Réussir à terminer mon travail en cours ? Plus que ma peinture qui m'intéresse aujourd'hui. Pourtant pas sûr du tout que je parvienne à achever ce que j'ai commencé. Une course contre la montre pour finir. J'ai l’impression d’avoir vieilli d’un seul coup. Comme érodé en accéléré. Usé, pas désabusé. Même si les derniers temps ont été durs. Très mauvaise période pour tout le monde. Mais pas me plaindre ; contrairement à d’autres en ce moment, je suis bien à l’abri. Et c’est important avec des températures si basses. Dehors souffle un vent glacé. On est mieux à l'intérieur. Finir au chaud.
Peindre. Je ne fais plus que ça. A part manger et boire. J’ai des réserves pour plusieurs mois. Aucune obligation de sortir. Je n’ai plus envie de quitter mon antre. J’aime être seul. La solitude ne me fait plus peur. Au contraire. Peut-être à cause de la mort que je sens venir sous ma peau. Comme les animaux qui se cachent pour mourir. Tous mes proches me prennent pour un fou. A vrai dire, je me fiche de ce que l’on pense de moi. Personne ne m'empêchera de m'enfermer ici. Je suis sur le déclin mais je sais encore me défendre. Et je suis resté armé. Ici c'est le seul endroit où je me sens bien et à l'abri. Personne ne vient me déranger. Et j’ai la plus belle vue sur la vallée.
Au fond, je ne suis pas si seul. Tous ces dessins et ces peintures autour de moi me tiennent compagnie. Mes derniers compagnons. Je dessine la flore et la faune. Tout ce que j’ai vu dehors me revient de mémoire. Des images aperçues récemment se mêlent à celle que j'ai vues quand j'étais gosse. Lorsque mes parents étaient encore vivants. Etrange toutes ces images et sensations habitant la tête d’un homme. Comme si le regard attrapait chaque élément qu’il croisait. Le caillou sur le sol, l’oiseau dans le ciel, les nuages à l’horizon, les étoiles dans la nuit, les arbres, le soleil, une falaise… Le plus grand chasseur de la planète c’est le regard. Jamais il ne rentre bredouille.
Et moi j’essaye de libérer tout ce que mon regard a chassé pour moi. Certains jours, rien ne sort. Je reste face au mur, incapable de peindre. Complètement coincé. Tout ce que j’ai vu dehors est bien dans ma tête, mais impossible de venir jusqu’à mes doigts. Se transformer en peinture. D’autres fois, ça sort d’un seul coup. Comme un jet. Je suis même submergé. Comme s’il fallait que je redessine très vite le monde entier sur quelques mètres. Témoigner de ce que nous vivons aujourd’hui. Transmettre ce que mes yeux voient tous les jours. Pas le seul à peindre. Juste le plus vieux des peintres. De temps en temps, ils viennent regarder ce que j'ai fait. Eux sont usés par leurs différentes activités. Nous ne sommes pas tous des peintres. Chacun son savoir faire.
Parfois, j’ai envie de tout arrêter. A quoi bon ? Tout ça ne sert absolument à rien. Pourquoi ne pas consacrer toute mon énergie à des activités utiles. Celles qui me permettent de vivre et faire vivre les autres. Profiter du temps qui me reste pour jouir de la vie et de chaque instant. Quand je peins, j’ai l’impression de ne servir à rien. Perdre mon temps et celui de mon entourage. Un poids sur terre. Du labeur inutile.
A d’autres périodes, j’ai l’impression au contraire que mon travail de peintre est très important. Peut-être pas sur le moment. Mais chaque dessin, peinture, arraché à la nuit, est une victoire. Transmettre nos joies et nos tristesses aux générations futures. Celles qui nous suivent de près. Et pour nos semblables dans des siècles, peut-être même des milliers d’années. Continuer de vivre à travers les yeux d’inconnus. Passer le témoin pour qu’eux aussi le transmettent à leur tour. Ressusciter de regard en regard. Ricocher jusqu’à la fin des temps.
Que des rêves de vieux fou édenté, incapable de se nourrir tout seul. Bientôt, je serai moi aussi plus que poussière. La chair désertera mes os, mon sang complètement asséché. Personne ne connaîtra la couleur de ma peau. Mon regard, ce regard avec lequel j’ai tout appris des hommes et de la nature, sera devenu deux orbites habitées par la nuit. Plus aucune lumière dans mes yeux, ni de sourire sur mon visage. Juste un corps allongé sous terre, comme une silhouette de cailloux. Le même sort que tous mes contemporains. Chaque squelette ressemblant à celui de son voisin, même à son pire ennemi et aux étrangers de passage. Que restera-t-il de nous ? Quelles traces de notre voyage sur terre ? Des objets de notre vie quotidienne.
Et peut-être l'inutile.
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