
Agrandissement : Illustration 1

« Avec n'importe quels parents j'aurais écrit le même livre. Avec n'importe quelle enfance. Avec n'importe quel nom. Je raconterai toujours la même chose Qu'il faut se barrer, De n'importe où et n'importe comment. Se barrer. »
Nom, de Constance Debré
Vous dormez dans la pièce à côté. Deux jumeaux de trois ans. Sur les papiers officiels : un garçon et une fille. Je suis seul avec vous. Pour la première fois. Toute la maisonnée est à la plage ou à déambuler dans les rues de la ville. Papa, tu es sûr ? Il a fallu que j’insiste. Mon rôle est de rester dans le salon à tendre l’oreille. Pour contacter par texto les parents au moindre gazouillis. Rien de très compliqué. Même pour un homme qui ne s’est jamais beaucoup occupé de ses enfants. Très accaparé par moi. Tout le reste au second plan. La planète en orbite autour de ma blessure narcissique.
Quel monde vous laisser ? Si on vous en laisse un... La question s’est posée après ma revue de presse quotidienne. Prendre la température du pays et du monde sur mon smartphone. Guerre ici et là, migrants noyés dans la mer, racisme, antisémitisme, sexisme, homophobie, transphobie, augmentation de la misère, montée des extrémismes nationalistes, flambée des intégrismes religieux, réchauffement climatique… Tout ça pendant que vous dormez tous les deux. Dans une belle propriété au bord de la mer. J’ai posé mon téléphone. Et c’est là que m’est venu l’idée. Vous adressez un courrier papier. Il sera déposé sous enveloppe cachetée chez un notaire. Vous n’y aurez accès qu’après ma mort. Un courrier adressée uniquement à vous deux.
D’abord essayer de présenter le siècle où vous venez d’arriver. Un désastre planétaire. Notamment sous les crânes et les poitrines. Une ère de haine et suspicion généralisée. En quatre mots: un monde de merde. Même si ce siècle n’a pas débuté dans la boue des tranchées et l'abominable des camps de la mort. Sans oublier les deux champignons qui ont suivi et fait environ 200 000 morts. Notre siècle n’a pas atteint ce niveau de barbarie. Combien de temps résistera-t-il à la « fachination » mondiale. Des nouveaux camps de la mort en 2040 ? Quelle population sera victime des futurs génocides? L’Europe devra-t-elle débarquer sur les plages américaines pour libérer les États-Unis ? Certains se posent ce genre de question. Fort inquiets de l’avenir de l’espèce humaine. Une appréhension légitime.
Qui est votre grand-père dans ce monde ? Un homme très inadapté. Avec plusieurs passages dans des cliniques psychiatriques. Toutefois, un inadapté avec beaucoup de chance. Barge né sur la bonne berge. Fils, petits-fils, et arrière petit-fils de voleurs. Oui, vous avez bien lu. Mais pas des voleurs de bas étage. Au contraire, tout en haut. Des voleurs avec le bras long, par-dessus les frontières. C’est ce qu’étaient plusieurs de mes ancêtres. Même si ça ne voit pas sur les photos. Des hommes élégants qui savaient bien se tenir à table. Voleurs bien élevés. Et toujours dans la légalité. Opérant dans les clous. Pas de vulgaires pickpocket de métro ou arracheurs de sacs et de portables. Ne pas repérer les clous et se trouver à côté. Ça arrive, rarement. Guère de risque de se tromper : les clous, c’est nous, disait mon père. Quel était son métier ? Prestidigitateur. Je vois vos yeux s’éclairer. Votre arrière-grand-père travaillait dans le spectacle. C’est vrai. Une sorte de spectacle.
