Même si ça ne changera rien. Chaque fois, le retour de la même question face à l’horreur. Quelle qu’elle soit. Où qu’elle se déroule. Et quel que soit le corps la subissant. Regarder, écouter, regarder, écouter, puis parler, dire, répéter, parler, redire… Nous sommes toujours foule à réagir aux souffrances de nos semblables et de la planète. Que ce soit par écrit ou oral. La majorité ne reste pas indifférente à notre inhumanité en boucle coulant de nos écrans. Le robinet d’abominable ouvert non-stop. Même si beaucoup de la majorité ne s’expriment pas. Ne pas parler n’est pas synonyme d’indifférence. Certains silences sont plus empathiques que telle ou telle parole autocentrée. Avec toujours la question récurrente.
Que faire ? La colère et l’indignation passées, nous arrivons toujours au même point. Assis impuissant face à son écran ou près de sa radio. La majorité aimerait faire. Dépasser le stade de l’indignation - nécessaire. Au-delà de s’exprimer, certains et certaines font des petits ou grands gestes. Chacun et chacune avec ses outils et moyens. Les actifs s’en sortent souvent mieux que les autres. Comme on dit : des individus ne restant pas les deux pieds dans le même sabot. Même parfois avec maladresse. Mais avec le mérite de faire. Un exemple à suivre ? On fait tout comme on veut ou peut.
Cesser de s’informer ? Fermer le robinet à abominable ? Se mettre en dehors du chaos mondialisé ? Ne plus penser notre inhumanité mais leur inhumanité ? C’est faisable. Mais ça ne changera rien non plus aux horreurs contemporaines. Excepté que nous serons moins touchés, dans notre chair. Sans doute que certains individus ont déjà adopté cette pratique. Se déconnectant complètement (sûrement très difficile de nos jours) ou en s’alimentant de moins en moins d’infos. Avec la volonté de ne plus laisser éclabousser leur histoire passagère de toute la merde du monde. En ayant établi un cordon sanitaire autour de leur quotidien. Leur jeter la pierre?
Ce serait facile mais indécent et malhonnête de ma part. Je dois avouer le faire de plus en plus. Me contentant de lire certains chapeaux d’article de la presse écrite. Souvent, quelques fois dans une sorte de réflexe incontrôlable, je détourne le regard de certaines images qui plomberont ma journée. Et, juste après les nouvelles de mon radio-réveil France Inter, je passe sur France Musique ou FIP. Politique de l’autruche ? Sans aucun doute. Toutefois, même la tête dans le sable, l’info passe. De plus en plus rares les autruches circulant sans réseau. Tous et toutes avec nos sans-fil à la poche. Autruche plongeant la tête dans le sable numérique ?
Notre monde actuel est plus que fatigant. Chaque jour à nous éreinter de ses nouvelles. Le plus souvent très mauvaises. Sûrement pareil de tout temps. Suffit de lire ou écouter des témoignages du passé d’êtres usés par leur monde. Néanmoins, avant ce siècle, on n’était pas au courant en direct de tous les déboires du monde. En tout cas, pas aussi rapidement. Même si, avant Internet, le monde était sûrement aussi fatigant que de nos jours avec réseau. Mais nous avions plus de répit entre chaque mauvaise nouvelle. Contrairement à notre ère de notifications. Donc tout à fait compréhensible que nombre d’entre nous ait envie de se protéger.
Qui n’a pas un jour détourné les yeux d’une main tendue pour ne pas se sentir coupable ou vouloir se protéger d’un énième regard de plus de la misère de proximité. Privilégier notre petite parcelle d’existence et temps qui passe. Se couler dans une bulle hors du pire. Même si à terme, c’est fort dangereux. Pourquoi ? Parce qu’on ne voit plus venir le pire. Jusqu’à ce qu’il entre sans frapper et s’installe dans notre histoire. Sans même dire bonjour. Mais que faites-vous dans mon histoire ? Et c’est souvent trop tard.
Vouloir savoir, c’est aussi un acte. Pour anticiper et se protéger en cas de pire. Mais aussi pour la protection de l’autre au pluriel. Savoir même en étant impuissant. Continuer d’ouvrir les yeux et les oreilles sur la souffrance de ses semblables. C’est une façon de ne pas apporter une « ruine de plus » à la destruction de l’humanité. Et dans le même temps devenir un témoin. Certes sans possibilité d’agir réellement. Toutefois, cette position du regard face réalité n’est pas vaine. Plus tard, le témoin peut transmettre.
