Le maître d’hôtel, un grand brun énergique, me conduisit jusqu’à mon rang. Sur chacune des cinq tables étaient disposés des cartons d’invitation. Peu de couverts à gérer.
_ T’auras de bons pourliches et des autographes en plus pour le même prix.
Dès qu’il s’éloigna, je lus les noms des invités dont j'avais la charge. Que des patronymes connus de la télé et du cinéma. Puis je zappais d’une table à l’autre de toute la salle.
La vedette de la soirée était Marc Parly. Un prix allait être décerné à " l' acteur au grand cœur ‘’ comme l’encensait la presse locale. Tel un catalogue de bonnes actions, le journaliste avait listé toutes les actions caritatives parrainées par l’acteur depuis 25 ans. Grand humaniste.
Pas comme ce salaud de Philippe !
La moitié de ma vie se mit brusquement à défiler en marche arrière. Le 5 mars 1975. Déjà presque un quart de siècle que Philippe m’avait larguée ! Pour une paire de seins qui passait par-là. Au retour du boulot, je découvris : Je te quitte. Un mot écrit au marqueur noir sur le frigo. Sur la porte où nous avions l'habitude de marquer la liste des produits manquants. Ce jour là, il manquait des croquettes pour chats. Le frigo se transforma en punching ball. J'éclatais en sanglots. Mon fils me trouva à genoux devant le frigo.
La douleur d'une femme-kleenex.
_ Martin, fit le maître d’hôtel. Allez terminer la mise en place de votre rang.
A 19H15, Marc Parly descendit de l’avion en provenance de Paris. Il portait une casquette et des lunettes noires. Le pied à peine posé sur le tarmac, deux femmes et un garde du corps le réceptionnèrent puis le guidèrent jusqu’à une grosse berline. Sans un mot, il s’assit à l’arrière et poussa un soupir.
Imperméable aux propos de l’attachée de presse volubile, il alluma une cigarette. La neige tombait derrière la vitre fumée. Ils fumait, le regard dans le vide.
Son mobile sonna.
_ Allô !
_ C’est Max, tu as fait un bon voyage ?
Il fronça les sourcils.
_ Pfff…. Non.
_ Pourquoi ?
Marc secoua la tête.
_ Pas envie d’y aller.
_ Impossible ! Ils doivent te décerner le grand prix du cinéma.
_ Rien à foutre du grand prix !
L’attachée de presse pâlit.
_ Mais…
_ Ca me gonfle tous ces trucs !
D’un geste sec, il coupa son mobile et fusilla du regard l’attachée de presse qui se tut. L’homme qu’il venait de jeter était son agent. Et aussi son plus vieil ami.
Quelques mois déjà que le moral de Marc ne cessait de baisser. Son médecin n’avait diagnostiqué que les effets du surmenage. Marc savait qu’il s’agissait d’autre chose. Une brusque montée de lucidité. Les années de course à la gloire lui semblaient vaines, une gesticulation pour se sentir vivant. Rien de plus. Toutes ses mesquineries, trahisons et intrigues pour voir son nom en grandes lettres sur l’écran. Pour rien. Le tueur n’avait plus de dents. Même si le public l’adulait, Marc sentait au fond de lui qu’il n’était devenu qu’un pantin trimballé de plateau télé en festival, un pantin gonflé de larmes qui, chaque nuit dans sa chambre d’hôtel de luxe, laissait glisser le masque à sourires et tentait de repousser les démons à grand renfort d’alcool. Le doute lui avait mis le grappin dessus.
Pourquoi ?
Peut-être son cinquantième anniversaire ? Virginie, sa dernière conquête- une très jeune comédienne férue de mystique tout terrain-, tenta de lui donner une explication : c’est l’enfant que tu trimballes en toi qui est encore insatisfait et veut autre chose. ‘’Qu’est-ce que tu veux que je fasse ! avait-il rétorqué. Que je le noie ce gosse ! ‘’ Depuis, Virginie, excédée par ses crises de colères et ses montées de violence, était allée exercer ses talents de psychologue dans d’autres bras.
Une phrase obsédait Marc, quelques mots d’ado -très dépressif- griffonnée sur un cahier de collégien : je me suis tiré une balle dans la tête ; elle circule dans mon corps mais n’a pas encore trouvé son point d’impact. Cette sentence écrite 34 ans auparavant revenait sans cesse à la charge. Elle le minait.
_ S’il vous plait !
_ Oui, fit aussitôt le garde du corps assis à côté du chauffeur.
_ Arrêtez-vous là.
L’attachée de presse plissa le front :
_ Nous risquons d’être en retard.
_ J’ai bien le droit de pisser un coup.
Le chauffeur se gara devant le Bar-tabac.
