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Tout a commencé avec un aboiement. Dans une maison au cœur d’un village. Un homme d’une quarantaine d’années sortit de son lit. Encore un chien de chasseur passé par la véranda entrouverte, s’agaça-t-il. Souvent celui de la famille Off : leurs voisins les plus proches. Il resta bouche bée.
L’un de ses chats aboyait.
Il tapait ses pattes sur le carrelage, devant son écuelle vide. Sans doute une hallucination sonore, pensa l’homme. Il ne devait pas être très bien réveillé. Une douche et tout rentrerait dans l’ordre. Il se pencha pour remplir les écuelles.
Le chat jappa.
« C’est encore le chien des cons ? »
La question de sa compagne. Elle l’avait rejoint dans la cuisine. À son tour de rester sans voix. C’est quoi ce chien chez nous? Leurs trois enfants déboulèrent à leur tour. Les yeux rivés au chat. Bientôt rejoint par son frère. Toute la famille On debout.
Le plus jeune des enfants suçotait bruyamment sa tétine. Pieds nus, il tenait sa girafe en peluche. Un large sourire barrait son visage encore ensommeillé. Le seul membre de la famille visiblement heureux de ce qui se passait. Il s’assit en tailleur.
Le père et la mère échangèrent un regard. Tous deux étaient désemparés. Incapable du moindre mot ou geste. Qu’est-ce qui venait de leur tomber dessus ? Comment en parler à l’extérieur ? Impuissants face aux deux chats qui jappaient. Caressés par le petit dernier. Ravi.
Une nouvelle tomba quelques minutes après. Une amie du village frappa à leur. « Vous savez ce qui arrive à mon chat. » Ne pas être seul dans ce cas rassura le couple. Pouvant donc partager cette étrangeté avec d’autres. Le phénomène touchait tous les chats du village. Même les plus ou moins sauvages.
Les chiens se mirent à miauler. Du petit toutou de compagnie au molosse. Tous miaulaient. Les chiens de chasse changèrent aussi de langue. Les Off étaient en train de craquer. Ne cessant de gueuler « Tu vas arrêter de miauler ! » Maniant aussi la cravache. Pour faire revenir leur chien dans le droit chemin. En vain.
Nombre de chats sont devenus des chats de garde. Certains aboyant au moindre passage dans la rue. Pendant ce temps, les chiens ronronnaient en boule ou passaient leur temps à se nettoyer. Quelques-uns, les plus souples des chiens grimpaient sur les arbres et les murs. Ramenant en cadeau des oiseaux et des mulots. Un échange de comportement des autres animaux ?
Aucune poule ne se mit à hennir. Ni de cheval à caqueter. Les vaches continuaient de meugler, les ânes de braire, les moutons de bêler, les biches de braire, les renards de glapir… Sur les branches ou dans le ciel, les oiseaux n’avaient pas changé non plus de chant. Le reste de la faune semblait avoir été préservée par cette subite métamorphose. Et les poissons et d’autres animaux dits de compagnie ? Aucun ne changea de « voix ».
Que les chats et les chiens à s’être transformés. Sans aucun doute, un phénomène inédit dans l’histoire des espèces animales. Même si, au fil du temps, il y eut des évolutions. Mais jamais un changement aussi subit et radical.
La nouvelle fit très vite le tour du village. Des échanges partout dans la commune. Même entre gens ne s’adressant plus la parole. La maire et le Conseil municipal convoquèrent aussitôt une réunion publique. Avec uniquement les habitants et habitantes du village. La salle des fêtes trop petite pour accueillir tout le monde. Des haut-parleurs avaient été installés sur les murs pour les oreilles contraintes de rester à l’extérieur. La majorité des 950 villageois et villageoises étaient présentes. Des enfants aux anciens.
La réunion fut très tendue. Certains pensaient que les animaux avaient été drogués. Les coupables bien sûr étant les voisins détestés. L’habitation d’a côté ou à l’autre bout de la commune. Très vite, cette hypothèse fut écartée. Puisque toutes les maisons avec des chiens et des chats étaient touchées. Le village le plus proche ? Ou des autres pas très loin ? Les coupables avait été identifiés. Qui ? On ne savait pas. Mais c’était des hors du village.
