Le 24 juillet 2025, en marge de la pétition contre la Loi Duplomb, 400 chef.fes ont signé une tribune dans Le Monde appelant au retrait de cette loi et à une transformation profonde du système alimentaire français. « Nous, restaurateurs, faisons ce métier pour nourrir, pas pour empoisonner », affirme ce texte signé par des personnalités engagé.es comme Fanny Giansetto, Chloé Charles, Manon Fleury … mais aussi par des vieux de la vieille de la gastronomie qu’on ne s’attendait pas à entendre sur un tel sujet. Un comportement inhabituel sur lequel j’ai voulu faire réagir Laurène Petit, journaliste engagée, notamment sur les questions écologiques (Le Fooding, Regain Magazine) et co-secrétaire de la Communauté Ecotable, à l’initiative de cette tribune. Ainsi que Nora Bouazzouni, journaliste engagée elle aussi, autrice de plusieurs livres sur l’alimentation et les luttes sociales dont le dernier vient de paraître chez Stock : « Violences en cuisine, une Omerta à la française ». Laurène et Nora sont-elles aussi surprises que moi par cette tribune ? A première vue, oui. De là à y voir un tournant dans la prise de parole des chef.fes – très influent.es – sur les questions politiques brûlantes qui les concernent au moins autant que nous. Quand même pas. Interview.
Lauren Malka : Avez-vous été aussi surprises que moi par cette tribune parue dans le Monde ?
Laurène Petit : J'ai été agréablement surprise par la mobilisation, car la profession n'est habituellement pas si réactive et militante. C'est un secteur qui est difficile à fédérer, même si on s'y attèle avec la Communauté Ecotable, en organisant régulièrement des évènements qui donnent du grain à moudre sur l'avenir du monde agricole et alimentaire. Rappelons aussi que parmi les signataires, il n’y a pas que des patrons et des chefs. Il y a des cuisinier.e.s qui travaillent en restauration collective, des salarié.e.s du secteur et des associations.
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Nora Bouazzouni : Je ne m’attendais pas à ce qu’autant de chef·es – surtout ceux de la vieille école – la signent, mais je ne suis pas si surprise, car cette tribune est à l’initiative d’Ecotable et non de chef·fes elleux-mêmes ou d’une institution comme le Collège culinaire de France. Là, ç’aurait été stupéfiant !
LM : Ce n'est pas la première loi qui marque un recul du gouvernement sur les questions écologiques. Pourquoi celle-ci a-t-elle déclenché une réaction plus forte, selon vous ?
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Laurène Petit : L'autorisation du retour des néonicotinoïdes dans un contexte où les cancers chez les jeunes augmentent est une vraie source de colère légitime. Les cuisinier.es sont aussi des mangeurs et mangeuses, et iels sont particulièrement connecté.e.s au contenu des assiettes qu'ils et elles servent et mangent. Refuser la loi Duplomb, c'est aussi protéger et encourager les pratiques agricoles vertueuses, notamment celles des producteur.ice.s auprès desquel.le.s ces chef.fe.s ont l'habitude de s'approvisionner.
Nora Bouazzouni : Cette tribune n’est pas une grosse prise de risque. Il faut préciser qu’elle est publiée deux semaines après l’adoption de la loi Duplomb : à ce moment-là, la pétition citoyenne contre cette loi, lancée par Eléonore Pattery, une étudiante de 23 ans, a largement dépassé le million et demi de signatures. Donc il me semble que la question à se poser, c’est : pourquoi ne pas avoir réagi plus tôt ? Pourquoi n’ont-ils pas essayé de peser dans le débat avant l’adoption de la loi ? Pourquoi n’ont-ils pas interpellé le gouvernement dès le mois de mai, lorsque la loi était examinée à l’Assemblée nationale ? Je trouve important que ce milieu se mobilise, mais c’est un peu facile d’arriver après la bataille, une fois que le vent a tourné… La gauche, les écolos, l’ordre des médecins, la Ligue contre le cancer, de nombreuses associations et scientifiques, ainsi que la Confédération paysanne, se sont mobilisés dès le mois de juin pour dénoncer la dangerosité de cette loi, soutenue bec et ongles par le gouvernement Bayrou, le RN, la FNSEA et la Coordination rurale. Que faisaient toustes ces chef·fes à ce moment-là ?
