Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

1812 Billets

0 Édition

Billet de blog 3 mars 2015

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Dieu est mort dans les tranchées !

Soudain au seuil du départ, par peur du manque, il aimerait tout emporter au fond du regard. Retrouvera-t-il ce silence ailleurs ? Si longtemps que le silence chargé de brume ou étincelant de soleil était son compagnon. Toujours à ses côtés, fidèle. Son compagnon lui manquera. L’exil possède-t-il aussi son silence ?

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Eau-forte d'Otto Dix © Coll. Ronny et Jessy Van de Velde, Anvers

Eté 1954

                  Partir.

           Michel doit partir. Pas une volonté de sa part, ni un désir muri depuis longtemps. Plus qu’une poignée d’heures avant de quitter ce pays montagneux où la terre, de très maigres parcelles, ne peut nourrir tous ses habitants. Depuis plusieurs générations, l’un des fils des familles les plus pauvres, soumis à une sorte de loterie économique, doit faire ses bagages. Son frère et sa sœur aînés pourront rester, aider aux travaux agricoles. Lui, comme d’autres avant — heureux ou pas de partir —, allait tenter sa chance ailleurs. Sa chance : cache-misère de l’exode ?

             Des mois que cette éventualité s’imposait entre les murs de l’étroite ferme. Jamais évoquée directement par les uns ou les autres. Au fil du temps, les allusions à la « mauvaise récolte » — jamais meilleure que la précédente —, les non-dits, chaque silence quand sa sœur remplit une à une, le plus équitablement possible, toutes les assiettes, pesaient de plus en plus sur lui. Pas un jour sans y penser.

             Michel devenu la bouche de trop.

             Une semaine auparavant, il annonça son départ pour l’Australie. La voix tremblante. Pourtant, pendant des jours et des nuits, il avait choisi ses mots, ciselé à haute voix ses phrases pour ne pas se laisser submerger par l’émotion au moment de les prononcer au souper ; rester de marbre face à son père. En vain. « Je vais… vais partir pour… pour l’Au… Australie », avait-il fini par bredouiller d’une voix fluette, le timbre d’un enfant inquiet. Et ses mains, essorées nerveusement sur le bord de la table, aspiraient toute la tension de son corps. Les regards de son frère et sa sœur s’étaient alors tournés vers le père assis à sa place habituelle en bout de table.

             Sans un mot, le paysan avait épongé le fond de son assiette, mâché le morceau de pain trempé de soupe, l’œil dans le vague — une éternité pour Michel — puis, après un bref acquiescement de tête, avait remis sa casquette et gagné la porte. Ses enfants, les yeux rivés sur la fenêtre, l’avaient suivi du regard jusqu’à ce que la pente l’aspire. Michel s’était mordu les lèvres.

             Surtout ne pas chialer.

             Avant de partir, il décida de faire un tour du village. Son regard passait d’un buisson de buis aux cols des montagnes enserrant le village, s’attardait sur un Cèdre puis glissait d’une façade à l’autre. Il ramassa un caillou qu’il dépoussiéra et, après une hésitation, le glissa dans sa poche. Tout ce qui lui paraissait banal avant sa décision revêtait désormais un grand intérêt, transformé en une espèce de trésor invisible aux autres — les futurs étrangers côtoyés — qui, l’espérait-il, le rassurera quand l’absence et la solitude se feront sentir. Soudain au seuil du départ, par peur du manque, il aimerait tout emporter au fond du regard. Retrouvera-t-il ce silence ailleurs ?

           Si longtemps que le silence chargé de brume ou étincelant de soleil était son compagnon. Toujours à ses côtés, fidèle. Son compagnon lui manquera.

           L’exil possède-t-il aussi son silence ?

           La porte du cimetière grinça. Parfois à la sortie de l’école, il venait lui parler, raconter à voix basse sa journée. Première confidente de toutes ses premières fois. Son cartable posé sur le sol, il ne restait pas trop longtemps au-dessus de la tombe de sa mère. Sur la pierre envahie par les ronces, le E de PPE (priez pour elle) était effacé. Ce matin, il n’arriva pas à ressortir du cimetière, les pieds comme rivés au sol. Incapable du moindre geste. Faut que tu y ailles maintenant, s’exhorta-t-il. Un dernier coup d’œil à la tombe. Avant de sortir, il passa d’une allée à l’autre en relisant les noms. Des noms liés à la famille ou à d’autres du village. Que des morts apprivoisés. Sera-t-il enterré ici ? Jamais il ne s’était posé la question.

