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Billet de blog 1 mars 2025

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Un étranger de 500 pages

Tout remonte à un jeudi du siècle dernier. Pressant le pas pour aller renouveler ma dose de came. J’ai été accro très jeune. « Tu bois un coup avec nous. ». Un des anciens (la quarantaine) du quartier qui sort de son bureau principal pour m’inviter. Je rentre boire un verre.« Ce jeune mec-là, c’est pas un gogol comme moi. Il en a dans le chirau. ». Le prélude à une grosse baffe.

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Gogol : nom masculin (pour une femme, on dit : gogole). (Péjoratif) (Injurieux) Sot ; demeuré ; imbécile.

« Et Olympe s'est retrouvée, avec les gogols, en classe de perfectionnement, puisqu'il s'agit du terme exact. Perfectionnement de quoi ? Nul ne sait. De la relégation, sans doute. Et du mépris dissimulé. » (Lydie Salvayre, Les Belles âmes, Éditions du Seuil, 2010)

            Tout remonte à un jeudi du siècle dernier. Je descendais en bus de la ville haute. Pressant le pas pour renouveler ma dose de came. J’ai été accro très jeune. Une addiction qui a perduré. «Tu bois un coup avec nous.». Un des anciens (la quarantaine) du quartier qui sort de son bureau principal pour m’inviter. Je lui explique que je suis à la bourre. « Juste un p’tit verre. Pas plus. ». Je rentre. Accueilli par un parfum anisé flottant dans le brouillard de Gauloises. Il me présente à quelques autres anciens. J’en connaissais plusieurs de vue.  Un aréopage d'hommes.  Et pas que des poètes. Mais tous profil bas face à une femme. Je me souviens de son regard-mur. Personne ne la ramenait avec elle. Une patronne intraitable.

         Mon café en intrus sur le bar. « Ce jeune mec-là, c’est pas un gogol comme moi. Il en a dans le chirau. ». Il interpelle ses collègues de bureau : « Nous, on est pas du même pays que lui. Même si on se fait chier sous le même ciel de France. Lui est différent de nous. Pas du pays des gogols. Ça se voit pas sur nos gueules. Mais on est des gogols dedans. » Ses collègues n’étaient visiblement pas d’accord. Il insista. En pleine crise de « micromanie », pourrait dire un psy. Surtout bien chargé en petits jaunes. Ce qui explique sa soudaine volubilité. D’habitude un taiseux sur sa boue intime. Drame de l’enfance ou après ? Jamais un mot sur le coup de cutter ayant coupé en deux son histoire. Des fantômes dans son regard.

        La bibliothèque est fermée. J’ai passé trop de temps avec les anciens. Ça m’agace de repartir avec mes bouquins à rendre et sans nouveaux à emporter. Plus qu’à patienter jusqu’au samedi. Cette fois, je ne passe pas devant le bureau de l’ancien. Intérieur bibliothèque. Direction rayons littératures. Les autres m’attiraient beaucoup moins. Pour mon regard de l’époque et d’aujourd’hui, je trouvais plus d’infos sur l’humanité et le monde que dans le journal Le monde. Pareil pour le Nouvel Ob, Libé, le Figaro, etc. Et même le journal l’humanité qui était le journal phare dans cette ville Coco. J’arrive dans mon rayon préféré. Et devinez sur qui je tombe ? Un étranger. Plus qu’étrange. Mais avec des papiers. Bon courage au flic voulant le contrôler : au moins cinq cents pages. Un auteur cité par l’ancien au bistrot. Gogol me tend donc les bras. Avant de me coller une baffe. Monumentale. L’une des plus grandes de mon existence. Une baffe titrée « Les âmes mortes ».

           Foutu pour l’usine. Pourtant j'avais du piston. Inapte aussi pour l’éducation nationale. Et tous les autres boulots avec horaires et patrons. Même pas doué pour être encarté et battre le pavé. Ni capable de monter au braco. Un jeune mal barré. Et cerise sur l'avenir bouché, un Russe ( pas très bien vu de nos jours)venait de me refourguer son venin d’encre et l’âme slave. Gogol ou rien. La barre mise très haut. Au fil du temps, elle est redescendue. De plus en plus proche de rien. Mais je m’accroche. En espérant sans trop de prétention et postures de certains « melon de clavier - bons ou mauvais. Néanmoins toujours l’ambition d’essayer de rester à la hauteur de ce gosse aimanté par les murs de livres de la bibliothèque Robert Desnos. Ma résidence secondaire durant des années.

