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Billet de blog 3 octobre 2021

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Je suis du Maghreb, mais je me soigne

« Ils sont nombreux à faire des efforts démentiels pour ressembler à rien (…). Il y a une implacable logique à ce que la fixette sur les origines frappe en particulier des gens qui s'imaginent souffrir d'un défaut d'origine » (Bégaudeau). Comme Ismaïl, ce youtubeur d’extrême-droite dont je vais parler ici. Parce qu’en vérité, je l’aime bien, et je voudrais bien discuter avec lui.

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Illustration 1
Illustration de Bob pour Mouais

Hé ben alors, on m'avait promis du bon gros facho, des « revues d’actualité avec une bonne grosse dose de haine » comme le déclare le slogan du Raptor (anciennement Le Raptor dissident), grand pote de Papacito.

Je me souvenais de ses vidéos bricolées à partir de montages d'images piochées par-ci par-là, avec une voix off virile et agressive. J'imaginais donc un type baraqué, crâne blanc rasé, arborant symboles royalistes et tatouages nazis. Un des youtubeurs les plus influents de la fachosphère qui serait même à l'origine de Vengeance patriotes, ces jeunes qui s'organisent et s'arment pour faire des ratonnades et nettoyer les rues de la racaille, comme ils disent. Et voilà-t-y pas que mes préjugés volent en éclats, que ma caricature mentale se liquéfie face à une réalité déconcertante : face caméra, un jeune homme de 29 ans, connu sur les réseaux depuis l'âge de 23 ans, qui commence « à devenir adulte » disait-il il y a 3 ans lorsqu'il s'affichait pour la toute première fois.

Première surprise pour moi : le gars est plutôt mignon, souriant, sympathique, il ne crée aucune haine en moi, bien au contraire, je le trouve agréable et amical. En plus, il a les dents du bonheur comme disait ma mère, celles de la bonne humeur, légèrement écartées, ce qui entre visuellement en contradiction avec la mauvaise humeur sur laquelle se construisent les théories d'extrême-droite. « Mauvaise humeur » qui débouche sur une « nostalgie du néant », comme l'explique François Bégaudeau dans son dernier bouquin « Notre joie », auquel je vais me référer dans cet article.

Ce Raptor affichait tout de même des chiffres ahurissants (en baisse depuis cette révélation), des millions de vues sur sa chaîne suivie par des centaines de milliers d'adolescents et jeunes adultes. Les sexistes s'y retrouvaient, les virilistes, racistes, patriotes, identitaires, antisémites décomplexés, bref les fachos pour le dire vite (mais bien). Et il y a donc trois ans, le gars décide de faire son coming-out, il montre qui il est, il dévoile son nom et son prénom, il parle de lui et raconte d'où il vient. Il lui en a fallu du courage, car il y avait un hic. Un hic de taille !

Le hic est qu'il ne se nomme pas Clovis ou Philippe, mais Ismaïl Ouslimani. Son audience découvre brutalement qu'il est d'origine algérienne, qu'il n'est pas un molosse, qu'il n'a pas de couteau entre les dents et qu'il a un petit cœur qui bat. Un p'tit mec qui ne traîne pas sa femme derrière lui par les cheveux et qui n'est pas islamophobe, pire, l'Islam fait partie intégrante de sa culture familiale. « C'est pas lui c'est pas possible ?! » s'écrient ses fans en commentaires. « Wesh calmez-vous, il a pas la tête de l'emploi CERTES mais ça change pas la qualité de ses vidéos » - « T'as vraiment une tête d'algérien (…) un fragile dans la vraie vie » - « Alors là un mythe s'effondre... je l'imaginais comme étant le mâle alpha ultime, père potentiel de mes enfants, mais en réalité c'est un gros fragile (…). Il est pas du tout viril en fait ». Le « père idéal » dit l'un des commentateurs ; la recherche du pater, selon Bégaudeau, est omniprésente chez eux, qu'elle soit en Napoléon ou Pétain, rois et généraux, hommes forts d'une Histoire réécrite et sublimée.