           Deux chevreuils bondirent dans le champ devant lui et se perdirent dans les sous bois ; sans doute revenus du ruisseau. Le père de Michel, excellent chasseur, n’avait plus décroché son fusil depuis presque 20 ans. Une décision incompréhensible pour ses compagnons de chasse. Pas la seule chose qu’il avait abandonnée depuis son retour de la guerre. Disparu son large sourire sur la photo – il brandissait une coupe de rugby – accrochée dans la cuisine. Trois années l’avaient transformé en mur sans mots, mur ébranlé chaque nuit par des cauchemars. Un soir, ivre mort, il avait cogné sur la table et gueulé :

« Dieu est mort dans les tranchées ! ».

           Lui, enfant de chœur et héritier d’une lignée de gens pieux, avait tout abandonné au grand dam du curé revenu plusieurs fois à la charge. Dieu disparu dans les tranchées, sa confiance en l’homme définitivement terminée aussi. Toutefois la boue et les hurlements de douleurs des autres poilus, malgré leur enracinement au fond de son être, lui avaient offert — imposé ? — une soif de savoir et comprendre. La volonté de ne plus redevenir un pion aux mains d’inconnus. Et pour rattraper son retard, il était tombé dans une boulimie de lecture ; surtout des livres de philosophie et d’Histoire.Sans oublier les journaux.

           Une dizaine de minutes plus tard, Michel se planta devant la vierge. Gosse, il la trouvait laide et lui faisait des grimaces ; la seule baffe reçue de sa mère. Depuis que son père lui interdisait l’entrée de l’église et le catéchisme, il ne voyait plus cette sculpture du même œil. Elle était un peu comme ces vieillards, oncles, tantes ou grands-parents qui puent ou piquent, souvent pas le centre d’intérêt des plus jeunes, mais dont la présence balise le quotidien. Par esprit de contradiction avec le diktat de son père, il s’était mis à l’apprécier et à éprouver une forme de pitié pour cette femme coincée dans sa petite niche à flanc de rocher. Une vieille tante de bronze. Environ un mois avant, une croix de cinq mètres de haut avait été érigée sur le pic en face du village ; athées et croyants faillirent en venir aux mains. Le père de Michel avait interdit à ses enfants de se rendre au rassemblement sous la croix. Tous trois lui en voulurent, aucun ne désobéit. Seul le frère aîné continue d’assister en cachette à la messe. Geste qui aurait plu à leur mère bigote.

           Ferait-il fortune ? Cette question s’imposa quand il passa devant la plus grande maison du village. Le propriétaire, un quinquagénaire souvent en costumes trois pièces, avait émigré en Australie. A son retour, il avait fait bâtir cette villa cossue qui, plus large et plus haute, agrémentée d’un jardin aux allées au cordeau, tranchait sur les autres habitations très exigües et aux façades bouffées par les saisons. Le couple, souvent dans leur appartement de Toulouse, ne venait que très rarement. La femme, une citadine, semblait très mal à l’aise. Peut-être peur de salir ces bottines dans les ruelles ? Ou juste paumée, loin de son quartier d’enfance ? En tout cas, Michel aimait cette maison du « richard » ou « pète plus haut que son cul » comme l’avaient surnommé certains villageois ; même son propre frère — resté à la ferme — le jalousait. L’idée de revenir un jour bourse pleine et de construire une maison, encore plus imposante et moderne, s’impose à lui. Cette perspective balaye toutes ses peurs.

            Il rentra à grandes enjambées, pressé de partir.

   « Bonne route fils », grommela son père.

           Je l’embrasse ou pas ? se demanda Michel. Les épanchements n’étaient pas une habitude familiale. Les corps se frôlaient sans jamais se toucher. Au moment où le fils se baissa pour briser leur pudeur maladive, le père reprit sa hache et s’éloigna.

          Son baiser, en suspens dans l’air brûlant, Michel l’observa fendre le bois. Trop loin pour voir les larmes couler sur le visage d’un homme usé depuis l’âge de 20 ans. Jamais sorti de la tranchée. Des décennies après, une autre guerre, évidement sans commune mesure avec la boucherie qu’il avait vécue, obligeait son fils à émigrer.

          Une guerre plus subtile.

          Après un bref salut à son frère et sa sœur, Michel traversa rapidement la Grand Rue. Quelques rideaux s’animèrent derrière les fenêtres. Il s’arrêta deux kilomètres plus loin, à un carrefour. Un oncle maraîcher devait le prendre sur sa carriole jusqu’à la gare.

          Il se laissa choir son sac sur le chemin poussiéreux. Personne sur la route. Il épongea la sueur sur son front en soupirant et roula une cigarette. Sa dernière au village.

            Michel finira dans la tranchée d'une mine.

Merci à la Revue des Ressources d'avoir publié cette nouvelle en 2014.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.