Autogestion partout. Cela peut relever de la nature du slogan, mais c’est aussi un programme politique qui fut à l’œuvre dans un certain nombre de courants de gauche dans les années 1960 et 1970. Aujourd’hui, alors que l’idée ne semble plus tout-à-fait à l’ordre du jour, il est de bon ton de se remémorer la grève des Lip, expérience brève mais réussie d’autogestion de la production, avec à la manœuvre, un syndicat dont on dit aujourd’hui qu’il négocierait le poids des chaînes si l’esclavage était rétabli. Ce syndicat, c’est la Confédération française démocratique du travail (CFDT), créé en 1964, que l’on peut ranger à droite à ce jour et qui représente le syndicat le plus important en nombre de syndiqués et d’adhésions. Pourtant à ses débuts, il prône l’autogestion et s’inscrit alors pleinement parmi les revendications de Mai 68. Soit un mouvement qui veut tenir à l’écart à la fois le capitalisme et l’État dans la gestion des entreprises et de la société qui doit être celle des travailleuses et travailleurs auto-organisés uniquement. Nous y reviendrons.
« On fabrique, on vend, on se paie »
En 1973 débute donc cette fameuse grève à l’usine de montres Lip du quartier Palente de Besançon, du nom de son fondateur Fred Lip. Les ouvriers s’opposent, chose rare à l’époque, à un plan massif de licenciements. Rare car c’est le début du chômage de masse et la fin du plein emploi. En 1967, la France compte seulement 500 000 chômeurs et l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) est créée en 1968. En 1973, nous sommes en plein choc pétrolier, et entrons dans le début de l’ère néolibérale, synonyme de contre-attaque de la classe bourgeoise après trente années de révolution sociale à travers le monde. Le mouvement ouvrier demeure puissant et certain de sa force. Va alors s’engager un bras de fer historique avec le patronat pour s’opposer aux licenciements ainsi qu’au démantèlement de l’entreprise, et même reprendre en main la production sans lui. « Ça tient aussi à un effet de période. On est dans l’après 68, avec une libération de la parole ouvrière très forte. Il faut aussi rappeler qu’à l’époque la classe ouvrière, c’est presque la moitié de la population active. Ça donne une conscience de classe très forte. Idéologiquement, la gauche est puissante. La question du passage au socialisme est dans la tête de beaucoup de gens et pas uniquement des militants, et ce dans les années à venir. Besançon, c’est aussi le berceau de l’anarchisme jurassien, la ville de Proudhon. Qu’il y ait, dans cette ville-là, une histoire particulière du mouvement ouvrier, c’est vrai. Globalement, dans ces années-là, il y a une conception de la grève et de l’action, où la démocratie ouvrière était importante, nécessaire et presque naturelle. Aller contre cela, c’était aller à contre-courant de ce qui traversait toute une partie de la classe ouvrière. », nous explique Théo Roumier, auteur du livre sur l’histoire militante de Charles Piaget.

Affiche du Parti socialiste unifié (PSU), en soutien au combat des Lip.
Une grève de femmes menée par des hommes
C’est donc tout naturellement qu’au début du mouvement de grève, l’usine est occupée et les administrateurs provisoires, nommés après la démission du PDG, séquestrés. Une action courante pour l’époque. Les administrateurs sont fouillés et le plan de licenciements brutal ainsi que de démantèlement de l’entreprise est découvert. Après l’intervention de la police, la grève s’organise. Le stock de montres est réquisitionné par les salariés en grève et quelques jours après intervient cette décision historique de relancer la production « afin de s’assurer une paie sauvage permettant de tenir la distance » (1). Une banderole avec écrit « C’est possible, on fabrique, on vend, on se paie » est déployée en haut de l’usine. Les montres sont vendues par des « receleurs », des comités de soutien fleurissent partout en France. Le tout décidé collectivement par des assemblées générales, quotidiennes et décisionnaires. Le 29 septembre 1973, une grande manifestation est organisée à Besançon en soutien aux grévistes en lutte. On dénombre 100 000 personnes. « C’est l’équivalent de la ville qui débarque pour soutenir le mouvement, raconte Théo Roumier. C’est tout cela qui en fait une grève exceptionnelle et extraordinaire. Il faut souligner aussi l’irruption des femmes dans celle-ci. Plus de la moitié des ouvrières de l’usine sont des femmes. A 75% des ouvrières spécialisées, donc les métiers les plus précaires aux conditions de travail les plus dures. Elles prennent un espace politique pendant la grève. Lip, c’est une grève de femmes, bien que la plupart des leaders syndicaux étaient des hommes. Il y a eu une organisation de la grève qui s’est faite à la fois poussée par les grévistes, par les équipes syndicales qui ont mis en place des assemblées générales souveraines, des commissions qui préparaient les AG, pour que les votes ne soient pas seulement des caisses d’enregistrement de décisions déjà prises et par un comité d’action. La démocratie a été très représentative, avec 400-500 personnes en moyenne. A la fin de l’année 1973, les Lip sont 830 à être repris », retrace-t-il. Soit l’entièreté des salariés sans compter les départs volontaires sur les 1 200 salariés que comptait l’usine avant le mouvement. Victoire.