         Continuer d’écrire. Tout en sachant que je ne serai jamais Gogol. Ni Dostoïevski, Zola, James, Rilke, Faulkner, Céline, Simenon, Duras, Carver, Harrisson, Juarroz, Metz… Ni tant d’autres immenses auteurs. Que des couilles d’encre et de papier ? La question de ma voix traquant le macho vieux monde – présent – en moi. Indéniable qu'il a peu d’autrices dans mes lectures. À la décharge de nombreux lecteurs et lectrices, le « monde des lettres » avait remisé les autrices dans l’ombre. Une relégation pas uniquement dans les disciplines culturelles. Fort heureusement, ça change de nos jours. De plus en plus d’autrices publiées ; à ce propos, une très belle découverte récente : Nom, de Constance Debré. Revenons aux très grands auteurs et autrices qui nous remettent à notre échelle. À quel niveau ? Celui du minuscule brin d’herbe sur les hectares à perte de vue du champ littéraire. Sans oublier l’invite de Beckett : essayer de rater mieux. En bref, dans la merde. Avec l’objectif de réussir à rater encore. Jusque à extinction des yeux.

           Cela dit, l’ancien m’avait bien prévenu : lui, c’est pas un gogol. Il avait eu le nez creux. Appendice nasal colonisé par les verres. Avant une autre colonisation sous terre. Ce type ne savait pas lire et écrire. Se plongeant dans le journal pour donner le change. Je suis mi-moi mi-toi, ironisait-il quand on lui demandait de se présenter. Insister pour en savoir plus ? C’était une ère où on ne posait pas de questions. Sauf les flics et les assistantes sociales. Qui était-il réellement ? Peut-être mi-lui mi-nous. Un type qui se marrait tout le temps. Tout était prétexte à rigolade. Sauf sa dose de jaune. Toujours double et sans glaçon. Une couleur qui ne virait jamais au rouge colère. C’était un alcoolique joyeux. L’ivresse l’aidait à anesthésier toutes ses trouilles. Dont celle de la mort. Surtout inquiet de ce qu'il y avait après la fin. Rien ou du rabe ? Buvant comme d’autres prient. Ma religion du ivre, disait-il chaque dimanche matin. Très pratiquant.

          Un jour, j’ai vu l'ancien assis sur un banc. Face à l’ école primaire de notre quartier. Il parlait en agitant les bras. De loin, on aurait cru apercevoir une marionnette articulée par des fils dans la nuit. Je suis resté à l’écart pour l’observer. Il s'exprimait avec son éternel filet de voix. Sans jamais hausser le ton. Parfois, il se levait, tendait le bras comme pour une poignée de main, avant de se rasseoir. Le regard toujours posé sur sa seule école. À qui s’adressait-il ? Un ou des enseignants ? Tel ou tel copain de classe ? Un gosse parti de l’école sans savoir lire et écrire ? Pas un gogol comme moi. Je l’entends encore sa formule. Une prophétie autoréalisatrice (formule apprise récemment et que je mets à toutes les sauces) de l’ancien. Les mots d’un homme vieux comme le vieux monde (celui qui m’habite en colocation avec le nouveau monde). Reparti avec sa solitude sous le bras. A-t-il trouvé ou non du rabe dans l'au-delà ? Croisera-t-il les âmes mortes de Gogol ? Des questions qui resteront sans réponse.

          Détour par un autre ancien. Lui était mi-voyou mi-ferrailleur. Des saisons à l’ombre, d’autres à taquiner la ferraille. Même si on est naze, faut écrire sur nous. Ce qu’il m’avait dit en découvrant l’article sur mon premier bouquin dans le canard municipal. Cet homme pensait qu’il était un «  raté » mais n’avait pas envie que son histoire soit engloutie par le perte et profits du temps qui passe. Il voulait qu’elle soit gravée dans le marbre de la littérature. Même s’il n’ouvrait jamais un livre. Sa littérature restreinte au Paris Turf, l’horoscope et la « vroum-vroum » du jour sur France Soir. Mais il ne voulait pas être oublié. Rappeler au monde qu’il avait été une star. Une étoile universellement connue de lui et de d'une poignée de proches. Un « vaut rien » mais pas n’importe qui. La plus grande star de son histoire.

