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Billet de blog 2 mai 2025

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La tournée des vivants

Je ne vous dérange pas ? La petite fille sursaute. Elle lève la tête. Son visage est tendu. Elle jette un coup d’œil à gauche et à droite.Personne. À côté d’elle, un petit garçon. Il est immobile. Son regard posé sur le sol.Ils sont assis sur des blocs de ciment. Les jambes ballantes. Leur siège est improvisé sur les ruines d’un immeuble. À perte de vue, le même chaos. Moins de vingt ans à deux.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

_ Je ne vous dérange pas ?

     La petite fille sursaute. Elle lève la tête. Son visage est tendu. Elle jette un coup d’œil à gauche et à droite.

    Personne.

     À côté d’elle, un petit garçon. Il est immobile. Son regard posé sur le sol.

     Ils sont assis sur des blocs de ciment. Les jambes ballantes. Leur siège est improvisé sur les ruines d’un immeuble. À perte de vue, le même chaos. 

     Moins de vingt ans à deux.

_ Je ne vous dérange pas ?

     La petite fille fronce les sourcils.

_ Qui a parlé ?

     Le petit garçon lève la tête.

_ C’est moi, répond Verbe.

     Les deux enfants échangent un regard. L’un et l’autre sur le qui-vive. 

     Prêts à bondir et fuir.

_ N’ayez aucune crainte, les rassure Verbe.

_ Vous êtes qui ?

     La question posée par le petit garçon. 

     Ils se sont rapprochés l’un de l’autre. Jusqu'à se souder. Un corps à deux têtes.

_ Comment dire ? Ça va être fort difficile de vous expliquer. Mais il faut que vous acceptiez pour ça une chose. Et ce n’est pas facile.

_ C’est quoi ? demande la petite fille.

_ De parler avec moi, sans me voir.

      Nouvelle inquiétude dans leurs yeux.

_ Vous êtes Dieu ?

     Verbe éclate de rire.

_ Non, pas du tout, jeune homme.

_ Vous êtes qui alors ?

    Verbe cherche ses mots.

_ En réalité, je… Je suis le verbe être. Mais tout le monde m’appelle Verbe. C’est plus simple. Et beaucoup moins prétentieux.

   Le petit garçon se frotte la joue.

_ Un verbe ça parle pas aux humains.

    Verbe le fouille du regard.

_ C’est vrai, tu as raison, jeune homme. Mais disons que ce que…

_ En quelle langue ça parle un verbe ? l’interrompt la petite fille.

    Verbe esquisse un sourire.

_ La langue des êtres qui ont envie de se parler.

    Un bruit de moteur. 

    Les deux enfants se crispent. Ils scrutent le ciel. Même tout bleu soleil, il est devenu leur pire ennemi. Pourtant, le duo s’allonge presque toutes les nuits dans l’herbe ou sur des toits d’immeuble. C’est un peu notre nouvelle famille, a fait une fois le petit garçon. Leurs yeux aussi brillants que les étoiles.

_ Il est parti.

_ Tu es sûr, s’inquiète le petit garçon.

_ Oui.

    Verbe hésite à briser le silence. Ces deux-là n’ont pas besoin de parler pour se comprendre, se dit-il avec un sourire. Ils semblent reliés par des fils invisibles. Inséparables.

_  Vous êtes encore là ? 

_   Oui, répond-il à la petite fille.

_ Vous êtes là pourquoi ?

_ Ce qu’on vit en ce moment tous les trois n’a jamais existé avant nous. C’est unique. Et ça n’existera peut-être plus. 

_ Pourquoi ça peut plus exister ?

_ Parce qu’on va l’inventer ensemble. Ça vous dit ?

   Le petit garçon acquiesce de la tête.

_ Et toi, ça te dit ou non ?

    Un silence.

     Verbe interroge du regard la petite fille. Elle ne cesse de secouer son pied droit. À nouveau sur la défensive.

_ Oui je suis d’accord, murmure-t-elle.

_ Merci à vous deux.

_ Par quoi commencer leur récit commun ? Verbe se pose la question. Avant de leur poser.

_ Moi, je crois qu’il faut que vous nous dîtes qui vous êtes. Parce que nous on sait pas grand-chose de vous. On vous voit même pas. Alors que vous voyez nos visages.

    Le calme de la petite fille impressionne Verbe. Comme si elle ne se trouvait pas dans une ville dévastée par la guerre. Pas que le ciel qui est un ennemi. 