« Quel intérêt auraient-ils à faire miauler nos chiens et aboyer nos chats ? N’importe quoi. Réfléchissez un peu. Vous êtes des « sans cerveau » ou quoi ? »
La voix du plus ancien eut gain de cause.
« Moi, je sais qui c’est. »
« Et c’est qui ? »
« Les gens du voyage.
« Ouais, ça doit-être ça. »
Les coupables étaient désignés.
« Vous n’en ratez vraiment pas une. Ils gagneraient quoi les gens du voyage à changer la langue de nos chats et chiens ? Faites marche un peu la machine à questions sous votre crâne. »
Le plus ancien avait à nouveau tonné.
Son intervention fut suivie d’un silence pesant. Avec des échanges de regards incrédules. Et pas la moindre animosité entre les ennemis de proximité. Tous dans la même perplexité.
Démunis.
« Qu’est-ce qu’on va devenir ? »
La maire insista pour que l’affaire en cours ne sorte pas du territoire communal. Pour ne pas générer une inévitable folie médiatique sur la commune. Si aucune solution n’était trouvé, il faudrait demander de l’aide extérieure. Elle proposa de faire venir un ou plusieurs vétérinaires. Dans la plus grande discrétion. Pour essayer de trouver d’abord une solution à l’intérieur du village. Avant que les médias de toute sorte ne s’en empare. Son discours avait apaisé la population. Même ses opposants. Mais les interrogations persistaient dans les regards. Et l’inquiétude.
Que s’était-il passé ?
Chacun et chacune regagna son logis. À peine à domicile, tous les yeux rivés sur les animaux de la maisonnée. Les plus dépités étant les chasseurs. L’ouverture de la chasse la semaine d’après. Un chien-chat courserait-il un chevreuil ?
Dès le lendemain, la cohue. Des caméras et des micros partout dans le village à peine émergeant de la brume. La population entière emportée par la houle. Seuls, deux ou trois maisons réussirent à repousser la horde de journalistes. Dont celle du plus ancien ; il était sorti avec un fusil à la main. Dégagez ! Les caméras décampèrent sur-le-champ. L’ancien rentra chez lui. Le fusil reprit sa place dans le coffre à jouets de ses petits-enfants.
« Vous pouvez faire aboyer votre chat en direct ? » La question d’un journaliste. Elle s’adressait à un couple de villageois. L'équipe de télé avait investi leur leur salon. Si vous arrivez à le faire aboyer, ça passera en direct sur nos antennes et fera le buzz partout sur la toile. La femme attrapa son chat. « Vas-y ! Aboie ! » Le chat n’eut aucune réaction. « Mais vas y, aboie. On va faire le buzz. Fais un effort, putain ! »Le chat resta muet. Pas son rêve d’être vu à la télé ?
À la demande de la maire, la gendarmerie intervint pour ramener le calme. Et pour établir un périmètre de sécurité autour du village. Peu à peu, les journalistes refluèrent. Certains avaient déjà loué des chambres d’hôtel. La nuit tomba. Contrairement à la tension.
Le village au centre du monde.
Comment gérer une telle folie médiatique ? En concertation avec les plus hautes autorités, la maire prit un arrêté. Seuls les riverains et les forces de l’ordre pourraient entrer et sortir du village. Ainsi que les experts, des chiens et des chats autorisés à enquêter sur place. Son arrêté généra bien sur des conflits.
Des habitants et des habitantes voulaient profiter de la gloire planétaire. Faire exploser leur visibilité sur la toile. D’autres, au contraire, très inquiets de ce projecteur planétaire dirigé sur leur territoire quotidien. Quelques-uns à deux doigts de créer une milice anti-rapaces de l’image. Bien sûr, le plus ancien leur rentra dans le lard. Même s’il était d’accord sur le fond. Prêt à sortir à nouveau le jouet de ses petits-enfants.
