Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

1812 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 mars 2015

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Moi, religieux, dans la peau de ma femme

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

                  Ce matin de janvier 2010, je sortais du sommeil pour plonger dans un cauchemar. Dans mon lit, une vision d’horreur. Incroyable. Je fermais aussitôt les yeux. Sans doute un délire. Je ne devais pas être entièrement réveillé. La semaine de boulot avait été très éprouvante.  Plus qu'un jour de labeur avant le week-end. Le lendemain, une grasse matinée s'imposait. Je rouvris les yeux.

           Quelle folie ! Ma femme, chaque matin à côté de moi, avait disparu. A sa place, mon visage sur l'oreiller. Je me redressais. Un salopard avait dû me verser  de la drogue dans mon repas. Ne buvant pas d'alcool, je ne voyais pas quoi, à part de la came ou un mélange de médocs, pouvait entraîner ce genre de visions. Aucune autre explication plausible à l'état dans lequel je me trouvais. On m’avait drogué.

          Qui avait pu commettre cet acte?

         Le sang cognait fort contre mes tempes. Vraiment pas dans mon état normal. Je me levais et, évitant de faire du bruit, gagnais la salle de bains. Je glissais ma tête sous le robinet d'eau froide. Rien de tel pour évacuer les effets de la drogue. Je levais la tête. L'hallucination continuait, de plus belle. Un visage de femme dans mon miroir.

        Des pieds aux cheveux, en passant par les seins, le sexe, j’étais devenu mon épouse. Reproduction parfaite.  Jusqu’à son grain de beauté au-dessus du nombril. Je m’agenouillais devant la cuvette des chiottes. Après voir vomi, je restais un long moment, assis sur le lino, prostré. Incapable du moindre geste. Complètement brisé.

      Vêtue d'un peignoir, je retournais en traînant des pieds dans notre chambre. Espérant que ce délire ne durerait pas toute la journée. Si je tenais le fils de pute qui m'a fait ça... J'étais fou de rage. Une vengeance de mes anciennes fréquentations. Jamais il n’avait supporté ma sortie du circuit. Et mon plongeon dans la religion.

        Sous la couette, elle me fouillait du regard.  Les yeux bouffés d'inquiétude. Elle… lui…Impossible de dire «il». Parler de mon épouse au masculin? Jamais de la vie. Elle sera toujours elle. Même dans un corps d'homme. Mon corps.

        Quand ce putain de  réveil sonnera-t-il?

_  Je sais pas ce qui nous arrive. Toi, tu es moi, une... une femme… Et moi… Regarde !

    Elle écarta la couette. Je détournais d’abord le regard. Un silence pesant dans la chambre. Je finis par regarder ce corps allongé dans notre lit. Pas le moindre doute; c'était bien mon corps. Je fixais  ma cicatrice au bras gauche; trace d'une époque où, sans l'aide de " mes grands frères ", je serais encore en prison. Ma barbe  si fournie, dont j'étais très fier, désormais sur ses joues. Les joues d'une femme. Mes mains se mirent à trembler. Elle redescendit la couette. Elle s’assit, adossée contre le mur.

       J’ouvris la bouche pour la rassurer.  Pas le moindre son ne sortit de ma gorge.  Anéanti  par ce qui venait de nous tomber dessus. Jamais été aussi désemparé. Mort de trouille.

       Elle éclata en sanglots.

     Victimes tous les deux d’une substance hallucinogène? Je déroulais la soirée précédente. Nous étions restés à la maison. Je la revoyais même ouvrir le paquet de pâtes et les verser dans l'eau bouillante de la casserole. Impossible donc que ce soit un produit mélangé à  notre repas. De plus, personne n'était venu nous rendre visite.  Les gamins endormis, nous avions traîné un peu devant la télé, avant d'aller au lit. Couchés avant vingt trois heures. L’hypothèse de la drogue pas du tout crédible.

       Qu'est-ce que ça pouvait être ?

     La main de Dieu. Seule  sa toute puissance pouvait transformer ainsi deux  corps, en une seule nuit? Que pouvait-il nous reprocher ? Nous étions de très bons croyants. Chaque jour,  nous faisions nos prières. Très respectueux des lois divines. Notre famille à toutes les manifs contre le mariage gay et l’avortement. Même si je détestais certains autres participants à ces marches. Mais, peu importait nos vieilles discordes, le principal était de revendiquer notre " pro vie" et combattre l'homosexualité. Dieu ne peut tolérer de telles déviances pourrissant l'avenir de nos enfants. Nos deux garçons sont élevés dans les règles édictées par notre culte. Notre conduite religieuse est irréprochable. Moi,fidèle, je ne rate aucun prêche. Pourquoi alors nous punir d’une telle manière ?