La douche froide pour ceux qui fantasmaient « le mâle alpha ultime ». Ismaïl en a conscience lorsqu'il tombe le voile (désolé). Il a longtemps attendu, par crainte, par honte. « Je suis patriote, j'essaie de défendre mon pays et j'ai pas envie qu'il se fasse dégueulasser par la racaille », se justifie-t-il, histoire de rassurer sa fanbase. Mais alors de quelle racaille s'agit-il s'il ne parle pas des arabes et des musulmans ? Le facho de base (pléonasme) est perdu, il a été floué, abusé, on lui a menti ; à moins qu'il se soit menti à lui-même, ses fantasmes ont pris le dessus (comme toujours) puisque la réalité n'existe pas vraiment, seule sa perception du réel domine. Ismaïl a peur lui aussi, mais pas des algériens qui pourraient grand-remplacer les français-d'organe-végétal-mort (de souche donc), mais des autres hommes. « J'ai pas envie qu'on aille se promener (…) et qu'on ne puisse pas aller dans une rue parce qu'il y a cinq mecs qui écoutent du Damso », rappeur d'origine congolaise. Il a peur que « moi, ma sœur, ma mère » se fassent emmerder par des mecs dans le métro.

Bégaudeau s'est retrouvé attablé à un café avec un soralien nommé Mehdi (désolé pour le spoil) et a tenté de comprendre cette apparente contradiction : « Il est permis de penser que Mehdi célèbre l'identité française pour se distinguer de Mehdi. Pour se pardonner d'être Mehdi. Pour être aussi peu Mehdi que possible (…). Ils sont nombreux à faire des efforts démentiels pour ressembler à rien (…). Il y a une implacable logique à ce que la fixette sur les origines frappe en particulier des gens qui s'imaginent souffrir d'un défaut d'origine (…). L'hypothèse rudimentaire d'un rapport torturé à soi reste la plus crédible ».

Ismaïl s'imaginerait-il donc souffrir de ce défaut d'origine ? Lui qui ne cesse d'employer l'expression « j'y suis allé comme un porc » souhaiterait-il se transformer en plus « Gaulois que la Gaule » comme le suggère Bégaudeau pour son interlocuteur Mehdi ? Cela expliquerait-il la métamorphose physique du jeune youtubeur ? En effet, et il en fait la promotion sur sa chaîne, Ismaïl s'est adonné à la gonflette et ne ressemble plus du tout aujourd'hui au garçon chétif et « fragile » qu'il était (il donne même des cours de coaching moyennant quelques centaines d'euros par an, vend des trucs et des machins pour se muscler, marchande des cours de diététique...). Le Raptor dissident était une fiction, Ismaïl était un fragile qui jouait à l'homme, le nouveau Raptor (tout court) est un « bonhomme », mais toujours d'origine algérienne.

Comment alors faire le grand écart entre l'islamophobie de ses spectateurs et le non reniement de sa culture familiale affichée sur son visage ? « Par exemple sur l'Islam, dont le nombre de musulmans est en progression, Eric Zemmour explique aux gauchistes qu'on ne peut pas avoir l'Islam et le progressisme », car selon le Raptor l'Islam « n'est pas super chaud pour transformer les petits garçons en petites filles ». L'Islam n'est pas un problème, ce sont les LGBT qui représentent un fléau en voulant émasculer tout le monde. Peur première, ultime, centrale, celle de la castration. Les nouveau muscles stéroïdés d'Ismaïl le protégeront contre les mecs qui écoutent du rap et les pédés qui lui courent après pour lui couper le kiki.

Il se réoriente également vers le féminisme (pas sur les femmes, les droits des femmes, les combats féministes, l'égalité homme-femme, mais le féminisme) : « Chez les féministes, il y a les fous et les gens raisonnables qui veulent mettre les femmes bien quoi ». Voilà pour la pensée. Les gens raisonnables, c'est lui. Lui qui refuse l'étiquette facho : « Dès que t'es pas de gauche, ben t'es facho (…). Je suis de droite, de droite authentique. » Authentique, il aurait pu dire traditionnelle, ancestrale, enracinée, la droite vraie et pure.

Un bonhomme donc, qui ne fait pas du sport pour avoir des abdos, mais parce que le processus est un acte de « discipline » (son mot fétiche), un contrat que l'on passe avec soi pour se dépasser, s'assumer, se challenger, « que les gens soient maîtres de leur vie ». Il lutte contre la « déresponsabilisation », n'aime pas les assistés, les marginaux, et se déclare naturellement pour la peine de mort : « Un mec essaie de t'enculer, tu le fumes ». Un gars qui s'est peut-être aussi senti dépassé par son succès, par Vengeance patriotes (dont les membres s'auto-organisent à présent), par les projections que beaucoup faisaient sur son compte, ce fameux transfert pourtant vicié dès le départ, « vice d'origine ». Face caméra, il ne peut plus se montrer aussi méchant et virulent que le Raptor dissident, mais il peut continuer à utiliser le langage codé d'extrême-droite, vous savez ce phrasé qui dit « on se comprend ».