Un prestidigitateur de chiffres. Il en faisait ce qu’il voulait. Capable de les camoufler puis l’instant d’après de les faire réapparaître. Des chiffres tels des animaux bien dressés. Ils lui obéissaient. Les dressant dans quel but ? Pour qu’ils servent les intérêts de celles et ceux qui l'employaient. Souvent dans le carnet d'adresses familiale. Qui étaient ses employeurs ? Les patrons du spectacle. Un spectacle sans frontières. Ses employeurs, fort content de ses services, le rémunéraient en conséquence. Le prix pour ses années d'études. Mon père - votre arrière-grand-père - été formé dans les meilleures écoles. Que des grandes et prestigieuses. Des écoles pour des étudiants avec déjà le bras long de naissance. Et d'autres qui vont travailler dur pour le rallonger. Un professionnel très brillant dans son domaine. Jusqu’à la fin. Terminant dans la peau d’un vieil ado avec sa souris et son clavier. Comme dans un jeu. Confondant les chiffres et les êtres
Les bons d’un côté et les méchants de l’autre ? Ce serait tellement plus simple. Mais pas le cas. Et tant mieux pour pouvoir essayer penser plus loin que le bien et le mal. Bien sûr que d’autres d'un autre milieu que mon père et ses collègues volent aussi. Mais à plus petite échelle. Sans carnets d’adresses, ni études spécifiques pour un vol légal. Ce qui peut se subtiliser à la portée de la longueur de leur bras : très petits. Se contentant donc de maigres rapines. Des arnaques à la petite semaine. Néanmoins du vol quand même. Certes pas dans la même catégorie. Et avec des conséquences sur les autres très différentes ? Pas les mêmes sommes volées selon les bras. Ne volant pas non plus pour les mêmes raisons que mon père. Parfois juste pour manger. Petit bras, un carnet de maladresse, et un estomac à remplir. Le sien et celui de sa famille. Du vol de bas étage.
Toutefois, les gens dits d'en bas sont dans la course à consommer plus. La pauvreté n’est pas synonyme d’empathie et de poésie. Même proportion de personnalités abjectes en bas et en haut du panier. De fait, ils participent aussi au massacre en accéléré de la planète. Ne serait-ce que parce qu’ils élisent des milliardaires dépeçant la planète. En en plus une majorité des « en bas » avec une absence de conscience. Et ce qu’on nomme les petits gestes. Même si leur tri domestique ne changera rien si la minorité ne cesse de courir au toujours plus. Ce qui ne sera jamais le cas. Peu importe le prix s’ils ont les dividendes. Addict à gagner plus. Sans doute une pathologie. Le désir sans fin d’avoir plus que ce qu’on pourra dépenser en toute une existence. Une pathologie qui entraîne toute la planète à sa perte.
Ce que j’écris n’est pas un scoop. Déjà dit et redit au siècle précédent. Nombre d’alertes ont été lancées sur la fin annoncée. Si ça continue, ça va s’arrêter brutalement. Malgré les signaux d’alerte tirés ici et là, rien n’a jamais changé. Des mots passés par pertes et profits. Pourquoi ? Parce que la parole a toujours appartenu à mon père et aux autres de sa minorité. Ils l’ont transmise à celles et ceux ont pris leur relais. Sans doute plus doué et efficaces que l’élite de la génération de mon père. Désormais en plus d’être maître des horloges et des chiffres, ils le seront de la langue mondiale. L’espéranto, c’est nous, peuvent-ils dire. Plutôt le desesperanto, ricaneraient certains. Et à juste titre. Jamais notre minorité (ma famille) a autant imposé sa langue. Celles des chiffres. Avec désormais une alliée très efficace : l’intelligence artificielle. C’est leur meilleure assistante. Pour faire encore plus main basse sur toutes les paroles. Ici et là. Imposer une langue unique. Voler huit milliards de paroles ?
Tout ça, je le sais depuis longtemps. D’autres sont au courant aussi. Conscient de ce qu’une minorité inflige plus ou moins violemment à la planète et ses passagers. Mais important de conserver la loi du silence, ou ne pas trop en dire. De quelque bord qu’on soit. Même si de temps en temps, des prestidigitateurs de chiffres comme mon père se mettent à cracher dans la main qui les nourrit. Une nourriture transmise de génération en génération. Tôt ou tard, la majorité – pas tous - des cracheurs dans la main finissent par revenir au bercail. Après une petite escapade dans la critique de leur famille. Retour à la main nourrissante. Avant d’envoyer leur progéniture dans les mêmes écoles qu’eux. Le tour de magie se passant de génération en génération. Personne ne le dévoilera. Ça reste en famille.
