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Billet de blog 2 juin 2015

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Cherche regard à louer

 Au début, les passants se méfiaient de moi. Ils s’arrêtaient, lisaient ma pancarte et s’éloignaient rapidement.Certains secouaient la tête en levant les yeux en l’air, d’autres esquissaient un sourire. Après deux jours assis sur le même quai, une femme finit par s’installer à côté de moi, sur le banc.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Au début, les passants se méfiaient de moi. Ils s’arrêtaient, lisaient ma pancarte et s’éloignaient rapidement.Certains secouaient la tête en levant les yeux en l’air, d’autres esquissaient un sourire. Après deux jours assis sur le même quai, une femme finit par s’installer à côté de moi, sur le banc. Elle toussota et bredouilla qu’elle était prête à essayer. Aussitôt, mon chauffeur-garde du corps, mes yeux au quotidien, s’approcha de nous deux. Lui qui me décrivait les réactions des usagers de la gare. Elle se tut d’un seul coup, sans doute impressionnée par sa carrure. Je la rassurais en lui expliquant qui il était. Elle ne cessait de gigoter et de se racler la gorge. Peux-tu donner la somme à cette personne ? Elle le remercia puis s’éclaircit la voix avant de commencer.

           «Je suis aveugle. Louez-moi votre regard et racontez-moi le monde d'aujourd'hui. Le premier quart d’heure sera rémunéré 25 €. Si votre histoire me plaît, je renouvellerai de quart d’heure en quart d’heure pour une somme plus importante. A votre histoire ! Merci par avance.».

         Sous ma dictée, Sam avait rédigé les phrases  sur le carton déposé à mes pieds. Il ne supportait pas ce qu’il considérait comme un caprice. A mots couverts, il m’avait fait sentir l’indécence de mon projet, appréhendant de croiser des êtres  obligés de tendre la main par nécessité vitale. Eux avaient besoin de manger ou de se trouver un toit. Difficile de ne pas être d’accord avec lui. Mais, poussé par un sentiment profond, indescriptible, je voulais réaliser mon idée. Ne pas penser au ridicule. Foncer. Il pensait que je n’aurais jamais franchi le pas. Je n’en démordis  pas. Le sentant réticent, je lui avais proposé de ne pas m’accompagner et engager un chauffeur spécialement pour ces sorties. Il s’était vexé. Beaucoup plus qu’un employé, Sam était un ami. Il me connaissait mieux que ma famille. Nous étions inséparables depuis deux décennies.

 Plusieurs années que je vivais isolé dans ma grande propriété. Célibataire sans enfant.  Aveugle depuis un accident, je m’étais peu à peu isolé. Pourtant, auparavant, il n’y avait pas plus sociable que moi. Jamais seul. Fêtard invétéré, amateur de vitesse jusqu’à ce mauvais contrôle de ma moto. En plus de la vue, j’avais perdu ce qui m’avait toujours fait courir jusqu’au bout de la nuit dans les années 80: ma queue. Plus qu’un bout de chair flasque. Le désir m’avait quitté. Lassé de tout.

Héritier d’une très grande fortune, je vivais sans travailler.  Max, ancien mécano et champion de boxe,  n’était pas que mon chauffeur. C’était lui, au grand dam d’une partie de ma famille et des actionnaires, qui chapeautaient mes différentes boîtes. J’avais une entière confiance en lui. Un gestionnaire très efficace.

Un matin, après une énième nuit d’insomnie, j’ai voulu revoir la réalité du dehors, sans mes filtres habituels. Plus à travers ce que m’en disait Sam et mes rares proches. Ni par la radio, télé, et  toute la presse que j’avais finies par délaisser. Avec les médias, j’avais l’impression que le monde n’était que découpé entre chaque tranche de pub pour le dernier téléphone XG déjà mort né, des bagnoles, ou tout autre objet que j’aurais pu acquérir sans  problème. Plus de la communication que de l’information. Comment prendre la vraie température du monde sans toutes ces illusions ?

Pourquoi-pas me faire raconter le monde par des inconnus ? Ne plus écouter les communicants professionnels nous gavant du matin au soir. M'offrir en quelque sorte mes mille et une nuits. Sans  tête coupée et largement rémunéré. Voilà comment, Sam et moi, nous nous retrouvâmes sur ce quai de gare. En quête d’un regard.

