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Billet de blog 1 février 2025

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Gardienne des saisons

La dernière survivante. Pourtant la plus jeune. Celle qui aurait dû être avalée parmi les premiers. Ne jamais franchir les frontières de l’aube. Je n’avais pas fermé l’œil. Que me reste-t-il aujourd’hui de ces heures restée seule ? Quelques sensations. Toutes comme floutées par le temps. Que la conversation à être claire. Je ne l’ai jamais oubliée. Deux voix dans la nuit.

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Illustration 1
© Marianne A

           La dernière survivante. Pourtant la plus jeune. Celle qui aurait dû être avalée parmi les premiers. Ne jamais franchir les frontières de l’aube. Je n’avais pas fermé l’œil. Mon corps tremblant de froid. Que me reste-t-il aujourd’hui de toutes ces heures restée seule ? Quelques sensations. Toutes comme floutées par le temps. Que la conversation à être claire. A intervalles réguliers, elle vient me hanter. La voix de l’homme à côté de moi. Il parlait vite. Sa main droite s'agitant dans l'obscurité. Il parlait d'une voix audible. Contrairement à la femme qui lui répondait. Sa parole était hachée et lointaine. Je n’ai rien compris de leur échange. À part que c’était grave. Urgence dans chaque mot et silence.Tous les souffles accrochés à ce duo de voix. Jusqu'à un bip dans la nuit. Le monde venait de raccrocher.

     Papa s’était mis à parler. Après avoir été mutique depuis le début de la traversée. Il gigotait et répétait les mêmes mots. De plus en plus fort. Vous n'êtes pas dans les bonnes eaux, vous n'êtes pas dans les bonnes eaux, vous n'êtes pas dans les… Soudain, il s’était levé. Poing et regard tendus vers le ciel. Nous sommes dans une putain de mauvaise eau. Depuis le départ. Dans la mauvaise eau jusqu’au cou. Vous m’entendez ! Papa me faisait peur. Deux hommes se sont approchés de lui. Le plus petit lui a saisi le bras. Lâche-moi ! Calme-toi, lui disait l'autre homme. Papa m'avait regardé. Je ne voyais pas ses yeux. Juste sentir son regard. Il était revenu s’asseoir. Sa main verrouilla la mienne. Rien ne pouvait m’arriver.

        Les lueurs du jour perçaient la pénombre. Plus personne à bord. Le bateau pneumatique était dégonflé et recouvert d’eau. Qu’un petit carré à avoir résisté. Celui où j’étais assise. Essayant d’être la plus légère possible. Un cri. J’ai tourné la tête à gauche et droite. Sans doute des cormorans. À nouveau le cri. Plus près. Une silhouette se découpait dans les brumes du matin. C’était un petit bateau de plaisance. Il montait et descendait sur les vagues. Un homme se tenait debout à l’avant. Il me faisait des signes. Je suis restée immobile. Incapable de faire le moindre geste. Il est arrivé à quelques mètres du canot pneumatique. Je me suis levée. Son visage comme une écorce d’arbre. Un homme vieux, très vieux. Avec des yeux de chien perdu.

       Attablée dans sa cuisine. Face au vieil homme. Mes mains entouraient le bol fumant. De la soupe avec de gros légumes. Le nez dessus, je ne pouvais m’empêcher de voir des zodiacs dans le bol. Vous n'êtes pas dans les bonnes eaux, vous n'êtes pas dans les bonnes eaux… Papa me regardait. Cette fois, je voyais ses yeux. Maman est apparue. Elle a posé la main sur son épaule. Tous les deux me regardaient. Faut que tu manges tout, ordonna Maman. Ta mère a raison. Mange, avant que ce soit froid. Prends des forces, ma fille, tu vas en avoir besoin. On sera toujours avec toi, ma fille. J’ai plongé la cuillère. Leurs visages ont disparu. J’ai mangé, tout mangé. Encore un reste de soupe. J’ai frotté le bol avec mon pain. Jusqu’ à ce qu’il n’y ait plus rien. Même les gouttes salées de mes paupières.