On est par ailleurs sur un niveau stratosphérique d’hypocrisie : parmi les signataires, un certain nombre sont les égéries d’entreprises agro-industrielles qui vendent des produits délétères pour la santé, l’environnement et rémunèrent très mal les paysan·nes, signent des contrats avec des chaînes de fast-food, des plats cuisinés, des compagnies aériennes, des marques de montres et de voitures de luxe ou encore président des concours culinaires sponsorisés par Lactalis, un géant de l’industrie laitière mis en cause et condamné pour des scandales sanitaires et environnementaux…
LM : En tant que journalistes indépendantes, observatrices du milieu culinaire, vous êtes engagées sur les questions écologiques et contre les violences en cuisine. Avez-vous l’impression de représenter une minorité dans les médias "food", voire de prêcher dans le désert ?
Nora Bouazzouni : Critique culinaire (ce que je ne suis pas) est un activité singulière, où l’on est censé·e faire confiance au chef·fe du restau où l’on s’attable. S’il nous dit que tous ses légumes sont bios, on le croit. S’il affirme que le poisson est local, on le croit. S’il prétend que telle sauce est maison, on le croit. On ne va pas réclamer les factures ni demander à fouiller les frigos et les placards pour vérifier. Pourtant, on aurait de sacrées surprises, y compris chez les triple étoilés. Les client·es, comme les critiques culinaires et les inspecteur·ices du guide Michelin, sont convaincu·es d’y manger les meilleurs produits. Pourtant, d’après l’Agence bio, les 170.000 restaurants de l’Hexagone ne proposent que 1% de bio sur leur carte ! À longueur d’interviews, les chef·fes défendent le “terroir”, le “bien-manger”, les paysan·nes… Mais servent des produits bourrés de pesticides – y compris du vin – des espèces menacées, gaspillent des tonnes de nourriture pour servir les parties les plus esthétiques ou nobles. La question du vin nature ou de la viande, par exemple, est encore ultrasensible dans le milieu de la “haute” cuisine, surtout chez les plus old school. En pâtisserie, avoir une discussion autour de la saisonnalité et de l’éthique n’est pas non plus évident. Enfin, il ne faut pas oublier une chose essentielle : les restaurants ne nourrissent pas la France. Ils nourrissent les plus privilégiés, alors que 8 millions de personnes sont aujourd’hui en insécurité alimentaire. Ce milieu prend la parole quand ça l’arrange, avec des discours écolos souvent démagos et inoffensifs. Contrairement au label Écotable, l’étoile verte du Michelin est purement déclarative – ça en arrange beaucoup. Pendant ce temps, on ne les entend ni sur la PAC, ni sur les positions pro-pesticides de la FNSEA et de la Coordination rurale, ni sur la menace de fermeture de l’Agence bio par le Sénat…4. Ce qui m'a frappée en lisant cette tribune, c'est la rareté de l’engagement politique dans le milieu gastronomique. Il semble rarissime de voir les chef.fes se mobiliser pour une cause, dénoncer un homme politique et / ou une loi. Avez-vous la même impression ?Nora Bouazzouni : En janvier 2024, plusieurs centaines de chef·fes ont signé la tribune du collectif “En cuisine contre la loi raciste !”, contre la promulgation du texte sur l’asile et l’immigration. Cette fois-là aussi, à l’initiative d’associations engagées (Le RECHO, Refugee Food, Écotable…) et d’une jeune génération de chef·fes qui n’a plus aussi peur que ses aîné·es d’exprimer ses désaccords avec la politique du gouvernement. Historiquement, les chef·fes restaurateur·ices ont toujours été proches des politiques et des industriels. Ils reçoivent la légion d’honneur ou l’ordre du Mérite agricole (ce qui n’a aucun sens, mais passons) des mains des chefs de l’État. Ils cuisinent pour les dîners officiels, voire pour des événements privés, comme le baptême ou le mariage de la famille d’un ministre ou d’un président. Plusieurs chefs étoilés ont soutenu ouvertement Emmanuel Macron, à l’instar de Thierry Marx, qui se trouve être le président de l’Umih, le syndicat patronal ultramajoritaire du secteur… Alain Ducasse est aussi très proche de Macron. Les patrons du secteur HCR ont toujours eu des revendications politiques, seulement, elles semblent surtout alignées avec la droite, notamment en matière de fiscalité et de droit du travail.
