Perdre confiance en soi. Impossible pour elle. Pourtant elle aurait tant aimé que ça lui arrive. Ne serait-ce qu’une fois. Cette perte prouvant qu’elle avait eu un jour confiance en elle. Ce qui n’a jamais été le cas. Même si elle a su donner le change. Très brillante et efficace sur le plan scolaire et professionnel. Souvent applaudie et enviée par des collègues et des proches. Une réussite cachant bien son manque de confiance en elle la dévorant de l’intérieur. Se trouvant nulle, moche, conne… Mais rien ne filtrait. Tout sous contrôle. Jusqu’à ce jour où un rideau est comme tombé devant ses yeux. Sa nuit sous un soleil d’été.
Elle s’était soudain arrêtée au milieu du trottoir. Coupée en deux à l’intérieur d’elle par une lame invisible. D’un côté une petite fille dans sa chambre, de l’autre une femme avec un masque de battante. Elle reprit sa respiration et gagna son bureau. Se plongeant dans sa journée de travail. Oubliant son petit malaise, sans doute dû à un excès de travail. Elle rentra chez elle. La lame continuait d’aller à venir sans qu’elle la sente.Tout implosa en quelques semaines. Son couple, sa relation avec ses deux fils, ses amis, son boulot…. Elle atterrit un matin dans une clinique psychiatrique. Recroquevillée sur un indicible. Sans réponses. Ni la moindre question. Juste un tas de chair dans un coin d’une pièce. Habitée uniquement par le souffle sous sa poitrine.
Sans désir. Plus qu’un carnet pour accompagner sa respiration. Des mots arrachés à l’abîme sous sa peau. Eux seuls l’empêchant de se foutre en l’air. Dès qu’elle sent la tentation d’en finir, sachant décrypter les signes avant-coureurs, elle ouvre son carnet. Pour y entasser mots et petits dessins. Comme un cahier d’écolier. Sur les siens, entassés dans un grenier; les traces d’une petite fille qui s’ennuie ? Pas du tout. Au contraire une boule d’enthousiasme.Toujours partante pour ne pas comprendre et apprendre. Une énergie trop débordante pour certains. Son assurance de gamine brillante pouvait agacer. Surtout les adultes jaloux d’en savoir moins. Mais, à peine seule, elle était aussitôt rongée par l’anxiété et le doute. Ne trouvant pas réellement sa place. Comme étouffant dans un cercle invisible qui la suivait partout. Une ombre du matin au soir. Dans sa chambre et au grand air. Se ratatinant de plus en plus pour entrer dans une boîte. La boîte de la petite fille bien rangée sur les étagères familiales et de la société. Faisant où on lui demandait de faire. Et surtout la moins visible possible.
Demain, elle aura quarante neuf ans. Et ce matin, c’est sa sortie. Ses sacs sont déjà prêts. Son mari et ses enfants en route pour venir la chercher. Trois ans qu’elle se trouvent dans cette clinique. Un lieu agréable située au cœur d’un parc. Sa fenêtre donne sur un labyrinthe de buis. Désormais complètement décrépits, bouffés par un brouillard de papillons. Elle les a vus dépérir de sa fenêtre. Pour peu à peu fondre en squelettes avec des branches sans feuilles. Semblable à elle à son arrivée à la clinique: le visage essoré, les yeux enfoncés dans leurs orbites comme fuyant la lumière. Pour repartir aujourd’hui remplumée. Surtout la façade.
Redonner le change. Elle sait qu’elle réussira. Faire semblant a été sa survie depuis l’école primaire. Mais combien de temps tiendra-t-elle hors de son environnement protégé ? Un espace sans la guerre du quotidien. «… ce qui érafle les autres me déchire. ». Les mots de Flaubert ont éclairé ce qu’elle ressent. Plus que tous les diagnostics de psychiatres. Même si elle a conscience que les médecins, surtout les professionnels avec le supplément d’empathie hors manuels thérapeutiques, ont réussi à lui sauver la vie. Où plutôt à la convaincre de cesser de vouloir se sauver de la vie. Pourtant, à quelques heures de son départ, elle n’a qu’une envie: fuir. Une fuite à cause de sa famille? Elle l’aime sincèrement et se faisait une joie de pouvoir retrouver leur maison. Fuir une nouvelle fois par misanthropie ? Nulle détestation des autres. Pourquoi alors cette brusque envie de disparaître ? Cette fois sans vouloir mettre fin à ses jours. Que disparaître du regard des autres. Se trouver une cache comme celle des chevreuils au fond du bois. Ne pas revenir de l’autre côté, au pays des déchirures. Soudain est remonté l’appréhension du combat. La lutte, subtile ou lourde, pour affirmer sa présence dans l'espace. Elle ressent ces guerres de position au sein de n’importe quel groupe. Même chez elle. Un regard, une parole, un silence, une blague… Un rien la déchire. Une femme comme entourée de lames de rasoirs à visage humain.