      Le vieillard a fini par comprendre ce que je voulais. Poussant son smartphone vers moi. Avec cette appli, ma fille, tu pourras parler au monde entier. Maman m’avait expliqué comment s’en servir. Nous avions ri en essayant de dire des mots qui n’existent pas, pour embrouiller le traducteur vocal instantané. Les yeux sur l’écran, j’ai dit merci. Traduit aussitôt. Le vieillard a eu un grand sourire. Il a repris son téléphone. Après une hésitation, il a approché ses lèvres du mobile. Bienvenue. Notre histoire venait de commencer. Le sauveur et la rescapée sous le même toit. Dans une vaste maison isolée et ceinte de grands arbres. Une bâtisse moderne juchée sur une colline face à la mer. Le lendemain de mon arrivée, je lui ai demandé ce qu’il faisait comme travail. Il a haussé les épaules. Mon métier, c’est gardien des saisons. Je l’ai vu souvent des jumelles à la main. Suivre le vol des oiseaux. Où scruter la mer. Des heures durant à marcher.

        Mon sauveur vivait seul depuis une vingtaine d’années. Dans une maison qu’il avait fait bâtir sur des plans de son épouse. C’était la résidence secondaire d’un financier et une architecte - plus peintre. Le couple y venait en périodes de vacances. Leur fille avait appris à nager au club nautique de la plage du village. Une maison traversée d’amis et de rires. Jusqu’à ce matin où l’ histoire du couple avait basculé. En retard à un rendez-vous, elle avait accéléré. La voiture s’était retrouvée dans un fossé. La sortie de route à une dizaine de km de leur résidence principale. Les caméras de sécurité indiquèrent que plusieurs véhicules étaient passés sur la route sans s’arrêter. Jusqu’à ce qu’un chauffeur-livreur vienne leur porter secours. Elle avait passé une semaine dans le coma. À son réveil, elle apprit que leur fille était morte. Une semaine avant ses sept bougies.

        Pourquoi je me suis réveillée ? Elle plongea dans une profonde dépression. Plus qu’une ombre en pyjama du lever au coucher. Désertant son atelier en ville. La vue d’un pinceau lui donnait un haut-le-cœur. Je ne veux plus y aller. Il l’avait dévisagée. C’était elle qui avait insisté pour la construction de la maison. Ici, je ne suis jamais ailleurs, disait-elle avec un large sourire aux invités. Plus possible pour moi de me retrouver là-bas. Mais toi, tu peux y aller pour te reposer. L’annonce de vente passée, il décida d’aller s’occuper du déménagement. Sans lui proposer de l’accompagner ; elle n’aurait pu supporter de voir la « chambre bleue ». C’était leur fille qui lui avait donné ce nom. Je vais venir avec toi. Mutique pendant tout le voyage. Dès leur arrivée, elle poussa la porte de l’atelier. Avec un objectif précis. Effacer la dernière preuve et trace. Elle s'approcha de sa dernière toile : inachevée.

       C’est fini, tout ça, soupira-t-elle. Sa décision de ne plus peindre prise au moment où elle apprenait la mort de sa fille. Tu es morte à cause de moi, murmurait-elle à la photo de sa fille en image d’écran de son smartphone. Culpabilisant car le rendez-vous si pressé était avec un galeriste. Jamais plus, elle ne toucherait un pinceau. Il l’avait poussé à reprendre. En vain. Elle avait même détruit toutes ses toiles en ville. Avant de mettre en vente son atelier. Plus que cette peinture témoin de son travail. En plus, c’est mauvais, soupira-t-elle en retournant la toile. Face à l’arrière du tableau en chantier : une surface blanche. Elle ne pouvait en détacher le regard. Le ventre noué. Tu es où ? Elle ne l'entendait pas. Un coup d’œil à la haie de pinceaux accrochés au mur. Elle en décrocha un. Peu à peu, un visage apparut. Les traits d’une fille de presque sept ans.

      Elle refusa de retourner en ville. Ce n’est pas possible, répondit-il. En ville, il y a le siège social de mon agence et en plus… Tous nos amis. Il baissa les yeux. Regrettant l’évocation d’amis qu’ils n’avaient plus. Le couple s’étant coupé de toutes leurs anciennes relations. Il s’était jeté à corps perdu dans le boulot. Premier arrivé au bureau et dernier parti. Tandis qu’elle s’enfonçait dans le canapé et dans l’alcool. Je dois vivre ici. Pas d’autres solutions. Qu’ici où je vais me reconstruire. Il s’était gratté la joue. D’accord. Faut juste que j’aménage mon temps. Ce qu’il fit. Revenant une semaine tous les deux mois. Très heureux de la voir remonter la pente. Sans une goutte d’alcool. Mais toujours fragile. En équilibre précaire sur ses pinceaux. Elle peignait toujours le même visage, ans des lieux différents. La culpabilité  continua de l’habiter. Enfouie sous des couches de peinture.