         Peut-être à cause de mon passé de voyou ?

     Comme souvent, plus réactive que moi, elle balaya toutes les interrogations et prit une décision pour gérer l'instant présent. Fallait surtout pas que nos jumeaux de 9 ans se rendent compte du changement.  Les protéger.

     Très vite, sans une quelconque appréhension, elle enfila mes vêtements jetés en boule au pied du lit.  Puis, après avoir vérifié que les gamins n’étaient pas réveillés,  elle dressa la table du petit déjeuner dans la cuisine. Même gestes du quotidien, dans un autre corps.

      Je ne pouvais détacher mon regard du miroir. Quelle honte ! Transformé en ma femme. Jamais je ne pourrais accepter cette humiliation. Plutôt crever. Finir ma vie dans un corps de femme ? Même si c'est celui de mon épouse, impossible de me résigner à passer le restant de mon existence dans la peau d'une femme. Je levais les yeux au plafond. Pourquoi,  Toi, tout puissant, m'as-tu fais infligé çà moi ton fidèle ? Je filai un coup de tête au miroir. 

_ Qu’est-ce que tu fous ? Tu vas réveiller les p’tits!

     Elle laissa passer un instant et ajouta :

_ Ouvre la porte. Je vais t’aider.

     Sans elle, jamais je n’aurais pu me vêtir. Surtout nouer  le foulard  sur  mon crâne. Tandis qu’elle m’habillait, quasiment comme nos gosses, je ne pouvais m’empêcher de regarder ses jambes. Mon sexe, ma virilité, entre ses cuisses. Elle qui portait mes couilles. Je faillis m’effondrer en larmes. Pas le moment de craquer. Un homme, ça ne chiale pas.

        Les gamins ouvraient des yeux ronds d’étonnement. Première fois que leur père déjeunait avec eux. En plus, il les peigna et vérifia leur brossage de dents. Stupéfaits, ils échangeaient des regards interloqués. Cette situation inhabituelle, la surprise passée, les fit rire. Guère habitué à un papa poule aux petits soins avec eux. Espérons qu’ils n’en parlent pas à leurs copains de classe. Les rumeurs circulent très vite. Nous nous connaissions tous dans le coin.

        Pendant ce temps, moi, leur père- devenu leur mère- se planquait dans la chambre. Assis sur le bord du lit, le visage entre les mains. Pourquoi notre créateur nous infligeait une épreuve aussi douloureuse. Jamais, même dans mes pires cauchemars, je n’aurais imaginé un tel scénario. Réveille-toi mec ! Faut que tu ailles bosser. Demain, tu pourras glander au pieu. Ma tête pesait des tonnes. Impossible de me lever. Elle frappa à la porte. Je n’ouvris pas. Elle insista. Je finis par ouvrir. Elle se planta devant moi. Je m'étais rassis à ma place sur le lit, la tête baissée.

      Hors de question d’emmener les gamins à l’école. Pas à moi de faire ça. C'était son rôle à elle. Calmement, elle m’expliqua  que, pour que personne ne se rendit compte de notre malheur et déchéance, nous ne devions pas changer nos habitudes, éviter tout ce qui pouvait attirer l’attention sur notre famille. Sa voix, la mienne, me déstabilisait. Très étrange et inquiétant de s'entendre parler. Ses grosses mains, les ongles cernés de cambouis,s’agitaient devant mon visage. Ses larmes coulèrent dans mes yeux.

       A peine sorti de la maison, je croisais notre voisin qui rentrait ses poubelles. Il afficha un large sourire. Je répondis d’un hochement tête puis saisis sèchement  les mains des gamins. Jamais leur mère ne les avait autant pressés. Pas intérêt à moufter.

      Une de nos amies, emmenant sa fille à l’école, se colla à côté de nous. Les trois gamins marchaient devant nous. Elle me parlait. Je ne répondais que par des raclements de gorge, évitant le plus possible son regard. Très inquiète de voir son amie, habituellement très tonique, toujours souriante, éteinte à ce point. A un moment, elle me demanda si j’étais malade. Je sautais sur l’occasion pour m’inventer une gastro carabinée. Elle sourit, rassurée. " T'es pas la première. Y a plein de gastros en ce moment."Je l’écoutais d’une oreille distraite, concentré dans ma marche avec de nouveaux vêtements.  Pas envie en plus de m'étaler sur le sol.