LM : Le chef Jacques Marcon, sur le post Instagram qui a inspiré la tribune, affirme que l'écologie n'est pas politique (« ni de droite, ni de gauche »), tout en alertant sur son intention de devenir « vrai militant » de la cause environnementale. Pourquoi une telle aversion pour le « politique » à votre avis ?
Nora Bouazzouni : Comme l’a dit Chico Mendes, militant syndicaliste brésilien qui défendait les paysan·nes et luttait contre la déforestation de l’Amazonie : “L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage.” Bien sûr que l’écologie est politique. L’extrême droite tente même de la récupérer au service de son idéologie xénophobe. Il faudrait m’expliquer comment un projet écologique peut-être apolitique… Encore une fois, c’est la preuve que ces patrons-là ne veulent pas s’aliéner une partie de leur clientèle et surtout conserver leurs amitiés avec les dominants – donc leurs privilèges. Preuve en est : dans son post Insta, Marcon ne fustige à aucun moment la FNSEA ou la Coordination rurale, co-architectes de la loi Duplomb. Il ne veut surtout pas s’attirer les foudres de ces syndicats surpuissants dans sa région.
LM : En rêvant un peu, pensez-vous que l'on puisse voir cette tribune comme une bascule, une alliance possible entre les jeunes chef.fes engagé.es et les tenants du grand patrimoine gastronomiques autour de causes progressistes (écologie, conditions de travail, violences en cuisine, égalité femmes-hommes…) ?
Laurène Petit : Je l'espère ! Cette tribune est un potentiel pied dans la porte. Qu'on le veuille ou non, les chef.fes ont un grand pouvoir prescripteur, les médias (et moi la première) leur tendent souvent le micro. S'ils et elles parviennent à être plus informé.e.s et conscient.e.s de ce qu'ils proposent à leurs clients, notamment grâce à la mobilisation contre la loi Duplomb et les messages véhiculés autour de la santé publique et la santé des sols, ça sera déjà un grand pas en avant. On sait que l’alimentation représente près d’¼ des émissions de CO2 et 1 repas sur 5 se prend hors domicile : la restauration a un rôle à jouer dans la transition, et il est crucial d’embarquer largement.
Mais le chemin est encore long et celles et ceux qui prennent la parole sur les enjeux écologiques ne sont pas forcément les mêmes que celles et ceux qui s'expriment sur les violences en cuisine et sur l'égalité femmes-hommes.
Nora Bouazzouni : D’après moi, non, pas du tout. Signer une tribune, c’est facile. C’est d’actions concrètes dont on a besoin. Il faut nommer les responsables – qui ne sont, comme par hasard, jamais désignés dans cette tribune, qui charge timidement le “Parlement”– et leur demander des comptes la prochaine fois qu’ils viendront dîner à leur table. Lorsque mon livre sur les violences en cuisine est sorti, un certain nombre de ces chef·fes signataires ont lancé une contre-offensive façon com’ de crise, d’autres se sont répandus dans les médias prétendant que j’affabulais, que ces violences n’avaient plus cours depuis longtemps, que les témoignages recueillis n’étaient pas représentatifs du secteur… Beaucoup se sont simplement tus. N’ont pas relayé la sortie du livre, n’ont pas dénoncé l’aspect systémique, n’ont pas reconnu avoir fait partie du problème. Il y a plus de 650 restaus étoilés en France. Combien de ces chef·fes ont soutenu mon enquête ? Ça se compte sur les doigts d’une main – et encore. Pourtant, je sais que beaucoup l’ont lu, principalement pour voir s’ils figuraient dedans. Parler honnêtement des conditions de travail du secteur, c’est leur kryptonite. Alors que parler écologie comme ils·elles le font, ça ne les engage à rien. Mieux : ça ajoute à leur capital sympathie, donc à leur notoriété, donc à leur compte en banque.
LM : En tant que co-secrétaire de la Communauté Écotable, Laurène, qu’espères-tu voir comme prolongement de ce texte ? Quelles batailles pourraient suivre ?
Laurène Petit : Avec la Communauté Ecotable, nous souhaitons faire en sorte que le secteur de la restauration commerciale soit plus respectueux du vivant, humain et non humain. La finalité : que l’alimentation durable devienne la norme. Plus personnellement, j'aimerais voir venir un sursaut du bio dans la restauration commerciale - qui ne représente qu'1% des achats aujourd'hui -, et un vrai travail sur des propositions végétales alléchantes dans tous les restaurants.
Par Lauren Malka pour Mouais
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