Depuis mon arrivée, un commis ne cessait de faire des pitreries devant moi. Un beau gosse bourré d’humour qui rêvait de monter à Paris pour devenir acteur. Un doux rêveur sans collier. Malgré son jeune âge, il me plaisait beaucoup. J’avais l’impression que c’était réciproque. Plusieurs serveuses, dont une brune très sexy, étaient prêtes à le croquer à la fin de leur service. Un extra pour une extra. Mais pas avec une vieille comme moi.
_ Véronique, on a pas le droit d’être triste comme ça quand on est vivante, fit-il avec un clin d’œil
Il avait tort. Même si mon visage portait par habitude un voile d’amertume, je n’étais pas triste pour autant. Au contraire ; jamais depuis des années, je n’avais ressenti un tel plaisir. Un grand bonheur. Je ne serai plus l’esclave d’une histoire. Fini la soumission. Fin de l'histoire de la femme kleenex dans sa vie privée et son boulot. Anéantie par un homme et exploitée par des patrons de brasserie. Une serveuse à la journée ou à la semaine, jetable et remplacée par une autre. Difficile de faire le poids contre les jeunes serveuses. Trop vieille pour courrir et sourire en même temps aux clients. Tout ça allait s'arrêter.
Enfin pouvoir devenir, pour reprendre les mots ressassés par l’assistante sociale qui s’occupait de mon surendettement : actrice de ma propre existence. 25 ans verrouillée de l’intérieur. Bientôt libérée.
Sourire malicieux aux lèvres, le jeune commis-comédien de salle fouilla dans la poche de son gilet et sortit un brumisateur de la taille d’un stylo-plume. Interloquée, je regardais l’étrange bouteille de parfum. Ma stupéfaction augmenta lorsqu’il s’envoya plusieurs giclées dans la bouche.
_ C’est du cognac ! s’enthousiasma-il, c’est pour les invités officiels mais j’en ai piqué un. C’est pour le parfum intérieur. T’en veux ?
_ Non. Je bois plus.
Je jetai un coup d’œil à ma montre et gagnai les vestiaires. Le service allait commencer. Je devais être prête.
Le tube de rouge à lèvres à la main, je restai un moment devant le miroir. Une femme me regardait ; elle n’avait pas envie de finir la nuit toute seule. Ni sa vie. Une femme avec encore de beaux restes. De beaux restes à faire réchauffer.
Ce 5 mars 75, un nommé Philippe Leroux avait détruit mes rêves de bonheur, cassé mon jouet. Brisé un couple et un petit garçon de deux ans. Un lâche incapable de me regarder dans les yeux pour me jeter à la face : je te plaque Véro. Je l’avais harcelé au téléphone des mois et des mois durant pour qu’il revienne. Chaque fois, il m’avait envoyé paître en me disant que je n’en voulais qu’à son fric. Sa réussite sociale. Un jour, une voix de synthèse m’avait expliqué que le numéro de mon correspondant n’était plus attribué. Pendant des années, j’avais travaillé pour qu’il puisse se consacrer uniquement à ses projets et, jamais, je ne l’avais culpabilisé car il ne rentrait pas d’argent. Jamais. Orgueilleuse et têtue comme tous mes ancêtres bretons, j’avais décidé de m’en sortir seule et de le lui prouver. Pas besoin de son fric. Puis les années ont passé par là; Adrien a grandi sans père.
Et moi je me suis aigrie.
Aujourd’hui, je vais remettre les compteurs à zéro.
_ Qu’est-ce qu’il fout ? s’inquiéta l’attachée de presse qui faisait les cent pas dans le hall de l’hôtel. Quel emmerdeur !
_ C’est comme ça les stars, ricana le garde du corps. Elles sont pas sur les mêmes fuseaux horaires que nous.
Elle lui jeta un regard méprisant.
_ Ouais mais, moi, j’ai tous les journalistes qui l’attendent pour la conférence. En quinze ans de carrière, j’ai jamais vu un type avec une grosse tête comme ça !
Pendant ce temps, Marc Parly fumait sur le balcon de sa chambre. La culpabilité s’était renforcée. Les images du passé cognaient de plus en plus fort à la porte. Tout se mélangeait. Où se trouvait la balle tirée 34 ans plus tôt ?
Il finit par descendre dans le hall de l’hôtel.
_ Les journalistes vous attendent, s’empressa de dire l’attachée de presse. Ils ont hâte de vous voir.
_ Pas moi, grommela-t-il en poussant la porte tambour.
Que des j’aimebeaucoupcequevousfaites qui se léchouillaient les joues en regardant dans la gamelle du voisin. Je me sentais très mal à l’aise. Personne ne s’en rendit compte. Qui aurait remarqué une extra ? Une marathonienne de plus de 50 ans cavalant, des assiettes à la main, entre la salle et la cuisine. Kleenex sachant tenir son rang dans un banquet.