Comme cette maison qui sera sans doute à vous. Après être passée entre les mains de vos parents. De la même façon dont j’en ai hérité. Pas que cette maison ou une autre qui vous reviendra. Vous hériterez aussi d’argent qui travaille sans que vous ayez à faire le moindre geste. Le raté de la famille n’a pas dilapidé toute la fortune. Ne vous faites pas d’inquiétude, vous ne manquerez de rien. Comme mes enfants et moi. Chez nous, on ne meurt pas de faim, ni dans la rue. Toujours un toit et un héritage qui traîne. Parfois chez nous, on meurt de solitude. Posé comme un vieil objet dans un coin de la maisons de famille. Certes une solitude dorée.
Revenons à ce qui vous sera transmis. Votre mère et son frère ne penchent pas du tout de mon côté. Ils ont la tête bien ancrée sur les épaules. Plutôt à pencher versant maternel. Sur la rive des gagnants. Je ne vais quand même pas souhaiter à mes enfants et petits-enfants de vivre sur la rive des perdants. Excepté quelques nantis en quête d'exotisme, personne ne rêve d'être pauvre. Dans tous les cas, chacun aura sa trajectoire. On fait comme on veut. Avec ses rêves, ses moyens, et plein d’éléments qui nous échappe. Le plus souvent, on fait comme on peut. Avec toutes ses contradictions. Votre grand-père en a un certain nombre. Dont celle de dégueuler facilement sur mon voleur de père et ses collègues. Une critique récurrente sans refuser son héritage.
Bien content d’être un héritier. Profiter des richesses laissées par mes ascendants. Presque un demi-siècle à vivre sans rien produire. Ou quelques toiles jamais aboutis. Le comble pour un fils qui a passé son temps à reprocher à son père de ne rien produire. Finalement, nous sommes semblables. Imperméable à la souffrance du monde et des autres. De grands egocentrés. Avec une histoire vide de sens. En tout cas, pour moi. Avec en bandoulière mon histoire inaboutie. Celle qui me vaut quelques piques dans les rares repas de famille où je vais. Dire qu’il a eu un père si brillant… Mais ils ne savent pas que j’étais plus ambitieux que lui. Pas envie de briller comme un lampadaire. Mais éclairer comme un phare. Résultats des courses : ni l’un ni l’autre. Un homme dans sa salle d’attente. Avec vue sur la mer.
Ma dernière belle rencontre est une femme aboutie. Dans sa vie et son travail de poétesse. Quand j’aurais quitté la table, je n’aurais pas de regrets. Ayant profité de chaque repas. Même les mauvais m’ont nourri. Et j’ai aussi proposé mes plats cuisinés à d’autres. Mais nulle envie de quitter la table de suite. Encore envie de profiter de nouveaux repas. Parfois, je suis jaloux de sa trajectoire. A une semaine près, nous avons le même âge. Née elle aussi dans un milieu de chiffres. Elle ne s’étalait pas sur le sujet. Ses parents étaient très attentifs aux chiffres : chaque début et fin de mois. Née dans la misère, je fais finir dans la pauvreté. Sa pointe d’autodérision à laquelle elle rajoute depuis deux ou trois ans : mon dos est déjà parti avant moi. Contrainte pour agrémenter sa maigre retraite de continuer des travaux de maçonnerie au noir. Je lui ai proposé de l’aider. En vain.
Dans son village, certains voisins l’ont rebaptisée la foldingue. Sans le lui dire en face ; une femme capable de faire le coup-de-poing. D’autres villageois l’ont surnommé la poétesse ou la « bizarre mais gentille ». De temps en temps, des mains anonymes laissent des fruits et légumes sur le seuil de sa maison. Parfois du gibier dans des sacs plastiques posés sur le bord de sa fenêtre. Sur sa boîte aux lettres est inscrit, à côté de son nom : poétesse pitbull. Plus je vieillis, moins on veut me publier. Trop vieille, plus bancable. Une vioque à foutre au cimetière de la poésie. Mais incapable de la fermer. Plus on me refuse, plus je m’auto-publie. Faut bien que je foute de l’essence dans ma vieille carcasse. Parfois, quand le froid se fait trop intense sous la peau, nous frottons nos corps. Comme deux silex. Pour un feu éphémère.