Que faire ? Repartir tranquillement et retrouver son domicile? Sa psychiatre et le reste de l’équipe soignante trouvent qu’elle est prête à quitter la clinique. Même le jardinier l'exhorte à retrouver une vie sociale. Persuadée elle aussi que c’est le moment. Guérie ? Non. Elle ne croit pas en une totale guérison. Rassurée de continuer de prendre des médicaments. Et de ne pas retourner dans l’immédiat à son boulot. Cette perspective de retour lui plaisait beaucoup. Jusqu’à ce matin, au seuil du départ. Se sentant d’un seul coup extrêmement vulnérable. Une fragilité comme avant son arrivée. Dire bonjour, sourire, ouvrir les volets, préparer le café, souffler sur ses bougies… Des gestes qui lui pèsent d’avance.
Immobile devant le miroir. Elle hésite. Le tube de rouge à lèvres à la main. Des années sans se maquiller. Elle l’approche de sa bouche. Un sourire éclaire son visage. Pas longtemps. Remplacé par un nuage sombre dans son regard. De nouveau inquiète à l'idée de quitter son abri contre la déchirure. Sa petite cabane au fond du monde. Elle s’habille et descend dans le salon où s’effectue les sorties. Un espace agréable pour le patient sur le départ et ses proches venus le chercher. L’infirmière lui dit que la psychiatre ne va pas tarder à descendre. Elle s’installe sur le canapé. Assise jambes croisées, les yeux à ras du lino. Son pied gauche tel un métronome de plus en plus rapide.
Comme quand sa mère et son père s’engueulaient. Leurs cris ponctués des sons du piano à l’étage. Sa sœur jouant de plus en plus fort. « Ta dernière fille est nulle à chier. Normal puisque tu lui passes tout. Sensible, sensible… Tu n’as que ce mot à la bouche pour parler d’elle. Ses frères sœurs le sont aussi. Ça ne les empêche pas d’avoir de l’ambition et être parmi les premiers de leur classe. Elle c’est juste une fainéante. Tu en feras qu’une petite bourge comme toi. Juste bonne à faire des plans de table. ». Elle entendait tout de sa chambre, à côté du salon transformé en tribunal. Avec la voix de son avocate de mère de plus en plus basse. Et celle de son père prenant tout l’espace. Surtout celui sous son crâne de gamine. Leur seul sujet de conflit c’était elle. Tous les deux sont morts. Pas la collégienne KO sur son lit d’ado.
Le métronome s'arrête. Elle se lève. L’infirmier, derrière le guichet de l’accueil, lui sourit. Elle se dirige à pas lents vers les toilettes. Un patient la salue d’un hochement de tête. Elle s’arrête devant une porte vitrée qui donne sur le parc. Elle pose la main sur la poignet. Debout face à la première rangée de buis. « Ils sont pas morts. Moi je pense qu’ils vont s’en remettre. Il faut juste du temps. Les saisons feront leur boulot. ». Le jardinier, la voyant souvent près des buis, avait voulu la rassurer. Lui aussi très attristé. Sans jamais baisser les bras. Délaissant un peu les autres plantes et arbres pour s’occuper de «ses malades» comme il les avait surnommés. Elle voit arriver la voiture de son époux. Il ira se garer sur le parking à une centaine de mètres derrière la clinique. Elle lève les yeux. Un écureuil saute de branche en branche.
Elle sourit et pousse la porte.
NB: Une fiction inspirée d’une conversation sur la folie avec un copain. Évoquant ses séjours en hôpital psychiatrique. D’une voix très calme, avec beaucoup de distance et même humour. Ainsi qu’une grande admiration et respect pour les équipes soignantes. Une famille de secours, disait-il avec un sourire. Rajoutant que, sans eux, il serait mort depuis longtemps. Il considérait sa folie comme une compagne. Celle à laquelle il avait été le plus fidèle. J’avais repensé ce jour là à la revue « Le Fou parle» ? Un bel objet de poésie, etc, créé par Jacques Vallet.