonds d’investissement a détaillé, dans un document d’une quinzaine de pages, tout le profit qu’il espère tirer d’une réforme des retraites qui fasse une large place à la capitalisation, en s’appuyant notamment sur la loi Pacte votée au printemps sous l’impulsion de Bruno Le Maire.
Le document intégral : « Loi Pacte: Le bon plan Retraite » (sic)
Cette loi trop peu connue du grand public a préparé le terrain, en créant les conditions d’une montée en puissance des produits d’épargne retraite dans les années qui viennent. La réforme Delevoye vient en quelque sorte en complément de celle-ci, les recommandations de BlackRock éclairant de manière saisissante le contexte d’offensives tous azimuts de l’univers de l’assurance privée dans lequel elle s’inscrit. Une opération facilitée par l’accession à l’Élysée d’Emmanuel Macron, qui cultive ses relations avec le PDG de BlackRock, Larry Fink.
Pour le fonds américain, l’Hexagone représente un marché essentiel : « Les Français se distinguent au niveau mondial par un taux d’épargne élevé, 14 % de leur revenu disponible chaque année », relève BlackRock. Cela représente un pactole accumulé, tous patrimoines confondus, de 13 125 milliards d’euros en 2016, dont 5 400 milliards d’actifs financiers.
En Europe, seuls les Allemands épargnent davantage. BlackRock voudrait mettre la main sur cette montagne d’actifs, mais il doit pour cela éliminer un obstacle de taille : la méfiance historique des Français pour les produits financiers, et en particulier pour les retraites par fonds de pension, jugées peu sûres. 63 % d’entre eux estiment les placements en actions trop risqués, selon le baromètre de l’Autorité des marchés financiers. « Les différentes crises financières ont ancré dans les esprits que les marchés financiers sont d’abord des sources de risque avant d’être des sources de performance », se désole BlackRock. Et les 15 ans de réformes précédentes des retraites ont échoué à ouvrir le marché tant espéré.
Le « pilier » de la capitalisation est déjà au cœur de la réforme
Le fonds attend donc du gouvernement qu’il l’aide à vaincre cette aversion en réformant profondément les mécanismes d’épargne retraite. Ce qu’a commencé à faire la loi Pacte, « en permettant à l’épargnant de bénéficier d’un allègement fiscal » et d’une « gestion pilotée » de son plan d’épargne retraite, un outil programmé pour augmenter la part des investissements à risque, type actions en Bourse, pour les épargnants les plus jeunes. Pour BlackRock, au moment où les autorités s’apprêtent à réformer les « piliers 1 et 2 » de la retraite (les régimes de base et complémentaires), il est urgent d’ « intégrer le pilier 3 dans leur périmètre de réflexion » (la capitalisation) en « unifiant les différents volets de la réforme des retraites ».
De fait, le « pilier » de la capitalisation est déjà au cœur de la réforme, même si le haut-commissaire aux retraites – dont les liens avec le monde de l’assurance viennent d’être mis au jour – s’en défend. Son projet de régime universel est un « système de répartition par cotisation couvrant un maximum d’actifs », plaide-t-il, puisqu’ils cotiseront pour leur retraite sur une assiette de salaire allant jusqu’à 10 000 euros par mois. Soit quasiment l’intégralité des actifs… mais pas tous. C’est toute la subtilité. Pour rappel, jusqu’alors, les retraites complémentaires par répartition Agirc-Arrco permettaient de cotiser jusqu’à 27 000 euros de salaire mensuel. C’est donc un espace supplémentaire pour la capitalisation qui vient de s’ouvrir pour les plus aisés, au bénéfice des assureurs. Cela est d’ailleurs écrit en toutes lettres dans le rapport de Jean-Paul Delevoye : « Les employeurs et les salariés qui le souhaiteront pourront compléter le niveau de retraite par la mise en place de dispositifs collectifs d’épargne retraite. »
C’est cet avantage que veut pousser BlackRock, en dispensant une quinzaine de recommandations au gouvernement. Le but, vendre des produits d’épargne aux plus riches, mais, au-delà, le document propose par exemple une « contribution automatique » de 5 % des salaires à des plans d’épargne d’entreprise, complétée d’un « dispositif d’augmentation automatique » en cas de hausse des rémunérations… Il va jusqu’à envisager un « crédit d’impôt » de 1 000 euros par an « accessible aux ménages non imposables », ce qui « constituerait une forme d’abondement public » pour « démocratiser largement le modèle au-delà des seuls ménages ayant un intérêt fiscal à se constituer une épargne retraite ». Ou comment financer sur fonds publics le chiffre d’affaires des assureurs en fourguant des produits d’épargne aux plus pauvres.