       Déjà un quart d'heure que j'aurais dû être au boulot. Les autres devaient m'attendre devant la grille fermée. Deux ans que j'avais ouvert cette ébenisterie de luxe; une mes plus grandes fiertés. Après ma famille. Tout allait bien jusqu'à ce matin. Sûr que Dieu Tout-Puissant nous laisserait pas comme ça. Il nous adressait une mise en garde. Rien de plus. C'est vrai que, très préoccupé par la marche de mon affaire,  je priais moins et étais moins attentif  au respect de notre culte. Un soir, j’avais même…. Mon dieu, j'ai entendu ton courroux. Je vais revenir dans le droit chemin.  J’étais sûr qu'il allait entendre ma supplique. Et pardonner mon égarement. Me redonner mon corps d’homme.

      Devant l’entrée de l’école, j’étais en sueur. Persuadé que tous  étaient au courant du  drame survenu dans  notre famille. La main de Dieu nous avait frappés en plein sommeil. Beaucoup de mères et pères d'élèves ont dû penser que la mère des jumeaux était très en colère. Très vite, je garais les enfants et ressortis en manquant de renverser une mère. Je fis un détour pour éviter les parents embouteillant le trottoir. Echapper aux regards.

       Je claquais la porte et fermais le verrou à double tours.

_  Je suis rentré !

     «  Pour ne pas se faire repérer, je vais à l'atelier. Reste à la maison. Je t’ai noté la liste de tout ce que tu dois faire. Surtout, n’oublie pas d’aller chercher nos petits à l’école. Je sais bien que c’est dur. Mais, si Dieu en a voulu ainsi, nous sommes bien obligés d’accepter notre sort. A ce soir. Prions, il n'y a que ça à faire. Seul le Tout puissant peut venir en aide à notre famille.»

     Cette fois, les larmes firent voler en éclats  mon orgueil de mâle. Qu’allait-on devenir ? Notre couple finirait par imploser.  Personne ne peut vivre avec un tel poids. A qui confier la douleur d’avoir changé de corps ? On nous prendrait pour des fous. Pour corser le tout, chacun était passé dans le corps de l’autre, mais en conservant sa personnalité d’origine. Mon esprit d'homme dans le corps de ma femme, et l'inverse pour elle. Encore pire que si nous avions vraiment basculé corps et âme, entièrement, dans l'enveloppe charnelle de l'autre. Condamnés à vivre un décalage entre notre esprit et notre chair. Ca me rendait complètement barge. Je ne voyais aucune issue pour s'en sortir. Et la trouille de commettre l'irréparable  pour échapper à cet enfer sur terre. Mon passé, le pire, ressurgissait. Retomber ? Ma paume se referma sur un flingue invisible. Envie de tout casser.

     Ses vêtements m’étouffaient. Arrivé à mon âge et être obligé de me vêtir comme une femme. J'arrachais le foulard, me déshabillais, et repris mes fringues d'homme. Pas une tapette, moi. Déjà, je me sentais mieux. Qu’auraient pensé les voisins en apercevant  leur voisine habillée en homme ? Fermeture de tous les rideaux. Je fumais dans le noir.

     Sur la route du marché, je croisais des ados assis sur un banc. Je leur fis un signe machinal comme à chaque fois que je les croisais.  Les trois gaillards se dressèrent sur leurs pieds et se précipitèrent sur moi. J'esquissais un sourire. Pourquoi t'es sortie sans ton foulard. La honte ! Une impure, une pute qui fait honte à notre communauté. On va aller au boulot de ton mari te balancer ! Malgré la tension et les fenêtres qui s’entrouvraient aux étages, je faillis éclater de rire en imaginant la scène au garage. Soudain, la colère m'envahit. Hors de question de me laisser insulter par des gosses.

        Pourquoi ne s’occupaient-ils pas de leurs oignons ? Surtout le plus jeune que j'avais vu sortir d'un vidéo club, un film porno à la main. J'aurais pu aussi le balancer à son père avec qui je prie chaque semaine.  Si ma chevelure et mon corps les gênaient tant, ils n'avaient qu'à détourner leurs yeux. Personne, ni Dieu, ni les hommes, ne les obligeaient à regarder les passantes. Je retins une bordée d'injures. Pas le moment de faire un scandale. J’accélérais le pas tandis qu’ils continuaient de m’insulter.  Si je retrouvais ma vraie peau, ces jeunes cons passeraient un sale quart d’heure. Ils regretteraient leurs insultes.

