Chaque jour, un repas avec quelqu’un de nouveau. Et toujours inconnu. Homme, femme, enfant, transsexuel, riche, pauvre, classe moyenne, chômeur, sympa, intelligent, con, drôle… Jamais mangé avec des gens aussi différents. Plus jamais complètement seul à déjeuner et dîner. Pourtant des années que je ne voyais personne. Après la perte de mon boulot, une dégringolade classique. Un sourire rentré pour absence de dents, les relations avec autrui réduites au strict minimum Que le «bonjour-envoir » avec les commerçants du quartier et les bénévoles des associations caritatives. Mais il y a pire que moi. Un nanti au pays des anéantis.
La plupart du temps, je reste enfermé chez moi, les yeux sur un écran ou la vitre de ma cuisine. Tout coûte du fric dehors. A part les squares et les médiathèques ; mais aucune envie de croiser ceux que je vois aussi dans les lieux où tu tends la main. Je suis pas le seul coincé chez lui, comme dans une salle d’attente. Un vieux de 34 piges, en retraite anticipée. La retraite de soi et des autres. Mais tout a changé avec l’opération «en attente» lancée pas loin de chez moi. Une attente qui a rien à voir avec la mienne. Au contraire. Cette «attente» m’ouvre des portes. Un changement quasi magique.
Du jour au lendemain, je me sens plus seul face à mon assiette. Pour moi, la solitude pèse le plus au moment du repas. Ca me fout les boules de manger en solo. Assis comme un con dans mon coin cuisine, à mastiquer comme un robot. Sans aucune surprise dans l’assiette. Pas avec mon RSA que je vais me payer des pâtes aux truffes, ni un grand crû classé. Ou la table de Hollande et d'Obama le jour de l'ouverture des « Restos du cœur ».La mauvaise bouffe, je m'y suis fait. Pas à la solitude du repas qui me rend toujours très triste. Quelques fois, les larmes me montent aux yeux. Que les ratés qui bouffent toujours seul. Un regard en face de moi serait mon meilleur dessert.
Avant de dégringoler, j’adorais déjeuner avec les collègues. Et aller manger le soir en bande. Une belle fête pour moi de manger en compagnie. Même si, peu bavard, je me contentais de les écouter et sourire à leurs vannes. Maçon dans une boîte de BTP, j’étais souvent en déplacement. Bouger me plaisait bien. Changer de point de vue, même si c’était pas toujours super beau à voir. Je passais aussi beaucoup de temps à regarder les inconnus déjeunant dans les mêmes restos que nous. Essayant d’imaginer leur vie. Peut-être ces repas du boulot et de fête qui me manquent le plus de ma vie d’avant. La vie avec mes copains d’avant. Des siècles sans manger avec quelqu’un d’autre que Pujadas.
Désormais, je me sens plus seul à table. Plein de gens différents attablés avec moi. Si agréable de déjeuner et dîner toujours avec un nouvel ami. Parfois une jolie femme qui passe sans me voir dans ma rue. Un être qui pense à toi, sans te connaître. Très proche de toi. Même sans échanger de mots. Mes silences, le nez dans mon assiette, ont aujourd’hui du goût. Plus juste des coups de fourchettes pour survivre. Jamais je n’aurais cru retrouver ce plaisir d’être à table. Comme si, peu à peu, je sortais de ma nuit. Ne plus penser que je suis seul, au fond du trou. Un trou, pour être franc, que j’avais aidé à creuser. Trop long à expliquer. Et pas le moment pour parler de ça. Juste envie de remonter à la surface du monde. Finie la vie en apnée au cœur de la ville. Nager jusqu'à la rive.
Redevenir quelqu’un, moi aussi. Pas uniquement un numéro de dossier numérique, avec un code d’accès. Sortir de ma salle d’attente. «Le mot Copain vient du latin Cum Panis qui veut dire partager le même pain.». C’était le seul de la classe qui le savait. Pourquoi on l’aimait pas ? Sans doute par jalousie de tout ce qu’il connaissait. Cela dit, il se la pétait un peu. La prof l’avait félicité pour sa réponse. «Eh ! l’intello qui sait tout: tu partages quoi avec une copine ?».On avait pas arrêté de le harceler avec cette vanne, même sur sa page FB. Chaque fois, il repartait penaud. Et nous fiers d’avoir «niqué» le premier de la classe. Cruauté banale chez les ados. Trop tard pour devenir son copain.
Ce soir, je sors de chez moi. Sûr de trouver un invité pour casser la croûte avec moi. Si je raconte ça, on m’interne d’office. Mais personne lit mes p'tits textes. Heureusement car ils sont bourrés de fautes, compréhensibles que par moi. Quand j’en ai marre de la télé ou du Net, j’écris ce qui me passe par la tête. Pas de la grande littérature, juste des mots pour tuer le silence sous ma peau. Entendre ma voix.
Qui sera le gagnant de ce soir ? Un homme? Une femme? Lui, le gros qui râle toujours contre tout ? Elle, la jolie rousse, souriant tout le temps? Le malien, en gandoura, qui vient acheter de quoi se préparer un casse-dalle avant de prendre son poste de nuit ? La vieille du quatrième parlant avec son chien ? Un riverain ou quelqu’un de passage ? Une surprise m’attend. Je pousse la porte de la boulangerie. Toujours pleine de monde. C’est un super pain !
Sans hésiter, je m’approche de la panière. Une main anonyme a payé deux baguettes. En repartant, elle en a «volontairement oubliée une». Une baguette en attente. Pour moi. Et à d’autres, pour qui 83 centimes est une somme. Une poignée de centimes pour pouvoir saucer son assiette Parfois, la panière est vide. Je râle intérieurement et fais discrètement demi-tour. C’est pareil pour les autres, «clients normaux», qui se pointent en retard. Agréable d’être redevenu un citoyen normal.
Grâce à cette boulangerie et des inconnus, j’ai quasiment ma baguette gratuite tous les jours. Les jeunes, qui ont monté cette boulangerie, doivent sûrement connaître la définition du mot copain. Bien sûr, on est pas des potes. Pas du tout le même genre de mecs que moi. Je suis juste un client fantôme, pas un vrai de vrai comme ceux qui payent. Faut pas oublier non plus que c’est des commerçants. Ils doivent aussi vivre avec leur boulot. Payer leur loyer et tout le reste. Pas des bonnes sœurs.
Mais, contrairement à d’autres, surtout certains politiques, ils tiennent leurs promesses chaque jour. Avec ce petit geste quotidien sans caméras, qui ne leur donnera pas de médailles et d’honneur; ils réparent de l'intérieur des gens usés et vidés. Leur redonnent une hauteur et un horizon. Les aident à se reconquérir. Tout ça sans discours démago ou condescendant, ni sauce compatissante. Pour eux, le changement c’est maintenant. Et chaque jour. Mon rêve: pouvoir oublier moi aussi une deuxième baguette.
Qui est mon invité de ce soir?
NB) Une fiction inspirée du travail de la boulangerie « La Conquête du pain », à Montreuil(93). Voici une des émissions sur ce sujet des boulangeries.