La première «regardeuse » était très intimidée. Je la sentais gênée. Que dire ? Comment raconter le présent à un aveugle. Malgré ma décision de rester muet- seul Sam parlerait- pendant mes rencontres, j’avais fini par l’aider. Vous pouvez évoquer l’endroit où l’on se trouve, des gens sortant du TER,  votre trajet quotidien, votre vie… M’offrir les images dont je suis amputées. Elle ne réussit pas à m’intéresser du tout. Nullement la banalité de son histoire qui me gênait, plutôt la forme de soumission à un joug invisible. Elle ne parlait pas d’elle ou de ce qu’elle voyait avec ses yeux. Ses propos assujetis à un angle de vue imposé depuis l’enfance, calibré par des agences de pub. Rien de personnel et unique. Du déjà entendu.

 Au bout d’une demi-heure, je fis un signe discret à Sam. Il  lui expliqua que la séance était finie. Elle accepta sans rechigner la fin de notre contrat. Il la régla. Je la remerciai d’un hochement de tête. Elle bredouilla un remerciement. J’entendis ses talons. Contrairement à elle, plusieurs autres regardeurs réagirent avec agressivité. Sam géra parfaitement les colères et les frustrations. Habitué à la violence, il n'avait aucune peur du conflit. Je me sentais en sécurité avec lui.

Etrangement, les flics et le personnel de la gare nous laissèrent opérer sans poser le moindre problème. Je crois que ça les distrayait. Pour une fois qu’on court pas après les racailles et les punks à chien, me confia un vigile. Celui-ci, comme quelques autres fonctionnaires de la SNCF, s’essaya à une histoire. Malgré son bagout, il n’arriva pas à m’étonner. Pourtant sa voix chaleureuse était agréable à écouter. Mais que du convenu, des choses entendues en boucle à la radio et autour de moi. Rien qui échappa au rouleau compresseur de notre époque.  Pas une voix hors norme.

Sans aucun doute une quête de vieux fou. Chercher un regard, une petite musique différente de toutes les autres, dans le bruit permanent de ce  nouveau siècle.  Partir en chasse de ce son particulier dans le concert quotidien de la ville. Quelle vanité de se prendre pour un  Diogène des beaux quartiers. Caprice de milliardaire. Sam avait hâte que cette comédie cesse. Nous quittâmes la gare. Je voulais essayer plusieurs lieux avec ma pancarte.

Pendant trois semaines, nous sillonnâmes différents quartiers de la ville. Sans trouver ce que je cherchais. Trop exigeant ? Insatisfait permanent ? Rare les inconnus - une majorité de femmes- se succédant à mon oreille qui restèrent plus d’une heure. Certains étaient  très drôles, émouvants, intéressants, révoltés, sereins… La plupart, ayant affaire à un aveugle, décrivaient l’espace autour de nous ou d’autres lieux- souvent de beaux paysage extraits de leurs voyages. D’autres, très vite, déclinaient leur existence comme devant un psy. Finalement, les gagnants étant souvent ceux qui me faisaient rire. Toutes sortes d’humour au creux de mon oreille. Avec la bouffe, le rire était mon dernier plaisir. Chaque soir, je rentrais bredouille. Des touches, pas la moindre prise.

Aucun regard unique.

    Un soirdeux mecs sont venus traîner autour de chez nous. Sûre qu’ils en voulaient à mon cul. Pas les premiers à chercher à  se taper une nana vivant seule et isolée. Et, pourquoi me mentir, en plus super bien gaulée.  Ils se souviendront du coup de lacrymo et surtout de Phil. Obligés de partir la queue à terre. Vexés dans leur amour propre de mâles. Je savais qu’ils allaient vouloir se venger. Ils connaissaient tout le monde dans le coin. J’appris par une des putes du bois que c’était des proxénètes. Ultra-violents. En fait, ils voulaient me maquer.

Pour éviter les emmerdes, nous avons été obligés de déménager.  Changer d'air. Ici, ça a l’air plutôt pas mal. Pas loin du centre ville. Avec vue sur le fleuve. J’ai toujours bien aimé la proximité de l’eau. Ça me calme. Comme si le fleuve coulait en moi. Je pouvais  passer des heures à le regarder. M’absenter totalement.

Deux ans que je vis dans ce camion avec Phil. Collé l'un à l'autre. Du matin au soir, il est avec moi. Je l’ai élevé au biberon ce rottweiler de presque 5o kilos. Je l’avais trouvé un jour sur le trottoir. Une boule de poils avec un regard plus gros que l'univers. Depuis, on est ensemble sur les routes.