         Mettre ces types sur un piédestal romantisé ? Sûrement pas. Certains ont de grosses saloperies sur leur ardoise humaine. Pas excusables ni pardonnables. Certains ont été jugés, condamnés, et ont payé leur dette à la société. J’en croise de loin en loin. Des anciens taulards redevenus des hommes libres et - force de la justice et démocratie - considérés comme ré-insérables. Ce qui bien sûr - bis repetita - n’excusera en rien leur acte. Pareille trajectoire pour d’autres types évoluant dans des milieux différents. La saloperie n’a pas de frontières de classe - suffit de voir certaines affaires récemment dévoilées. Et tant mieux, que grâce à certaines voix porteuses, des voix meurtris et éteintes aient pu sortir d’une ombre bien souvent honteuse. Comme une grande majorité, je suis en colère contre les actes d’untel ou untel. En empathie avec leurs victimes. Pour autant, même submergée par une émotion légitime, je ne suis pas juge, ni procureur ou flic. Toutefois, il m’arrive de me laisser aller. Et être raccord avec notre époque de « guillotine numérique ».

      Me lançant dans des jugements hâtifs. Sur clavier ou dans des conversations. Bien campé dans la posture d’un procureur et d’un juge. Avec le « c’est comme ça, point barre » ou «  yaka faukon » péremptoire. À ce moment-là, il est préférable que je ne devienne pas en accéléré ministre de l'Intérieur ou de la justice. Un bourrin avec une vision plus que sommaire, prêt à supprimer par décret le métier d’avocat de la défense. Le menton et le verbe chargés de certitudes. Important donc de se méfier des dégâts collatéraux de l’émotion. Même la plus sincère et légitime peut mener au pire. Émotion et justice ne font pas toujours bon ménage. Difficile face à certaines horreurs d’éviter les jugements à l’emporte-pièce.

       Fort heureusement, elle est toujours là. Quand il n’y a qu’une seule vérité : la mienne. M’exfiltrant de mes anathèmes et jugements soumis à l’émotion. Qui est cette sauveuse ? La petite voix qui me rappelle que - bien sûr toutes proportions gardées - je n’ai pas été un être parfait, ne le suis pas, et ne le serai sans doute jamais. Mon miroir m’a souvent fait la gueule. Et ce n’est sans doute pas fini. Même si tenter de s’améliorer est un bon moteur. Pour être moins imparfait. Vaste chantier de toute une vie. Jamais abouti ?

         De Gogol à Rilke. Une autre baffe que ce poète. « Les mecs, c’est pour vous ça. ». Gégé, le serveur et futur patron du « Bon pêcheur » aux Halles à Paris, tend un bouquin à mon frangin et moi. Plus de quarante après, je tiens à remercier le client ou la cliente qui avait oublié « Les élégies de Duino » dans ce bar. Version bilingue, en français et allemand. Deux jours après, direction bibliothèque municipale. Pour découvrir un de mes poètes préférés. Avec notamment ce texte où il parle de la pauvreté. Il me semble déceler un lien entre ce texte et certains anciens rêvant de voir leur histoire inscrite dans la littérature. En réalité, c’est déjà fait, la preuve par ce poème. Et à travers nombre de romans, de poèmes, de films, de pièces de théâtre, de peintures, de chansons, etc. Pour conclure, je vais laisser la parole à Rilke. Mais juste une énième digression avant la poésie. Le pays des gogols n’existe pas. Qu'une planète de chairs et d’imperfections.

      Notre humanité passagère.

Le livre de la pauvreté et de la mort

Les grandes villes ne pensent qu'à elles-mêmes

Et entraînent tout dans leur hâte dévorante ;

Elles brisent la vie des bêtes comme du bois mort

Et consument des peuples entiers dans leur tourment.

Et les hommes asservis à une fausse science

s’égarent, ayant perdu le rythme de la vie

et parce qu’ils vont plus vite vers des bruits aussi vains

ils appellent progrès leur traînée de limace.

(…)

Ils vont sans cesse obsédés d’un mirage

qui les pousse hors d’eux-mêmes.

l’or règne en tyran et use toutes leurs forces…

et ce n’est que sous le fouet de l’alcool et des autres poisons

qu’ils persistent dans leur agitation stérile.

Rainer Maria Rilke

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