De temps en temps, je vois un homme en colère. D’une dizaine d’années de moins que moi. Un retraité de l’armée. Haut gradé qui a parcouru nombre de zones de conflits. Théâtre des opérations, mon cul. Pas d’applaudissement ni de sifflets à la fin du spectacle. Et le sang versé est vrai. Un spectacle avec des cris et l’odeur des cadavres. Rarement rencontré un antimilitariste aussi virulent. Pas une guerre qui ne soit pas pour le fric. Même les guerres de religions. Toujours le pognon en arrière-plan. Hier le pétrole, aujourd’hui les terres rares. Il parle peu. De l’abominable traverse ses paupières. Une colère à vie contre lui. Et ses semblables.
Alors que je m’adresse à vous, mes petits enfants, l’ombre de mon père revient. Un homme que j’ai tant haï. Surtout ne jamais reproduire cette mécanique vide de sens. Puis, au fil du temps, j’ai commencé à le détester. La haine dissoute dans la détestation. Pour finir dans une sorte de regard paternel sur lui. Avec une indulgence mêlée de tendresse jamais exprimée. Conscient de tous ses rêves restés au vestiaire pour endosser un rôle. Après sa mort, j’ai regretté certains de mes mots et attitudes. Aujourd’hui à l’âge où il est devenu grand-père, je sais que chaque histoire est plus complexe que ses apparences. Avec des zones de lumière et d’ombre. Sa solitude unique.
Pourquoi vous racontez tout ça ? Étrange ce courrier à des enfants de trois ans. Passant du coq à l’âne. En plus, si je vis centenaire ; ce courrier n’aura aucun intérêt dans votre histoire déjà avancée. Peut-être une enveloppe qui restera fermée pour cause de folie humaine : nucléaire ou autres armes de destruction finale comme la course au toujours plus. À ma décharge, j’ai été complètement débordé : le texte a jailli d’un seul coup. Sans que mes filtres habituels ne puissent canaliser le flux de ma pensée. Une écriture et une pensée en roue libre. Brouillonnes et sincères. À ce courrier, je vais rajouter des toiles chez le notaire. Elles sont en cours de finition dans l’atelier. Un portrait de chacun de vous deux. Mes deux seules œuvres achevées ?
Des gazouillis de l’autre côté de la cloison. Fin de votre sieste. Continuer plus tard cette lettre ? Non. Je veux qu’elle se soit écrite dans ce moment. Avec vous deux dormant de l’autre côté de la cloison. Une écriture sans la moindre correction. Avec sûrement des fautes d’orthographe et de syntaxe. Parfois du délire, compréhensible que de moi. Une lettre imparfaite comme chaque histoire humaine. Je vais la conclure en vous souhaitant une bonne vie sur votre planète. Et une belle histoire pour chacun de vous deux. Avec beaucoup plus de joie que de malheur. En bref : le meilleur pour votre passage sur le plancher des mortels. Un voyage qui vaut le coup. Surtout si on privilégie un visa sur son passeport.
La vie d’abord.
Je vous embrasse.
Votre grand-père inadapté .
NB : Cette lettre-fiction est inspirée d’une conversation entendue dans une file d’attente. Deux grand-mères prenaient des nouvelles de leurs petits-enfants respectifs. L'une et l'autre très heureuses de leur nouveau rôle. Jusqu’à ce que l’une dise : je ne suis pas fière. De quoi. Pas fière de laisser ce monde de merde à mes petits-enfants. Un constat avec une irrépressible pointe de culpabilité.
En écho à ce courrier, rédiger la lettre-retour des jumeaux à leur grand-père ?