    Verbe les regarde tour à tour.

_ Et si on commençait par se présenter. Moi, c’est Verbe. Et toi jeune fille?

_ Je suis Aube.

_ Et toi, jeune homme ?

_ Minute.

     Verbe vient de déroger à son principe. Ne jamais s’adresser directement à un vivant. Quand il les a vus, deux enfants têtes baissées, tout s’est déroulé très vite. D’autres enfants et des adultes se trouvent sur le même territoire. Pourquoi les avoir choisis eux ? 

     Il n’a pas de réponse. Son instinct l’a poussé à se poser près d’eux. Ça lui arrive souvent de s’approcher et de côtoyer des vivants. Jamais de s’adresser à des humains.

_ Aube et Minute, je vais essayer de me présenter du mieux possible. La première différence avec vous est que je n’ai pas de visage. Ou plutôt je peux en avoir huit milliards. 

    Minute se redresse.

_ Huit milliards !

_ C’est normal que j’ai autant de visages. Puisque je suis le verbe être. Chaque fois qu’un enfant vient au monde, je porte son visage. Et quand quelqu’un meurt, je ne porte plus son visage. C’est alors le verbe mourir qui prend ma place.

_ Il a plus de visages que vous ?

_ Beaucoup plus, Aube. Depuis le début de l’humanité, il y a eu plus de 100 milliards de morts. Normal que le verbe mourir aie plus de visages que moi.

    Minute se racle la gorge.

_ Et ceux qui sont dans le coma ?

    Verbe sourit.

_ Je porte encore leur visage. Tant qu’ils sont vivants.

_ Les animaux aussi, demande Aube.

_ Non, pour eux, il y a un autre verbe être. Pas tout à fait comme pour les humains. Mais on est très proches avec l’autre verbe être. On se parle souvent. Comme les humains et les animaux sont très proches. Il y a aussi d’autres sortes de verbe être pour les arbres, les fleurs, les mers, les montages, les nuages…

     Minute secoue la tête.

_ Mais eux ils vivent pas. 

_ Tu as raison et tort, Minute. Ils ne sont pas vivants comme les humains et les animaux. Mais ils ont aussi une forme de vie. Même les étoiles ont leur verbe être. Avant de disparaître.

    Aube tortille une mèche de ses cheveux.

_ Comment vous êtes arrivés jusqu’ici ? 

     Verbe la regarde. Comment lui répondre sans les affoler ? Déjà très étonné qu’ils acceptent de dialoguer avec un être sans corps. Autant être franc et direct, décide Verbe. 

_ Je suis un verbe avec des ailes.

    Minute ouvre des yeux ronds.

_ Mais elle servent à quoi ?

    La petite fille pose la question en regardant un point précis. Comme si elle voit Verbe. Contrairement à Minute qui promène ses yeux. Avec l’air souvent absent.

_ Aube, ces ailes sont les tiennes.

    Elle plisse le front.

_ Je comprends pas. Ça sert à quoi un verbe ?

   Verbe se sent soudain démuni. Il ne sait pas quoi répondre. Première fois qu’on lui demande à quoi il sert. 

_ Les ailes du verbe sont celle des huit milliards de vivants que j’accompagne. Mes ailes vous transportent du premier au dernier souffle. Indispensables à tout être vivant. Elles se trouvent aussi sur du papier, un écran, sur des lèvres. Au cœur de chaque écrit ou prononcé se trouve le verbe être. Même dans vos silences. Ces ailes sont aussi les vôtres à vous deux.

_ On peut monter dessus ?

   Verbe est gêné.

_ Disons que personne ne monte réellement sur mes ailes. C’est… Comment dire ? Une sorte d’image. 

    Minute semble déçu.

_  Vous avez pas d’ailes pour de vrai.

_ Si.

    Une lumière dans les yeux de minute.

_ On peut grimper dessus, alors.

     Verbe le dévisage.

_ Pourquoi tu veux grimper sur mes ailes ?

    Minute danse d’un pied sur l’autre.

_ Parce qu’ici y a plus rien pour nous.

_ Et vos parents ?

    Minute baisse les yeux.

_ Ils sont morts.

   Verbe passe d'un visage à l'autre.

_ Vous êtes frère et sœur ?

   Minute  secoue son index.

_ Non. Aube vient d’un autre quartier de la ville. De l’autre côté du fleuve. Elle a marché jusqu’ici. C’est elle qui m’a aidé à sortir de sous un gros morceau de mur.