       Avant qu’elle ne se jette d'une falaise. Son corps retrouvé plusieurs jours après dans un filet de pêcheur. Elle n’avait pas laissé de lettre. Il fait froid partout sous ma peau. La température du monde, c’est moi. Il fait de plus en plus froid dedans. Et dehors. Qui a mis le monde entier dans un congélo ? Son dernier texto jamais envoyé. Il ne l’a pas supprimé. Ni sa voix sur la boîte vocale.  Crémation ou inhumation ? La question l’avait surpris. Le couple n’avait jamais abordé le sujet. Mais la décision devait être prise très vite. Il avait choisi l’inhumation. Elle serait enterrée dans le cimetière au bas de leur colline. Là où il la rejoindrait. Avant la fermeture du cercueil, il avait glissé une de ses toiles. Le visage de leur fille contre sa poitrine.

      Après son suicide, il a vendu son agence et leur résidence principale. Pour vivre près d’elle à temps complet, disait-il. Un grand écart avec son ancienne existence. Comme s’il avait voulu effacer les gestes du passé. Excepté celui d’aller acheter chaque jour son journal papier. Tu me donnes la mauvaise température du jour. C’était leur rite. Toutes les nuits au lit, il lui lisait des bribes d’articles. Ce monde est vraiment fou, disait-elle parfois avec la voix grave. Tu veux que j’arrête ? Non, continue. Elle finissait par s’endormir. Il a continué de lui donner des nouvelles du monde.

       Je veux rester avec toi. Il avait haussé les épaules. Dansant d'un pied sur l'autre. Ce n’est vraiment pas possible. Je suis déjà dans l’illégalité de t'avoir amenée chez moi. Il faut absolument que nous allions à la gendarmerie. J’ai secoué la tête. Ils vont me renvoyer au pays. J’ai plus personne là-bas. Il m’arrêta d’un geste. Non. Les autorités ne te renverront pas. Ils vont te trouver un centre et après une famille d’accueil. Tu verras, ça se passera bien et tu pourras bien sûr r venir ici de… Je lui arrachais le portable des mains pour gueuler bouche contre écran : Ils vont me donner à des gens qui vont pas m’aimer ! Je préfère rester toute seule. Toute façon, je suis déjà morte. On veut pas de moi sur ce monde. Je m’étais levée.

       Il m’avait rattrapée dans le jardin. Me serrant le poignet. Je l’avais mordu au bras. En écho, une gifle. Échange de regard. Mon père t’aurait tué. Il m’avait libéré. Barre-toi, si tu veux. Je ne m’étais pas fait prier. Deux ou trois heures après, je revenais. Il était assis sur son fauteuil. Ses yeux rougis. Il avait levé la tête. D’accord. On va rester ensemble un peu. Et on verra après. Je m’étais jetée dans ses bras. Nous n’en avons plus jamais parlé. Mais de temps en temps, je l’entendais téléphoner. Il parlait de moi.

        Dans cette région, tout peut s’acheter. Faut juste y mettre le prix. Comme pour acheter une adoption. Après une distribution de billets, je devins officiellement sa fille adoptive. Moi 11 ans, lui venait d’atteindre ses 75 printemps. Un jour, je lui ai dit que j’avais eu beaucoup de chance. Contrairement à d’autres qui… Je n’avais pas terminé ma phrase. Interrompu par des visages qui n’avaient pas eu la même chance que moi. Pas la première fois que je me sentais coupable d’avoir survécu. Pourquoi eux et pas moi ? Il avait hoché la tête. C’est vrai que tu as eu de la chance. Mais tu le dois à des goélands. J’ai sorti les jumelles pour observer leur vol. Il avait souri en rajoutant : moi aussi, j’ai... J'ai beaucoup de chance. Il avait détourné le regard. Pour cacher la marée montante entre ses paupières.