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BlackRock. Un fonds à la puissance insoupçonnée - Pierric Marissal
Tentaculaire, richissime et extrêmement influent, le groupe américain BlackRock fait figure de Goldman Sachs moderne.
BlackRock est le plus gros fonds de gestion d’actifs au monde, et détient environ 7 000 milliards d’euros de placements, soit près de trois fois le PIB français.
Le fonds tire la majorité de ses revenus en gérant l’épargne retraite privée de salariés du monde entier : les fameux fonds de pension. Comme en France, ils sont régulés – on ne peut pas librement spéculer avec sur les marchés –, cela explique sa campagne de dérégulation auprès de l’État mentionnée ci-dessus.
BlackRock entend transformer l’épargne retraite en fonds négociés en Bourse (ETF), les placer sur les marchés financiers, à la nano seconde près, à l’aide de son intelligence artificielle Aladdin. Comme il le loue à près de 30 000 fonds d’investissement, cet algorithme monstre gère tout seul 18 000 milliards d’euros d’actifs, l’équivalent du PIB de l’Union européenne.
Ces placements ne coûtent a priori quasi rien pour l’épargnant : son argent est mutualisé dans un fonds spéculatif. Mais les risques sont réels. Ces fonds ne dégagent une rentabilité que tant que les marchés croissent et que les liquidités sont abondantes. En cas de récession, ils s’effondrent et peuvent même, en cas de retrait, déclencher un krach.
Un pouvoir de décision économique énorme
De ce fait, BlackRock s’est diversifié. Un tiers environ de ses actifs sont placés en actions, dont plus de 100 milliards d’euros placés dans 18 groupes du CAC 40 (Total, Sanofi, Axa, BNP…). Et c’est pire en Grande-Bretagne, en Allemagne ou aux États-Unis.
Le fonds dispose ainsi d’un droit de vote au conseil d’administration de 17 000 des plus grandes multinationales du monde. Son pouvoir de décision économique est énorme. Sa branche « service » vend aussi des analyses et des « stress tests » aux banques centrales des États.
Prenant la suite des banquiers de Goldman Sachs, ses experts se sont immiscés dans la gestion de l’après-crise en Grèce, en Irlande, en Espagne…
Pour développer son assise politique, le fonds a recruté malin : Friedrich Merz, l’ancien chef de la majorité au Parlement allemand, dirige l’antenne locale. En Grèce, c’est l’ex-responsable du programme gouvernemental de privatisation aux commandes et, en Suisse, l’ancien patron de la banque centrale locale.
La filiale française est, elle, dirigée par Jean-François Cirelli, ancien conseiller économique de Jacques Chirac, ex-PDG d’Engie, membre du comité de campagne d’Alain Juppé aux côtés d’Édouard Philippe, qui l’a ensuite nommé au programme Action publique 2022. Larry Fink, PDG de BlackRock, est, lui, plus proche d’Emmanuel Macron, qui l’invite au moins une fois par an à l’Élysée. L’an passé, pendant le dessert, il a même eu droit à un topo sur « les évolutions du marché du travail français » présenté par Muriel Pénicaud.