Plus d’un an depuis le départ de chez parents. Dès que j’ai eu le permis et acheté ce camion. Mes deux frères plus âgés y sont encore. Personne a compris pourquoi je partais. Tout se passait très bien. Père et mère enseignants, une famille de la classe moyenne parfaite. Rien ne dépassait. Une enfance heureuse. Sauf que tout était trop clean. Sans bruit, ni odeur. Sûrement parce que tout était parfait que je m’étais tirée. Mes parents sont sûrs que je vais revenir. Quand mes réserves de fric seront épuisées. C’était  le cas depuis plus d’une semaine où j’ai même été obligée de faire la manche pour bouffer. Qu’est-ce que je déteste ça. J’ai mis des lunettes noires pour cacher mes yeux. La honte. Quelle humiliation.

J’avais trouvé une solution pour me sortir de la merde. Pas honnête mais rien d’autre en vue. J’avais repéré un magasin de fringues de luxe où la femme allait prendre son café tous les jours, à la même heure, au bar d’en face. Elle fermait la vitrine côté rue mais laissait ouverte la porte dans la courette. J’avais décidé d’y entrer et faire la caisse. Si j’arrivais pas à l’ouvrir, je chourerai des fringues et les revendrai. Des marques partiraient vachement vite.

Bien décidée à plus faire la manche.

         Sam était satisfait car il sentait que je me lassais. En effet, je demandais de moins en moins à aller à la recherche de regards.  La majorité d’entre eux ne m’intéressaient pas. Aucun n’avait réussi à me déstabiliser. Rien de nouveau  qui puisse échapper à la banalité ou au spectacle servi à gros coups de louches médiatiques. Même les moins insipides finissaient toujours par replonger dans des lieux communs. Que du fade.

Peut-être trop exigeant et méprisant avec mes contemporains ? Un aigri élitiste qui chercher l’introuvable. Sans doute pour faire oublier toutes mes années de désinvolture, mon existence dorée dans une course au présent consommable. Rien d’autre ne m’intéressait. J’étais incapable de penser plus loin que le plaisir du corps. Les autres justes bons à assouvir mon désir.

Jusqu’à l’accident de moto. La perte de la vue m’a d’abord rendu extrêmement amer. Très misanthrope. J’en voulais à la planète entière de ne plus pouvoir la regarder. Fini de s’assoir à une terrasse de café et mater de beaux hommes. Se demander avec lequel j’allais passer la nuit. Pour faire plaisir à mes parents, je m’étais marié.  Au bout de trois mois, ma femme et moi habitâmes chacun un appartement, dans le même immeuble. Une grande complicité nous liait. De vrais copains qui savaient tout l’un de l’autre. Toujours présente à mes coups de blues. Quand mes parents venaient nous rendre visite, nous jouions parfaitement le jeu. Jamais ils ne s’étaient rendus compte de la supercherie. Aujourd’hui, mon ex-femme a déménagé. Et, usés par ma mauvaise humeur permanente, mes derniers amis s’étaient éloignés. Plus que Sam pour me supporter.

Très remonté comtre ma nouvelle quête.Il se retenait pour ne pas m’envoyer paître quand je voulais chercher un nouveau regard dans la ville. Ses soupirs ponctuaient le silence de la voiture. Si lui aussi commençait à en avoir marre de mon caractère, j’allais bientôt me retrouver seul. Ou être uniquement entouré de pique assiettes.

Un après-midi ensoleillé, j’écoutais d’une oreille distraite un regardeur quand je me rendis compte de ne pas avoir évolué. Contrairement à ce que je croyais, mon accident ne m'avais pas changé. Un leurre. Les autres n’étaient encore là que pour assouvir mes besoins. Qu’étaient donc ces regardeurs ? Que des employés payés largement pour me servir de regard. J'avais juste ravalé la façade.  Au plus de profond de moi, j'étais resté égoïste. Replié sur mon nombril.

Fébrile, le regardeur faisait tout pour m’intéresser. Pas la moindre seconde de silence. Il parlait très vite, enchaînant des phrases sans queue ni tête. J’avais envie de le gifler. Pourquoi s’écrasait-il ainsi pour quelques € ? Prêt même à se laisser humilier. Je fis un signe à Sam. Il régla l’homme qui, très déçu de ne pouvoir continuer, se fâcha pas longtemps.  La voix de Sam résonna dans l’air chaud du square. L’homme n’insista pas.

Mon dernier regardeur.