        Il me dévisageait froidement. Je sais que tu ne veux pas. Mais c’est comme ça. On ne discute pas. Il m’avait inscrite d’autorité à l’école. Faut que tu te fasses des copains et des copines. Ce n’est pas bon pour une petite fille de passer son temps avec un vieillard confit dans ses souvenirs tristes. Pourtant si. Treize années d’une grande complicité. Tu ne seras jamais mon Papa, mais toujours mon père. C’était ma seule façon de pouvoir leur donner une place à tous les deux dans mon cœur. L’autre moitié occupée par Maman. Bien sûr de nombreux passages de nuages très sombres. Pour tous les deux. Quand nos fantômes venaient nous perturber. Chacun à tour de rôle consolant l’autre. Le plus souvent juste d’un regard. Double chance.

      À son inhumation, qu’une poignée de villageois et moi. Personne de sa famille et de leurs ex amis n’avait fait le voyage pour « le vieux fou ». Après ma mère tuée par des bombes, mon père avalé par la mer, je perdais l’homme qui m’avait sauvé de la mort. Ce soir-là, un absent de plus en moi. Assise dans le fauteuil. Face à la table basse où nous jouions aux jeux de société. Il adorait ça. Les seuls instants où son visage s’éclairait. Un joueur aussi mauvais perdant que tricheur. Depuis sa mort, je pousse chaque jour la porte du cimetière. Pour leur donner des nouvelles du monde.

       La question s’est posée le lendemain des obsèques. Rester ou non seule dans une si grande maison ?  La vendre et partir ? Pour quelle destination? Je me sentais bien ici. Sous ce toit, dans cette région. Avec mes amis. En plus, une nouvelle histoire d’amour débutait. Refaire ma vie ailleurs ? Partir loin des flots qui avaient avalé mon père ? Rester au bord de la mer de mon sauveteur ? Tiraillée entre l’envie de tout plaquer et celle d’entretenir le lieu de ma renaissance. Avec le sentiment de rester à jamais dans les mauvaises eaux. Dans une dérive sans fin. Ma tête allait imploser. J’étais sortie de la maison. Après une longue marche, j’ai poussé la porte de l’atelier. Pour n’en ressortir qu’à l’aube. Avec mon nouveau rôle.

       Gardienne des saisons.

       Que signifient tous ces visages ?  L’interrogation d'une visiteuse. Je la dévisage froidement. La signification se trouve dans vos yeux. Elle grimace un sourire et s’éloigne. La salle d’exposition est bourrée à craquer. Mon premier vernissage et je n’ai qu’une envie : tous les envoyer chier. Rien à foutre là. C'est une erreur d'aiguillage. Tenez une coupe, me propose le galeriste. Je la refuse d’un hochement de tête. Que des huiles et des bulles pour une expo intitulée « Pas dans les bonnes eaux ! », ironise le galeriste. Je le fusille du regard. Vous ne faites rire que votre nombril. Il bafouille une excuse. Son visage rouge de honte. Je regrette aussitôt ma réaction. Cet homme n’y est pour rien. Pas responsable de mon histoire détruite. Comme d’ailleurs tous les autres invités au vernissage. Personne ne m’a obligé à exposer. Ni à survivre. Pourquoi donner à voir ses faces mêlées ?

       Surtout deux petites filles. L’une morte, l’autre blessée. La première sur un bord de route. Et la seconde en mer. Leurs histoires sont liées sans s’être croisées. Un lien aussi avec les visages de femmes, d’hommes, et d’enfants. Tous et toutes peints avec la même couleur. Leur regard fixant les vivants. Vous, moi, nous. Ils nous regardent.  Des visages anéantis par la folie humaine. Les horreurs de notre jeune siècle. Et des précédents. La folie rebondit de siècle en siècle. Livrant de l’abominable sous d’autres formes. Avec toujours de la souffrance ineffaçable. Comme pour une petite fille sur un carré de caoutchouc dérivant en pleine mer. Une question tourne en boucle sous mon crâne. Qui est  responsable du naufrage du monde ?

     Notre humanité malade.

NB : Une fiction inspirée de cette émission. Très forte. Une grande claque radiophonique. Âmes et cœurs trop sensibles, s'abstenir d'écouter. Cette fiction est  très loin de la réalité vécue sur cette embarcation. Et d’autres en ce moment. Un texte en mémoire d’une petite fille de 7 ans. Elle est évoquée dans l'émission.  En mémoire de toutes les autres histoires avalées par les flots.

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