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Pourquoi elle s’appelait ? Chaque fois, il a un nœud au ventre. Avec une montée de colère. Son prénom est toujours le même. Elle s’appelle Sophie, Malika, Corinne, Vanessa… Avec son histoire. Les bons et mauvais moments de son existence. Sa lumière et ses ombres. Jusqu’à ce ce que son histoire de femme s’arrête net. Fracassée entre des bras meurtriers. Assassinée par des mains peut-être caressantes au début. Pour très vite, ou peu à peu, se transformer en arme. Une arme contre la conjointe ou une inconnue prise au piège. Jusqu’à ce qu’elle s'effondre sur le sol. Morte. Pas qu’un chiffre de l’horreur.
Il en voulait aux journalistes. Pourquoi ne pas écrire s’appelle ! Au point d’avoir écrit un courrier à une rédaction. Son message est resté sans aucune réponse. Une obsession pour lui de conjuguer le verbe appeler au présent. Même pour une morte ou un mort. Il tenait au présent de la femme dont l'assassinat était relayé par la presse. Pourtant plus personne ne l’appelle Lulie, Martine, Adama… Tous ses prénoms désormais gravés sur des douleurs proches. Des syllabes plus jamais lancées dans l’air ou à travers un téléphone. Avec amour, tendresse, colère.. Des lettres rangées à perpétuité sur une pierre tombale, dans un dossier papier, sur un écran. Il refuse de la prénommer au passé. Son prénom, elle y tenait. Hors de question de l’appeler Maman.
À chaque meurtre de femme, revient celui de sa mère. Il essaye de ne rien lire sur ce sujet. Zappant sur d’autres infos. En vain. Il revenait toujours à l’info fuie. Incapable de res ter distant. Un prénom, un métier, un lieu… Il fixait le visage sur papier ou écran. Qui est-elle ? Il refaisait son parcours à rebours. De petite fille à ce visage devenu public. Une sorte de puzzle en accéléré. Il était comme aspiré par le regard d’une inconnue, encore vivante. Sa compagne, ses amis, sa psy, lui conseillent de cesser cette fouille mortifère. Ne pas se laisser complètement submerger par le meurtre de chaque femme. Au point de se désintéresser de tout le reste autour de lui. Avec en plus une pointe de culpabilité. Encore une femme qu’il n’avait pas réussi à sauver.
Comme son défi à treize ans. Personne n’ a été au courant de son combat. Il fixait un long moment une photo de sa mère, avant de fermer les yeux ; persuadé de pouvoir remonter le temps, inventer une panne l’empêchant d’aller à son dernier rendez-vous, l’intervention d’un voisin, la chute de son père dans l’escalier. Devenir maître de l’instant où tout a basculé. Un aiguilleur du passé. Il était toujours bouffé de déception en ouvrant les paupières. Se sentant coupable de ne pas sauver sa mère des griffes du tueur. La photo serrée entre ses doigts impuissants. Le visage rond d’une brune de trente et un an, souriante, elle venait d’obtenir son CDI d’aide-soignante, les clefs de son nouvel appartement ; partie pour une nouvelle vie avec son fils. Un matin, une voiture de gendarmerie s’est garée sur le parking de l’école primaire. Tous les gosses ont mis le nez aux fenêtres. Lui aussi. Sans se douter que sa mère venait d’être assassinée. Une semaine après son dixième anniversaire. Au fil du temps, il a fini par renoncer à se battre contre le temps et les événements. La douleur plus à temps complet. Ravivée surtout par la presse.
Onze ans après le meurtre, il a pris une décision. Personne ne l’a encouragé dans ce sens. Il a fait toutes les démarches. Pour se retrouver devant une vitre. Face à son sosie. Avec dix-huit ans de plus. Son père au parloir. L’homme lui avait envoyé plusieurs courriers. Des lettres d’excuses restées sans retour. Il a souri en voyant son fils. Un échange de regards sans un mot. Pourquoi être venu ? Que cherchait-il ? Tenter de comprendre ? Haïr encore plus son père ? L’insulter ? Il ne pouvait répondre à ses questions. Ses yeux concentrés sur ceux de son père. Chacun comme dans la sphère d’un sablier d’images et sensations diffuses. Le fils s’est levé. Première fois qu’il regardait son père de haut.
À cet instant précis, il a vu le monstre, ratatiné de l’autre côté de la vitre, et son héritier, en attente sous sa propre peau de jeune homme debout. Une seconde à rallonges. Sans la moindre trouille. Libéré d’un poids. Même sang, même nom ; pas le même homme en devenir. Il a refusé l’héritage invisible. Définitivement. Sa mère ne sera pas tuée deux fois. Prêt à tout, s’il le fallait, pour combattre le monstre potentiel en lui. Il est sorti vainqueur du parloir. Son père s’appelait.
Un jour, il sera moins blessé. De moins en moins au fil des années. Mais jamais entièrement. Il le sait. Un article, un regard, une silhouette, un prénom… Les piqûres de rappel de l’absence continueront. Mais de moins en moins forte. Il va gagner. Pour lui. Pour sa mère. Pour toutes les autres femmes. Pour les hommes aussi. Sans oublier sa part de joie. Comme celle de toucher le ventre de sa compagne. Avec à l’intérieur un passager. Comment vont-ils le prénommer ? Ils hésitent encore. Mais le futur père est sûr d’une chose pour son fils.
Sa grand-mère s’appelle Lola.
NB) Cette fiction est inspirée d’une rencontre avec un septuagénaire. Il racontait l’histoire de sa mère tuée par son mari. Ne l’évoquant qu’au présent. Il n’a jamais voulu faire d’enfant ni vivre avec une femme. Honte de son nom et de son sang. Obsédé à l'idée de reproduire le monstre paternel.
Merci à Libération de donner son prénom et une part de son histoire à chaque femme morte sous les coups de son conjoint ou un autre homme. Des êtres avant d’être des chiffres d’un macabre décompte. Toujours une femme tuée de trop.