Incroyable ! Hier, j’allais voler dans la boutique quand j’ai croisé un drôle de mec. Environ soixante ans, super sapé, il était assis sur un banc. Tu sentais qu’il était plein aux as. Un aveugle. Son accompagnateur avait pas l’air commode. Quand je m’étais assis, il m’avait dit que je pouvais partir. J’ai râlé et l’ai envoyé chier. Il m’avait pris le bras. Je l’ai insulté. Le vieux a dit de me lâcher.

Il fallait juste que je parle. Facile pour moi ; j’ai toujours été la pipelette de la famille. Paraît que déjà à la maternelle, les autres gosses se mettaient autour de moi pour m’écouter. J’ai d’abord raconté des trucs qui m’étaient arrivés. Plus facile de parler de  ce qu’on connaît bien. J’ai bien sûr brodé pour le suspens. Puis, petit à petit, j’ai raconté des trucs complètement fictifs. Ca me faisait marrer.

Je voyais pas ses yeux planqué derrière ses lunettes noires. Son visage bougeait  peu. De temps en temps, il se raclait la gorge. Je devais vraiment trouve des trucs à dire pour gagner le plus possible de fric. Surtout que c’est le genre de bon plan qui dure pas. Le coup de folie d’un mec qui a les moyens. J’étais comme son joujou. Une sorte de pute le faisant jouir avec mes mots. Il en aurait pour son fric.

Son garde du corps faisait la tronche. Il arrêtait pas de me balancer des regards noirs. Son patron, lui, avait l’air content. Dès qu’il y avait un silence, il me demandait de continuer.  Et je me faisais pas prier.

Super somme à la fin de la séance.

        Mon regard. J’avais enfin trouvé le regard que je cherchais. Celui de cette gamine. Dès que je l’ai entendue, j’ai été persuadé que c’était la voix que je cherchais. Chacune de ses histoires comme une pépite. Certes eaucoup de mensonges ou arrangements avec la réalité. Le monde qu’elle décrivait était celui qu’elle avait envie de créer. Une vraie conteuse cette gamine.

Elle avait une telle capacité à tout transformer. Offrir une nouvelle existence à ce qu’elle voyait ou allait piocher dans son imaginaire. Avec elle, un coup de freins d’une voiture, l’aboiement d’un chien, tout ce qui nous environnait, devenaient comme merveilleux. Magique. Elle était capable de vêtir d’une nouvelle histoire chaque passant.  Remodeler le réel à sa guise. Maîtresse éphémère du monde.

A chacune de nos rencontres, Sam ne pouvait s’empêcher de la rudoyer.  Elle ne se laissait pas faire. A plusieurs reprises, je dus intervenir pour qu’elle ne parte pas. Un caractère très trempé. Elle avait même refusé de me donner son prénom. Mais, dès qu’elle parlait, sa violence semblait se diluer. Je ne me lassais pas de son regard. Et de sa voix qui m’apaisait.

Les premiers jours, nous nous retrouvions dans un square ou à des terrasses de café. Puis j’avais fini par lui donner rendez-vous dans des restaurants. Sam m’attendait dans la voiture. Parfois de très longues heures. Je lui avais proposé de rentrer et de l’appeler pour venir me chercher. Il avait refusé. Lui n’avait aucune confiance en elle.

A la fin de la première semaine, je lui demandais si elle accepterait de venir «conter » à domicile. La première réponse fut le soupir de Sam. Elle refusa. J’insistai. Elle se donna une journée pour réfléchir. Je rassurai Sam en lui expliquant que tout se passerait dans le salon et que la porte serait entrouverte. Il pouvait donc la surveiller. Et que jamais je ne serai entièrement seul avec moi. Il bougonna mais trouva que c’était mieux que de se retrouver en extérieur. Il ne supportait plus que lui et moi soyions regardés comme des animaux de foire. Un spectacle.

Elle accepta de venir chez moi. Le seul hic est que je devais accepter la présence de son chien. Elle ne s’en séparait jamais. La dizaine de chats vivant sous mon toit n’apprécièrent guère l’arrivée du molosse. J’ai essayé de la dissuader. Elle se braqua. Et j’acceptais ces conditions.

Trop besoin de l’entendre.

Ce mec était vraiment fou. Presque trois semaines  que je passe des heures chez lui à lui raconter tout ce qui me passe par la tête. Et chaque soir, je suis payée en liquide.  Parfois, je pars avec plus de 500 € dans la journée. Rien pour lui.