Chacun son rang.
A pas lents, je m’approchai de la table de l’invité d’honneur. Cachée derrière un pilier, il ne pouvait pas me voir. Il ne ressemblait guère à la photo sur les affiches placardées dans toute la région. L’acteur au grand cœur n’avait pas l’air dans son assiette ; il ne touchait pas. Même derrière ses lunettes, on sentait qu’il faisait la gueule. Contrairement à tous les autres invités dégustant des vins à pedigree, il ne buvait que de la bière. De banals demis issus de la pompe. Personne n’osa lui en faire la remarque, une star a tous les droits, même de continuer de broyer du noir en pleine lumière. Quelle indécence ! Pourtant à la fin du repas, les membres du jury allaient lui décerner le prix le plus important de la profession. Quel égoïste !
_ Véronique, qu’est-ce que tu fous là ! s’écria le maître d’hôtel. Retourne à ton rang.
Le kleenex obtempéra. Mais dès que le maître d’hôtel s’éloigna, je me rapprochai encore plus près de la star. La serveuse en charge de sa table me lança un œil noir. Elle devait croire que je voulais lui sucrer son pourboire.
Au garde à vous derrière le passe plat, le commis me fixait. Il gratta sa main sur sa joue, impatient de terminer son service et larguer son costume de Pingouin. Je lui souris. A quand remontait mon dernier sourire ?
_ S’il vous plait !
Le moment tant attendu se présenta. La star me fit enfin un signe. Les yeux baissés, je me plantai devant elle et détaillai le carrelage. Très tendue.
_ Oui, mon… monsieur.
_ Une bière.
Sous le regard agacé de ma collègue, Je gagnai le comptoir et demandai au barman une pression pour l’invité d’honneur. ‘’ Avec ce qu’il s’enfile le père Parly,, j’aurais dû prévoir un fut de rechange.’’ Dès qu’il déposa le demi sur mon plateau, je retournai vers la salle. Après un détour par les toilettes.
Acclamé par toute la salle debout, Marc Parly chaloupa vers l’estrade déjà chargée d’officiels. Ivre mort. Incapable de monter sur l’estrade. Un maître d’hôtel se précipita pour l’aider à grimper les quelques marches.
Le président du jury lissa sa cravate et arma son sourire avant de déclarer :
_ Cher Marc Parly, je suis très honoré de vous remettre ce grand prix qui, dans la famille du cinéma, est le plus important. Vous qui, à travers de nombreux rôles, avez su incarner…
Soudain, Marc lui arracha le micro des mains. Une lumière persistait dans ses yeux rougis par l’alcool.
_ Trêve de blabla ! Merci pour ce prix mais… Je tiens à vous dire, bafouilla-t-il avec l’index tremblotant, que je dois partager ce prix avec quelqu’un.
Un applaudissement l’interrompiT.
_ Je vous vois venir, reprit-il avec un sourire cynique. Non, ce prix, je ne le partagerai pas avec quelqu’un du milieu. Un milieu de dents longues comme moi et de cireurs de pompes comme vous tous là en ce moment. D’ailleurs, j’ai plus besoin de m’acheter de cirage. Regardez comme elles brillent.
Agrippé à la femme du maire, il souleva son pied droit.
Un silence s’était abattu sur la salle. Même les serveurs et cuisiniers avaient cessé leurs activités pour écouter les délires éthyliques de Marc Parly. Fastoche de cracher dans la soupe quand on la boit à la louche ! pesta le jeune commis qui aurait tué tout son arbre généalogique pour être à la place de la star.
Le président du jury tenta de reprendre le micro.
_ Mon cher Marc, je… Vous avez un sacré sens de l’humour qui….
_ Garde ton cher dans ta poche, mon cher. J’ai pas d’humour, juste de la haine contre des cons de ton genre. Je tiens à remercier quelqu’un que personne ici ne connaît. Quelqu’un à qui je dois tout. Une femme qui a été le paillasson de ma gloire. Ma carrière s’est construite sur ses ruines.
Souriante, je traversai rapidement la ville dans ma vieille R5. Sur la nationale bordée de platanes, j’entrouvris la fenêtre et jetai la petite bouteille. Un poison très efficace n’agissant que 12 heures après absorption.
Seul le 5 mars 75 manquera dans les nécros officielles de Marc Parly. Sur sa fiche Wikipédia, il y a son vrai prénom. Celui du mot sur le frigo.
L'adresse du commis était programmée sur le GPS. J'accelérai. Pressée de réchauffer mes beaux restes.