     Caché derrière l’abribus, personne ne pouvait me repérer.  Vêtue de mon bleu de travail, elle oeuvrait sur une commode. Je suivais attentivement chacun de ses gestes. Très pro. Indéniable que le seigneur l’avait gratifiée du don de garagiste. Moi aussi je pouvais donc réussir à être mon épouse, me fondre dans son univers. Dieu l'avait ainsi voulu. Je devais me plier à ses exigences. Sur le chemin du retour, je priais pour retrouver mon corps. Et elle le sien. Redevenir normaux.

     Contrairement à mes appréhensions, je réussis parfaitement à imiter sa gestuelle, exercer chacune de ses activités quotidiennes. A part l’oubli du foulard sur ma tête et quelques petites bourdes, pas d’erreurs majeures. Le camouflage passait bien. Au début, j'eus simplement du mal avec ma voix féminine, comme si quelqu'un d'autre parlait en moi. Mais, très vite, je m'y habituais, parlais sans la moindre hésitation. En quelques heures, j'étais devenue une femme. Pourvu que ça ne dure pas.

          La femme doit s'occuper du foyer, m'expliqua un soir l'un de nos prêcheurs. L'homme, depuis la nuit des temps, va chasser pour nourrir sa famille. Pas ma place à la maison.

         Une journée sans répit. Du supermarché à l’école, en passant par le ménage, la bouffe,  expliquer à ma mère -belle mère possessive de- qu’il ne fallait pas appeler les urgences pour son énième mal de tête matinale, l'aspirateur, etc, un nombre incalculable de micro-tâches qui me jetèrent, complètement rincé, sur le canapé du salon. A bout de souffle.  "Maman ! Maman ! " Que voulaient-ils encore ?

     Les jours passèrent sans que nos  prières ne finissent par s’exaucer. Chaque matin, elle se rendait au garage. Et moi  je restais à la maison. L'un dans le corps de l'autre. Nous  refusâmes d’en parler à un représentant de l’autorité religieuse, ni à un psy. Surtout ne rien ébruiter. Que tout ça reste sous notre toit. Pas du tout envie d'être la risée. Qui croirait à notre histoire. Seul le Tout puissant et nous deux étions dans le secret. Au fil du temps, nous n’en parlions même plus à voix basse. Pas besoin de mots. Chacun de nos regards portait le poids de notre impasse.

     Après plusieurs semaines de réflexions, nous décidâmes de couper les liens avec notre famille et nos proches. Quitter  cette ville dans laquelle nous vivions depuis plus d'une vingtaine d'années. L'ébenisterie fut vendue un bon prix. Sans prévenir qui que ce fut, nous nous exilâmes  dans une autre région. Essayer de se reconstruire ailleurs. 

     Peu après notre emménagement dans une autre ville, elle fut embauchée dans un garage. Plus difficile pour moi de trouver une activité professionnelle. A part des ménages, des postes de caissière ou vendeuse dans des magasin. Très vite, nous fréquentâmes quasiment que les gens de notre foi. Nulle intention d’oublier notre religion d’origine. Au contraire, notre drame conforta notre foi. Personne ne connaît notre secret. Pas mêmes nos gamins.

         Nous traversâmes des périodes très dures. A plusieurs reprises, suite à des tentatives de suicides, je fus interné en HP.Je suis sous antidépresseur en permanence. Jamais pu me résigner à ce corps de femme. Elle s'en sort mieux que moi, à  tous points de vue. Elle est même devenue un de nos dignitaire religieux, très apprécié. Quelles têtes feraient ces hommes, écoutant son prêche s’ils apprenaient qu'une femme se cachait en réalité derrière ce visage barbu. Elle vieillit très bien dans sa peau d'homme.

      Tandis que moi, aigri sous mon foulard, je m'éteins à petit feu. Jamais remis de ma virilité perdue. Surtout ma barbe qui ne tapissera plus mes joues.  Se flageller et rester dans le passé ne changera rien, me reproche-t-elle souvent. Dieu l’a voulu ainsi. Et nous ne pouvons rien contre sa volonté.

     Malgré tout, notre couple a réussi à sauver les apparences. Nos enfants, bien élevés, réussissent leurs études. Une famille respectable. Et parfaitement intégrée au sein de notre communauté et de la ville.  

          Fiers d’être Amish.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.