Peu à peu, les projecteurs s’éloignèrent du village. Seuls des chercheurs continuèrent leurs investigations. Une présence discrète et respectueuse des habitants et des habitants. Mais aussi des chats et des chiens qu’ils étudiaient. Des semaines de recherches. Pour aboutir à rien. Pas la moindre explication scientifique.
Après les chiens et les chats, leurs maîtres et les maîtresses. Un changement certes beaucoup moins visible. Mais pourtant réel. Comme une sorte de tempête ayant traversé tous les crânes du village. Pas un habitant ou une habitante n’y échappa. Même le plus ancien changea de bord. Il bascula du côté de celles et ceux qu'il qualifiait de « sans cerveaux ». Chacun et chacune devenant l’opposé de ce qu’il était auparavant. Un grand écart intérieur.
Comme ce qui se déroula entre les familles Off et On. Vivant à moins de trente mètres et des années-lumière. Jamais les Off n’ adressaient la parole aux On. Appelant les gendarmes à la moindre hausse de décibel dû à une fête. Leur bulletin de vote aux antipodes de celui des On. En désaccord quasiment sur tous les sujets. Tout ça, c’était fini. Du mauvais passé. Les Off ne cessaient d’ inviter les On. Ces derniers, très gênés, déclinaient poliment. Malgré l’insistance des Off transfigurés.
Plus du tout le même discours. Vous avez raison les On, sur les migrants et les immigrés. C’est pas eux le problème. Mais les autres qui nous divisent. Et tous ceux qui détruisent notre planète avec leur putain de course au fric et au pouvoir. Faut balayer ce vieux monde. Un changement radical chez les Off. Comme si des années de « télé canapé en boucle » avaient été effacées d'un seul coup. Passés de leurs sources d’infos habituelles à celles de leurs voisins qu'ils avaient longtemps traités de « Bobos hors-sol ». Renonçant même à la chasse. Et le couple mit en vente leur 4x4.
Même transfiguration en écho chez les On. Le couple avait radicalement changé. Leurs enfants aussi. Pendant que les Off supprimaient leurs pièges de jardin et enlevaient leurs caméras, leurs voisins en installaient. Leur maison, très ouverte aux autres et au monde, se transforma en bunker avec code d’entrée. Ils résilièrent les abonnements à leurs journaux numériques et cessèrent d’écouter leur radio habituelle. Un grand écran de télé avait atterri au centre du salon. Avec des images non-stop de chaînes de télé qu’ils vomissaient auparavant. Ils refusèrent l’arrivée du couple de migrants qu’une association devait leur confier. Toutes leurs années de militantisme foutues à la poubelle pour épouser les idées qu’ils avaient combattues. Achetant même deux fusils. Avec un permis de chasse pour lui et elle. Les enfants en boucle sur des jeux vidéo de guerre. Le plus âgé militait au lycée dans les « Jeunesse blanches ». Toute la maison des On avait basculé. Dans ce que la famille jugeait le pire.
De part et d’autre de la rue, des voisins faisant le trajet inverse. De l’ouverture à la fermeture. Et inversement. Avec des changements aussi de bulletins de vote. Une sorte de migrations de leurs histoires. D’un corps l’autre, d’une maison l’autre. Les à priori et petites haines avaient juste changé de rive. Les Off détestant désormais les On qualifiés de beauf, racistes, antisémites, homophobes, viandards, etc. Avec un regard souvent méprisant et condescendant. Tandis que les On avaient les Off dans le collimateur. Pas un jour sans une petite pique. Avec un regard de grande haine contre les Off qui avait basculé dans le clan des bobos. Leur pourrissant la vie pour qu’ils déménagent. Après tout, les Off n’étaient là que depuis 17 ans. Contrairement aux On. Leur installation à eux remontait à 23 ans.
Le changement de personnalité des habitants et des habitantes n’eut pas le même retentissement que celui des animaux de compagnie. Une voisine tenta néanmoins de donner de l’écho à ce qui se déroulait sous chaque crâne et toit. Elle secoua la toile pour alerter les médias. Leur expliquant qu’un autre phénomène se déroulait au « Villages des chats aboyeurs ». Quelques journalistes firent le déplacement. Mais le sujet ne les intéressa pas du tout. Pas de quoi fouetter un chat. Sauf s’il se met à aboyer.