Quand je suis rentrée la première fois dans sa baraque, j’ai compris tout de suite à qui j’avais affaire. Une grosse famille dans l’immobilier, le vin et d’autres boîtes. Plein de portraits d’ancêtres sur les murs. Chez lui, je me sentais pas très à l’aise. De mauvaises ondes. Pas me plaindre quand même avec ce que je gagnais. Mieux que me retrouver avec mes copines du bois.

Étrange de me retrouver face à cet homme qui aurait pu être mon grand-père. Il me posait pas de questions. Juste pour savoir si j’étais à l’aise et si j’avais besoin de boire ou manger quelque chose. Sinon, il s’enfonçait dans son fauteuil et m’écoutait du début jusqu’à la fin. Il agitait parfois son pied droit. Il souriait rarement. Pas beaucoup de joie sur son visage fermé. Quand il commençait à hocher la tête, je savais qu’il voulait que j’arrête. Puis il appelait Sam et lui disait tu lui donnes tant pour la journée. Le géant faisait la gueule en entendant les sommes de plus en plus importantes. Mais, entre Sam et moi, ça se passait mieux. Il s’était rendu compte que je piquerai pas l’argenterie. Et que, si son boss voulait arrêter nos séances, je m’en irai sans moufter. Tant que je pouvais gagner du fric, je restais évidemment. On crache pas sur des thunes gagnées aussi facilement. Et en plus, ça m’amusait de raconter des histoires.

Combien de temps ça durerait ?

Un jour, elle n’honora pas son rendez-vous. Je ne m’inquiétais pas outre mesure, persuadée qu’elle reviendrait le lendemain. Au bout d’une semaine d’attente,  je suis sorti seul de la maison. Aucune envie d’y aller avec Sam. J’ai pris un taxi en lui demandant de m’emmener au bord du fleuve. Là où je savais qu’elle avait garé son camion. Sam, méfiant, l’avait suivi discrètement jusqu’à chez elle. Je connaissais donc son adresse.

Je demandais au chauffeur s’il voyait un camion bleu ciel. Il acquiesça d’une voix froide. Sans doute pas très content de se retrouver dans ce quartier très excentré. La plupart des SDF, roms, punks, tous ceux ne pouvant avoir un toit, squattaient sur les berges. Beaucoup de putes, pour échapper aux flics, travaillaient dans des camionnettes ou dans les bois alentours. Une sorte de ville parallèle. Avec ses us et coutumes. Pourquoi habitait-elle là?

 Sûrement un défi pour s’endurcir. Se prouver qu’elle était capable de surmonter les difficultés. Prouver sa force. Malgré une espèce de dureté, sauvagerie, dans ses intonations, elle donnait l’impression d’une fille plutôt bien éduquée. Pas une gosse de la rue. Elle se forçait à camoufler son éducation qui ressortait en filigrane. Une révolte qui passerait avec le temps. Une irrépressible tristesse émanait d'elle. Insatisfaite. Mon double.

Le chauffeur accepta sans moufter de  m’accompagner au camion. La somme proposée pour la course aller-retour était conséquente. Il me prit le bras. Nous marchâmes sur de la terre caillouteuse. Le chemin était légèrement en pente. En arrivant, il lâcha putain !

Le camion était entièrement calciné. A l’intérieur, tout avait été détruit. Mon ventre se noua.  Il m’expliqua qu’il n’y avait personne à l’intérieur.  Aucune trace d’elle et du chien. Que s’était-il passé ?

Jamais plus je ne la revis.

       Les deux proxénèteavaient retrouvé ma trace. Je les avais vus un soir où je sortais de chez le vieux. Ils m’avaient suivi dans les rues de la ville. J’avais réussi à les semer. Fallait que je quitte rapidement le coin. Les salauds avaient cramé mon camion.

     Avec Phil, on avait quitté la ville. Mettre de la distance avec ces fous furieux. On est montés dans un train, direction la mer. J’avais envie de soleil. Peut-être même de changer de pays. Voir d’autres horizons.

     Parfois, je repense au vieil homme. Qu’est-il devenu ? Deux ou trois fois, je l’ai rappelé; incapable de dire quoi que soit, je restais quelques instants à écouter le son de sa voix. C’est toi. Je le sais. J’ai besoin de t’entendre, c’est important. Très important. Reviens me parler. Je raccrochais. Pourquoi ne pas l’avoir recontacté ? La trouille de toutes les ombres autour de cet homme ? Trop de fantômes dans sa tête. Jamais vu quelqu’un d’aussi triste que ce mec. Inconsolable.

     Qui lui raconte le monde ?

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