Charles Piaget, au centre en bretelle, le 14 août 1973. Crédit photo DR
Lutter contre la personnification
S’il y eut bien quelques figures féminines du mouvement comme Fatima Demougeot ou Monique Piton, c’est bien le nom de Charles Piaget qui reste dans la mémoire collective et demeure associé à cette grève. Comment empêcher qu’une figure charismatique prenne le pas dans une lutte et qu’un mouvement social soit sans incarnation ? Faut-il que cela repose sur des qualités humaines intrinsèques comme celles de Charles Piaget ou peut-on mettre en place un certain nombre de contre-pouvoirs ? « Dans la lutte de Lip, et en ce qui concerne Charles Piaget, cela reposait sur les deux. D’un côté toute une équipe syndicale autogestionnaire avec la CFDT et qui pour beaucoup en plus étaient membres du PSU, un petit parti de gauche radicale, qui se disait révolutionnaire et autogestionnaire. Son manifeste de l’année précédant la grève disait : “Contrôler aujourd’hui pour décider demain”. La CFDT recherchait cette horizontalité dans l’organisation de la grève. Elle a été très ouverte », explique l’enseignant. La vie militante de Charles Piaget peut résumer à elle seule nombre de débats et contradictions internes à la gauche. « C’est ce qui m’a intéressé car j’ai eu la chance de rencontrer cette personnalité. C’était quelqu’un d’une très grande intégrité et d’une très grande sincérité. Il avait cette souplesse ; il était capable de discuter avec les chrétiens de gauche, comme avec les anarchistes, les trotskistes, les maoïstes ». Dans son récit livresque du mouvement social, Piaget explique que « le plus important c’est la mise en route du plus grand nombre », mais que « tout ne repose pas sur ses épaules », bien qu’il concède que ce fut « trop souvent » lui qui mena les assemblées générales. Et toujours une question, comment faire advenir le socialisme ?
Que reste-t-il du syndicalisme ?
Au sortir de la guerre en 1945, la CGT compte 5 millions d’adhérents. C’est en partie ce qui va permettre d’installer la Sécurité sociale sur le territoire, emmenée par le ministre communiste du travail Ambroise Croizat. Aujourd’hui, elle en revendique 600 000, la CFDT 630 000. Seulement un salarié sur dix est syndiqué actuellement, quand il était de un sur trois dans les années 1950. Les délocalisations, l’atomisation des travailleurs, l’avènement de l’auto-entrepreneuriat qui n’est rien de moins que de l’auto-exploitation en salariat déguisé, la désindustrialisation et le passage à une économie de service, la financiarisation de l’économie, l’éloignement patronal avec le rachat des usines par des grands groupes, une idéologie néolibérale ayant mené à une révolution anthropologique individualiste. Tous ces facteurs peuvent expliquer la fin de l’ère triomphante de la classe ouvrière et de ses conquêtes sociales. Le syndicalisme ne peut plus engager de rapports de force féroces comme à cette époque, où occupation d’usine et séquestration du patron étaient de mise. Pourquoi, selon Théo Roumier ? « Cela tient à la place de la classe ouvrière. D’avoir conscience d’elle-même, d’avoir un groupe social fort, doté d’intérêts convergents, porteur d’aspirations à une société socialiste. Tout cela donne une légitimité importante. Durant la grève Lip, ils se sentent légitimes à dire aux administrateurs provisoires, “non vous ne sortez pas”. Aujourd’hui tu fais ça, on t’envoie le GIGN. Le rapport de l’État à cette radicalité a changé. Mai 68 a fait changer beaucoup de choses, il y a eu une grande peur des patrons. Cela continue d’être quelque chose qui hante les sphères bourgeoises. Mais le nombre de syndiqués a fortement baissé. Aujourd’hui, occuper une usine est considéré comme délictueux. Le rapport de force n’est plus le même. C’est une partie de l’explication. Et puis il y a aussi des décennies de propagande médiatique où on explique que la violence c’est celle des ouvriers qui arrachent une chemise d’un DRH, et pas les licenciements. »
Planification ouvrière et démocratique : la question des SCOP
L’expérience Lip de relance de la production sans patron, en rupture avec la légalité capitaliste, a fait date. Depuis, on a vu quelques exemples de reprise en SCOP, notamment ces dernières années. Pour dresser un parallèle avec le présent, que pense-t-il du passage en Société coopérative de production (SCOP) de l’usine Duralex l’an dernier, choix qu’avait fait également Lip en 1977 ? « Parallèle intéressant, mais le choix de Lip s’est fait par défaut au commencement de la deuxième lutte en 1976. Après la victoire de 1973, un patron de gauche arrive, la production repart, mais l’État coule l’usine en faisant pression sur les banques, supprime des contrats etc. Ce qu’ils défendaient, c’était plutôt une “régie nationale sous contrôle ouvrier”, selon les termes de l’époque. Ils ne voulaient pas se mettre en concurrence pour leur survie, sur une terre horlogère jusqu’en Suisse. Cela pose une question intéressante de savoir qui définit les besoins, de ce qu’on doit produire. Piaget est assez précurseur là-dessus. Il se méfiait dans cette idée de SCOP du côté égoïste, d’une entreprise fermée sur elle-même. Malgré cela, il a voté pour la transformation en SCOP. Mais elle n’a pas fonctionné. »