Toutefois, une différence avec les échanges entre chiens et chats. Ceux de leurs maîtres et maîtresses n’étaient pas durables. Passant d’une histoire l’autre. Sans savoir à quel moment ça leur arriverait. Un matin se réveillant à nouveau dans leur histoire habituelle. Retrouvant leurs us et coutumes.Puis, la semaine suivante ou après plusieurs mois; une replongée dans l’histoire de celles et ceux détestés. Des allers-retours très perturbants. Avec une forme d’insécurité intérieure. Toujours sur le qui-vive. Avec l’appréhension de redevenir l’autre : dans la peau d’un être qu’on ne pouvait pas supporter en temps normal. Et qui lui aussi nous détestait. Une tension permanente.
L’énigme des chats aboyeurs et des chiens miauleurs n’a pas été résolu. Malgré le travail de fond de nombre de scientifiques. L’un d’entre a tout de même fait une constatation. Dès que les chiens et chats sortaient du territoire du village, ils reprenaient leur langue et us et coutumes. Et même constat pour leurs maîtres. Leur changement de personnalité s’arrêtant dès qu’ils sortaient du village. Le même phénomène chez tous les villageois et villageoises. Que faire pour ne plus être ce qu’on déteste ?
La question ricochait de crâne en crâne. Vendre la maison et déménager ? Papa, j’adore ce village. Les enfants On avaient du mal à se résigner au départ. Leurs parents aussi. On peut essayer, fit la mère. Peut-être qu’on sera mieux ailleurs qu'ici. Surtout depuis ces histoires d’échanges infernaux. Après une réunion familiale, les On louèrent leur maison et déménagèrent. Comme une grande partie de la population du village. Le jour de leur départ, les Off installaient un panneau « à vendre » sur leur façade. Eux aussi n’en pouvaient plus. Marre de subir les « échanges ».
Comment se déroulait la vie des On dans leur nouveau village ? Leurs chats n’aboyaient plus. Et jamais un matin réveillés dans la peau des voisins détestés (ils en trouvèrent.) et qui leur rendaient bien. Tout était normal. Sauf que toute la famille On était triste. Même les deux chats avaient le regard et le poil terne. Plus du tout la même ambiance joyeuse et ponctuée de musique. Les On devenaient de plus en plus sombres. On y retourne Papa. C'est moche ici. Le plus jeune insistait pour revenir. D’accord, mais il faut d'abord que je vois avec les locataires. Tout se déroula très vite. Leurs locataires ne supportant plus les échanges. Et que leur chien miaule. Des locataires pressés de retrouver une existence normale.
La famille revint au village. La maison de la famille Off avait les volets clos. Avec toujours le panneau à vendre Les deux chats reprirent aussitôt leurs habitudes. Redevenus des chats aboyeurs tandis que leurs maîtres reprirent leurs allers-retours d’une histoire à l’autre. Mais avec moins de tension. Néanmoins chaque fois surpris du changement, mais plus sereins, en sachant que c’était passager. En quelque sorte, une tension tenue en laisse. Sans aboiement ni miaulement. C’était le prix à payer au village des échanges.
Deux semaines après leur retour, une surprise au réveil. Deux camionnettes devant chez leurs ex-voisins. Qui avait bien pu acheter ? Toute la famille On se relayait à la fenêtre. Pour essayer d’apercevoir les nouveaux voisins. Mais les volets restaient clos. Peut-être dormaient-ils après un long voyage. Des gens qui aiment vivre dans le noir ? Des voisins sympas ? Des ordures ? Des vieux ? Des jeunes ? Chacun y alla de son explication.
Avant le grincement d’un volet. Toute le famille On s'était collé aux fenêtres. Pressés de voir leurs nouveaux voisins. Puis la porte d’entrée s’entrouvrit. Une silhouette se profila dans la brume matinal. C’était un chien. Il bondit sur un muret. Sautillant d'une patte sur l'autre. Un animal visiblement enjoué.
Le chien des Off miaula.
NB : Un petit conte sans trêve des confiseurs. Ni de cadeaux. Juste un conte en on et off.