Il y a des livres qui font du bien. Celui du politiste Vincent Tiberj par exemple. Dans La droitisation française. Mythe et réalités, ce dernier montre, sondages à l'appui sur les cinquante dernières années, comment toutes les générations, même celle des boomers, devient de plus en plus acquise aux thèmes chers à la gauche. Tout du moins, qu'il n'y a pas de « droitisation par le bas », comme le laissent à croire tous les bavasseurs de plateaux. Trois indices sont étudiés qui couvrent, depuis les années 1970 jusqu'à aujourd'hui, les préférences culturelles et sociales des Français.es, ainsi que la tolérance à l'égard des minorités religieuses, sexuelles, ethniques. Et les courbes tendent de façon presque linéaire vers un accroissement de cette tolérance, toutes générations confondues, hormis pour celle des préférences économiques qui oscille selon le contexte de l'époque. En revanche, Vincent Tiberj montre une droitisation bien réelle, celle des élites politiques et médiatiques. En résumé, une réalité en haut, un mythe en bas.

« Il n'y a pas de droitisation sur le long terme, c'est même plutôt l'inverse qui apparaît. On verra même que plusieurs facteurs comme le renouvellement générationnel ou l'élévation du niveau de diplôme poussent vers encore plus d'ouverture et de tolérance, et que les demandes de redistribution demeurent, particulièrement dans les catégories populaires », écrit Vincent Tiberj (p.23). On observe des infléchissements à certaines périodes, comme dans les années 1980, à l'ère triomphante du néo-libéralisme concernant la demande de redistribution. Et vice-versa depuis la prise de pouvoir d'Emmanuel Macron. Néanmoins, les indices augmentent dans la « bonne direction » et laissent augurer un futur désirable. « Les individus bougent, y compris quand ils sont âgés, parce qu'on apprend tout au long de sa vie et que notre entourage nous y aide sans doute ». (p.71) On y reviendra mais parmi les facteurs de mouvements, on retrouve également l'éducation populaire et le militantisme. En juin dernier, le dernier rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie est venu confirmer une partie des travaux de Vincent Tiberj. Oui, les Français sont de plus en plus tolérants. « L’indice longitudinal de tolérance (ILT) s’établit à 63/100, soit le troisième meilleur score depuis 1990 », dit le rapport. Mais les préjugés racistes demeurent fortement. Alors à quel saint se vouer ?