« Pour Duralex, on ne pose plus la même question aujourd’hui. On ne peut que leur souhaiter de réussir. Mais est-ce que ce sont les ouvriers d’une entreprise concernée qui sont les responsables de leur “sauvetage” ? Ou est-ce que ce ne sont pas des questions de société qu’il faut assumer collectivement ? De quelle industrie, quel mode de production a-t-on besoin ? La CFDT parlait de planification autogestionnaire. Ce sont des débats qu’on a complètement oubliés, qui resurgissent un peu avec la crise écologique. On sera bien obligé de penser cette question de la planification. Une SCOP n’est qu’une rupture partielle, mesurée, dans un espace défini et étroit. Ça ne répond pas globalement à la question sociale. Les capitalistes reviennent vite, on n’évacue pas la question du pouvoir, de la démocratie, et de l’affrontement avec une bourgeoisie qui elle aussi pense globalement », détaille Théo Roumier. Charles Piaget était critique des SCOP, et parlait « d’îlot autogéré voué à l’échec dans un régime capitaliste » (2). La réponse doit être globale.
Autogestion partout ou socialisme sauvage
Comment s’apprend alors l’autogestion ? « Je crois beaucoup à l’école des luttes. C’est à la fois un combat politique qui doit être mené – il faut le reconnaître par des minorités politiques acquises aux principes d’auto-organisation, mais c’est aussi quelque chose qui relève de l’expérience concrète. Piaget, cette défiance à l’égard de la hiérarchie, il l’a construite dans son parcours syndical tout au long de sa vie. Et puis, il faut aussi compter sur quelque chose que Jorge Valadas appelle “le socialisme sauvage”. Qu’il y a toujours moyen de penser le socialisme au niveau du terrain, de la base, qui surgit toujours. Il y a toujours un peu de socialisme dans toutes nos luttes. » Si les syndicats et les partis ont cessé de jouer ce rôle d’éducation populaire, que pense-t-il du refus de ceux-ci dans les mouvements spontanés et populaires qu’ont été les Gilets jaunes ou pour ce qui s’annonce, à l’heure de ces lignes, le 10 septembre avec le mouvement Bloquons-tout ? « Je pense qu’il y a un rejet, surtout, de l’institutionnalisation des syndicats, pas tant du syndicalisme. Des syndicats qui sont présentés comme des partenaires sociaux du pouvoir en place. Je trouve cela plutôt positif. Pour le 10 septembre, des fédérations syndicales ont emboîté le pas, jusqu’à la CGT. Je pense que l’empreinte des syndicats sur la société est moins forte qu’avant et que cela laisse des espaces disponibles, mais aussi beaucoup de frustration et de rancœur, car cela laisse des gens en contact direct avec l’exploitation et l’aliénation. Ils cherchent alors de nouvelles émergences qui tiennent justement du socialisme sauvage. Mais on ne peut pas prendre les syndicats comme un bloc. Il y a 1 000 manières d’être à SUD, à la CGT etc. Il faut se coltiner au réel sans en avoir peur, et aller défendre des logiques d’auto-organisation, de rupture anti-capitaliste et de radicalité. »
Finalement, quel type de société autogestionnaire entrevoit-il ? « Il faut radicalement donner le pouvoir à toutes et tous. J’aime bien ce que disaient les zapatistes : “Commander en obéissant. Tout pour tous”. Cette logique-là, c’est une belle idée pour réactiver l’idéal autogestionnaire. Je ne sais pas si ce mot parle forcément aujourd’hui. Ou alors sur le côté Do it yourself, petite entité. Par contre, on a intérêt à reposer la question du pouvoir, qui n’appartient pas à quelques-uns. Il est partagé, les décisions sont horizontales, les questions de production sont posées pour tous, pas seulement par les producteurs. C’est arriver à articuler différentes échelles, sans recréer un monstre bureaucratique. Mais l’on voit que même à gauche, on reste sur des formats très verticaux, avec des tribuns, des leaders. On gagnerait à reposer cette question de l’horizontalité qui souvent, renaît, se revivifie aux mouvements sociaux ».
Par Edwin Malboeuf
Notes :
1. Théo Roumier, Charles Piaget. De Lip aux « milliers de collectifs », Editions Libertalia, 2024, 191 pages
2. Op. Cit.
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