    Verbe regarde Aube.

_ Tu veux grimper aussi sur mes ailes ?

    Elle sourit.

_ Ce serait top.

       Son visage se referme très vite. Comme si une voix intérieure lui avait ordonné de ne pas rêver. Que tout ça n’existait que dans sa tête. Et qu’elle allait retrouver la réalité : deux orphelins sous un ciel qui tue. Son visage se rouvre.

       Pourquoi être descendu leur parler ? Verbe le regrette. Il se sent lié à eux deux. Comme avec tous les vivants dont il est le Verbe. Et qu’il va visiter sur le terrain. C'est sa tournée des vivants, comme il nomme ses déplacements. Ici ou là, il a des coups de cœur pour des humains. Avec des existences totalement différentes. Une tournée sur toute la surface du globe. Même jamais il n’ a jamais eu de difficultés à quitter un territoire. 

       Comme ce matin. Dans un pays dévasté par d’autres humains dont il est aussi le verbe. Les visitant aussi. Toute chair humaine vivante est liée à lui. Et réciproquement. Parfois, le verbe mourir et lui en parlent. Ne comprenant pas la folie des humains. Pourquoi s’entre-tuer alors que le temps s’occupe de les tuer chair par chair ?  Mais les verbes ne peuvent rien faire pour les humains. Juste leurs outils.

      Jamais Verbe n’a ressenti un tel attachement pour des humains. Au point de ne pas vouloir les abandonner. Pourtant, il va devoir partir. Continuer sa tournée.  N’importe où un être vit. Comment leur dire qu’il doit les quitter ? 

_ D’accord. Mais j'espère que vous ne serez pas tristes de quitter votre ville et…

        Verbe regrette aussitôt ce qu’il vient de dire. Double regret. D’une part d’avoir accepté. Ça a été plus fort que lui. Et d’autre part de leur avoir demandé s’il n’allait pas être triste de quitter leur ville d’enfance. Aucun enfant ne rêve de rester survivre en enfer.

_ Non !

      Une réponse en chœur.

        Que faire ?  

      Leur expliquer que ce ne sera pas possible ? 

_ Bon. On va partir ensemble.

      Minute et Aube échangent un sourire. Elle lui prend la main. Il est surpris. 

_ Comment on va faire, s’inquiète Aube.

_ D’abord, vous fermez les yeux.

        Aube s’exécute.

_ Tu ne veux pas venir, toi.

_ Oui, répond Minute en fermant les paupières.

        Verbe les regarde. Sans plus aucun doute ni inquiétude de ce qui va se passer.

Très heureux de sa décision.

_ Maintenant l’un et l’autre, vous allez dire je suis. D’abord à toi, Aube.

      Elle prend une grande inspiration.

_ Je suis.

_ A toi Minute.

       Il toussote.

_ Je suis.

        Depuis ce jour, Verbe les emmène partout avec lui. La seule condition est qu’ils ne bavardent pas pendant sa tournée des vivants. Un total silence. Des conversations que quand ils  se retrouvent que tous les trois. Après une âpre négociation, Verbe a réussi à obtenir gain de cause auprès de l’adjectif Invisible. Pour qu'il les transforme.

     Je suis invisible, a dit chaque enfant.

      Les habitudes de Verbe ont changé. Devant s’adapter à vivre « pour de vrai » avec des vivants. Plus à distance comme verbe. Désormais, ils s’arrêtent plus souvent. Pour que Minute et Aube puissent se nourrir, faire leurs besoins, se laver, se dégourdir les jambes, etc. Tout ce qu’un verbe n’ a pas besoin d’accomplir pour vivre. 

         Et l’école ? Les deux enfants ont refusé. Verbe n’a pas démordu. Au moins trois heures par jour consacrées à leur éducation. Verbe a demandé de l’aide à ses relations. De nombreux mots ont accepté de faire l’école aux deux enfants. Au début, ils ont râlé. Puis très heureux de faire tant de rencontres.

      Verbe est très fier d’eux. Plus ils apprennent, plus leur curiosité est attisée. Toujours à poser des questions. En plus, ils sont très bons en conjugaison. Et pas que du verbe être.

       Tout finira. Verbe le sait. Un jour, Aube et Minute voudront voler de leur propre histoire. Il les déposera alors dans le lieu de leur choix. En attendant, Verbe profite bien de leur présence. Ses « petits vivants » sur les ailes.

       Trio complice d'être.

NB : C’est un conte en chantier ...

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