Vote ou ne vote pas, mais organise-toi
Puisqu'on a tout bien lu Pierre Bourdieu, qui nous avertissait dès 1973 que « l'opinion publique n'existe pas », en tout cas celle mesurée par les sondages, alors nous sommes critiques face à la méthode employée par Vincent Tiberj. Pour autant, il vient confirmer une prénotion, observable à l’œil nu (certes, ce n'est pas très scientifique) : la jeunesse se radicalise, se polarise, mais pour une grande part se trouve à la pointe sur les questions intersectionnelles, c'est-à-dire sur l'articulation des différentes dominations subies (racisme, genre, classe sociale etc). Pourquoi ne trouve-t-on alors pas de traduction dans les urnes ? Une partie de cette jeunesse éduquée déserte celles-ci par lucidité sur le système politique, et se concentre plutôt sur l'action associative et collective, spontanée. Ou bien vote par intermittence. De manière générale, le politiste parle d'une « grande démission » du vote et postule d'une divergence entre citoyens et électeurs, c'est-à-dire entre ceux qui votent et ceux qui ne votent pas, pour comprendre les écarts entre aspirations politiques de la population et un paysage électoral de plus en plus brun. Les élections législatives de 2024 suite à la dissolution décidée par Emmanuel Macron ont été un formidable révélateur de cette thèse. Lorsque l'abstention baisse, le vote de gauche augmente. Et celle-ci gagne. Pour autant, son socle oscille autour des 30%, un total relativement faible, lorsqu'on considère qu'elle fut unie « de Poutou à Hollande » en juin 2024. Les abstentionnistes sont de gauche, les cohortes de générations s'ouvrent de plus en plus vers l'altérité. Que faire de ces données ? Attendons sagement que les vieux meurent et le monde est à nous ?
Gare au backlash
Il serait naïf, voire illusoire de croire à un inéluctable progressisme. En face s'opère un « cultural backlash », concept forgé aux États-Unis, c'est-à-dire « un retour de bâton » face aux fortes avancées sur les questions féministes, LGBTQIA+, décoloniales. « Il y a un retour en force du masculinisme, on est retournés 30 ans en arrière », témoigne Francis Dupuis-Déri, universitaire anarchiste dans nos colonnes (1). « Alors que les jeunes femmes adhèrent de plus en plus aux valeurs progressistes, les hommes du même âge ont tendance à se tourner vers des idées conservatrices », (2) explique Le Monde à partir d'une enquête du Financial Times. Le 2 juillet, un attentat d'un homme de 18 ans se revendiquant de la mouvance incel (involuntary celibate, célibataire involontaire) a été déjoué. Il a été mis en examen par le parquet national anti-terroriste, une première pour un fait de cette nature.
Comment les évolutions mesurées s'opèrent-elles ? Qu'est-ce qui fait bouger ces indicateurs de progrès ? A n'en pas douter, l'élévation du niveau de diplôme de la population, suite à des années de démocratisation massive de l'enseignement supérieur, notamment via la fac, a permis à des générations successives de goûter aux joies de l'académisme universitaire. Et par là-même de comprendre la complexité du monde, qui n'inclut pas de binarité biologique entre hommes et femmes, entre Blanc et Arabe, Noir et Juif. C'est par ailleurs l'une des nombreuses raisons pour lesquelles le système Parcoursup introduisant la sélection à l'université représente un sévère retour en arrière. On peut aussi voir dans la mixité de la population, toujours plus grande et qui fait tant peur aux fachos, un facteur d'élèvement et de rejet du racisme. François Héran, sociologue et titulaire de la chaire Migrations et société au Collège de France, avait rappelé en décembre 2023 sur la chaîne LCP, au moment du vote pour la loi Immigration, que « 31% des Français sont issus de l’immigration sur trois générations mais que seuls 5% ont leurs quatre grands-parents immigrés. Ça veut dire qu’il y a des brassages et unions mixtes considérables au fil des générations, les populations ne se séparent pas mais se rapprochent » (3).
Quelles armes face à l'internationale fasciste ?
On peut compter sur les mobilisations et l'activisme acharnés de collectifs et associations pour faire évoluer la société dans « la bonne direction ». « Le problème c'est ce foutu poids de la hiérarchie qui nous bouffe la tête » (4), disait Charles Piaget avant de mourir, éminent militant syndicaliste, fer de lance de la lutte à l'usine Lip en 1973 (5). Celle des patrons, des propriétaires, des flics, des fonctionnaires, des politiques, des banquiers, des professeurs, des parents, des hommes, des Blancs, des carnassiers. C'est toutes ces dominations qu'il faut abolir. Alors certes, partout l'internationale fasciste s'organise. Elle mêle désormais les milieux d'affaires et les élites politiques, comme on peut le voir avec l'entrée en scène du milliardaire catho Pierre-Edouard Stérin et son projet Périclès visant à la victoire de l'extrême-droite unifiée en 2027, s'ajoutant ainsi à Vincent Bolloré et son empire médiatique. On l'a vu également lors de l'élection de Donald Trump et le rampement des cadors de la Silicon Valley devant le président américain réélu. On peut penser à nouveau au retour de bâton. Pourtant, il fut un temps où le programme économique de la gauche comptait des « expropriations », « nationalisations », des « ruptures avec la société capitaliste ». Aujourd'hui, le grand méchant loup se trouve être la France insoumise et hormis la proposition d'une classique taxation du capital et un impôt universel, rien ne devrait faire trembler les grands équilibres financiers. Alors pourquoi ont-ils si peur ? Peut-être car la gauche se trouve bien plus forte que ce qu'elle ne pense d'elle-même. Peut-être que le sens de l'histoire souffle en ce sens. Tout le pouvoir à l'imagination disaient les soixante-huitards. Nous pouvons désormais dire, « tout le pouvoir au réel ». Une étude néerlandaise montre que plus un parti est à droite, plus il s'éloigne de la vérité. « La désinformation fait même partie intégrante de la stratégie de communication de cette force politique, affirme une étude néerlandaise publiée dans The International Journal of Press-Politics (IJPP), qui a analysé 32 millions de messages postés sur Twitter (désormais X), le réseau social d’Elon Musk », relate Check News (6). Le réel à gauche, la réalité mythifiée à droite.
Reprenons l'outil
De la réappropriation de l'outil de production par les ouvriers en grève de l'usine de montres Lip en 1973 à Besançon, jusqu'à celle de la Scop-Ti en 2014 (qui a réalisé son meilleur chiffre d'affaires l'an dernier depuis la reprise en main de l'usine à thé), en passant par l'usine Duralex l'an passé, l'autogestion de la production guide nos pas. Les exemples sont peu nombreux, mais ils démontrent la possibilité de faire sans patrons. Les luttes LGBT, Black Lives Matter, le mouvement décolonial, #Metoo, ont ouvert de nombreux fronts dans toutes les sphères de lutte contre les discriminations. Les soulèvements de la Terre, le mouvement climat, l'essaimage des ZAD. Partout les collectifs écologistes se renforcent, bien conscients qu'il s'agit du plus puissant frein au capitalisme que celui de la conservation du vivant. Se débarrasser du capitalisme était auparavant une question de justice sociale, il est désormais une question de survie. Et si tout n'était pas foutu à l'ombre des heures sombres que nous traversons ? Et si les forces vivaces qui transforment la société par la base comme démontré plus haut, parvenaient à renverser la table ? Comme toujours, la réponse à cette question ne se trouvera pas dans un gouvernement révolutionnaire, mais bien dans la gestion de nos vies, par et pour nous-mêmes, en luttant, toujours, pour faire advenir le monde à venir.
Par Edwin Malboeuf

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Notes :
1. Lire Mouais #55
2. Claire Legros, « L’inquiétant regain du masculinisme, cette pensée réactionnaire aux origines millénaires », lemonde.fr, 12 avril 2024
3. Lire Mouais #45
4. Théo Roumier, Charles Piaget. De Lip aux « milliers de collectifs », Libertalia, 2024, 191 pages
5. En 1973, les ouvriers de l'usine de montre Lip se mettent en grève contre un dépôt de bilan à venir. Les grévistes réquisitionnent alors les stocks et les outils de production et continuent la vente avec ce slogan devenu célèbre : « On fabrique, on vend, on se paie ».
6. Simon Blin et Savinien de Rivet, « Réseaux sociaux : plus un parti est à droite, plus il diffuse des fake news », Check News, 11 février 2025