Selon Bégaudeau, « le racisme accolé à la passion de l'identique est avant tout un fait d'expression, et c'est heureux (…). Qui n'a jamais éprouvé le frisson de dire sales bougnoules - l'écrivant je frissonne - ne saurait comprendre que le racisme est d'abord un plaisir de bouche. Autoérotique, la parole raciste a ses coquetteries, ses parures, ses faux-semblants, ses protocoles dilatoires d'excitation, ses rituels, ses stimulations (…), ses mots codés mais limpides aux oreilles averties et désirantes (...). Sa panoplie de synonymes. Sa créativité subtitutive. Ses biais fétichistes. Sa langue qui, comme elle lécherait un talon aiguille au lieu du clitoris, dit ‘’La communauté organisée’’ pour les juifs. »

"Autoérotique" donc, c'est ce que je me disais en contemplant les photos sur son site de coaching où Ismaïl s'affiche partout à demi-nu ; ce gars-là souhaite visiblement qu'on le désire. Après avoir montré son visage, il exhibe son corps, muscle par muscle, renvoyant aux visuels homoérotiques des magazine gay. Muscles bandés et parfois huilés, dans la parfaite tradition de l'extime des réseaux sociaux, il se montre également avec son enfant, la figure du père fort, puissant, et désirable.

Pour autant, peut-être parce que le personnage m'intrigue et que je me sens obligé de le psychologiser, Ismaïl a gagné ma sympathie. Contrairement au limité Papacito, Ismaïl brasse des idées, assez vides puisque non ancrées à la réalité, et s'affiche en idéologue. D'accord, les études sociologiques et anthropologiques ne sont pas sa tasse de thé : « il n'y a qu'à descendre dans la rue pour voir que... » ; d'accord son racisme est de classe, ou bien axé sur les Noirs et les Juifs ; d'accord il se montre ouvertement antiféministe et lgbtphobe (particulièrement transphobe), n'aime pas du tout les « gauchistes » (dont la naïveté nous amènerait à la guerre civile « dans la violence extrême »), déteste Charlie Hebdo parce qu'ils sont islamophobes (vous suivez ? Mais a-t-il tort ?), mais désormais il s'affiche. Et se pose des questions en public, contribuant en citoyen au débat d'idées tout en nous offrant la possibilité de savoir qui parle, d'où il parle.

« Moi, qui ai une tête de mec qui vend des pizzas tomate mayonnaise à Dar El Beïda en Algérie, selon StreetPress j'étais en train de fonder des groupes néonazis pour faire des coups d’État ». Moi l'arabe je ne peux pas être nazi, vous voyez que les médias vous racontent n'importe quoi, d'ailleurs j'ai porté plainte contre StreetPress, et comme ils vous abusent, c'est la preuve que je dis la vérité. Un certain goût pour le sophisme, certes, mais qui nous montre que, nous aussi, nous devons sortir de nos idées reçues et regarder certains ennemis, pardon, adversaires, avec bienveillance et le désir de comprendre.

En vérité, je l'aime bien Ismaïl, j'aimerais bien discuter avec lui, l'inviter à déconstruire et l'écouter avec empathie. Je dois commencer par ne plus le traiter de facho, m'obligeant à être plus précis et factuel. Il m'aide en effaçant cette projection du musclé-gras-blanc-tondu-tatouage-croix-gammée, il me fait même sourire au détour d'une saillie, lorsqu'il pouffe et égratigne (y compris les gens comme moi), j'aime combler mentalement les trous béants de ses raisonnements, relever les flagrantes contradictions : puisqu'il pense être raisonné dans ses démonstrations, je suis curieux de ses cheminements de pensée. Et je ne sais pas si Ismaïl boit de l'alcool, mais je lui offrirais volontiers une ou deux pintes de Guiness.

Un article inédit de Bob pour le blog de Mouais

« Notre joie » de François Bégaudeau, ed. Pauvert 2021

Citations du Raptor tirées de ses vidéos sur Youtube depuis son dévoilement

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