Apporter sa version des faits. La seule vraie vision ? Non. Une parmi d’autres. Mais elle peut donner un angle de vue autre que la version officielle de l’histoire vue par les gagnants. En général, les vainqueurs ont la parole la plus forte. Et le plus souvent, certains gagnants ont tendance à tirer la couverture des faits réels à eux. En cherchant à éliminer tous les regards critiques. Important donc les témoignages non-officiels. Pour laisser en héritage un autre angle de vue. Même sa minuscule fenêtre sur le monde.
Chaque assassinat est un crime contre l’humanité. Celle dont tout être humain est porteur depuis sa naissance. Tuer un autre est une forme de désir de génocide ? On peut se poser la question. Avec au fond de soi le désir de détruire l’humanité entière. Comme on dit: en vouloir au monde entier. Exagération ? Sans doute. Néanmoins, les cœurs et les cerveaux peuvent autant saigner pour un peuple que pour une victime isolée. Certes avec des différences. Les mots et les chiffres ont bien entendu leur importance. Mais quel que soit le vocable ou les statistiques, ce qui compte est d’abord la souffrance. D’une population ou d’un être. Toutes proportions gardées, les deux souffrances ont nombre de similitudes. Et visibles.
Quand on ne détourne pas le regard. Les yeux d’un peuple massacrés sont semblables à ceux d’une seule victime. Et inversement. Ravagés et détruits. Comme d'un seul coup néantisés. Expulsés de notre humanité. Au sein de chaque peuple, des solitudes avec une souffrance unique. Non-interchangeable. Celles et ceux (dont les humanitaires) croisant cette souffrance connaissent le poids de la solitude dans un regard meurtri. Les mots jamais assez forts pour décrire une telle douleur innommable. Chaque vie arrachée est celle de l’humanité entière.
Arrachage à jamais.
Des mots d'un billet qui, une énième fois, ne servent à rien ? C’est vrai. Néanmoins, comme tous les yeux ouverts sur leur époque, ils ne sont jamais vains. Préférable au silence : deuxième linceul sur l’abominable. Certaines paroles sont plus fortes que d’autres. Car elles s’élèvent au-dessus de tout. Même si elles peuvent être fort engagés. Voire même résistantes. Mais pas ou très peu « mots et points liés » à une quelconque idéologie ou drapeau. Rare que cette parole soit dans le désir d’appropriation des terres ou des chairs des autres. Le plus souvent, des voix libérées de la main mise des religions et des idéologies. Des mots ne marchant pas au pas. Au fond, ce n'est pas une voix au-dessus. Mais de côté. Quelle est cette parole ?
Vous avez sans doute la réponse. Donnée si bien par Stéphane Hessel. Ce billet est né de l'écoute de la vidéo. Merci à la toile pour ses bijoux d'intelligence. En passant, merci aussi à Gutenberg. Pour toutes ses lumières. Le papier a toujours son mot à dire. Même si c’est plus discrètement. Quel poète ou poétesse lire ?Vous pouvez fouiller sur du papier ou du numérique. De nombreux textes n’attendent que nos regards curieux.
Sur toutes les fêlures-plaies, la poésie a germé. Par tous les siècles. Comme aujourd’hui, des poètes et poétesses nous offrent leurs mots comme prolongation à nos yeux et nos oreilles. En plus des infos nécessaires à notre compréhension de la réalité en cours. Mais leurs mots à eux n’ont rien à voir avec un article, un reportage vidéo, ou une dépêche de presse. Des poètes et des poétesses nous proposant de l’intérieur - sur le terrain et de sous leur peau - ce qu’on ne peut voir ni entendre à distance de la plaie. Que de la poésie de guerre et autres violences de grande échelle ?
Pas uniquement. La poésie de tel ou tel corps devenu comme un théâtre d’opérations de guerre. Avec prise de possession d’une histoire unique. Nous avons eu récemment plusieurs exemples, avec chaque chair tuée, violée, harcelée, humiliée, écrasée, etc. Des corps prenant la parole. À peine audible ou un cri pris en pleine gueule. Des femmes, des hommes, d’autres genres, des enfants, nous proposent leur voix. Parfois au péril de leur vie. Leur cri de l’intérieur plus ou moins poétiques. Mais toujours urgent.
Pourquoi l’importance des témoignages ? Ne serait-ce que pour nous continuions de savoir. Même sans aucun poids sur la balance de la réalité. Que les mots des poètes et autres artistes ou intellectuels ? Fort heureusement, d'autres voix. Dont de nombreuses guère habituées à la prise de parole. Les témoignages de toutes celles et ceux mettant à nu leur souffrance. Parfois en s’arrachant à leur orgueil et pudeur. Avec, en plus de se libérer de leur nuit intime, nous aider à conserver les oreilles et les yeux ouverts. Rappeler que la mort et les blessures sont doublées avec l’indifférence. Des témoignages pour nous secouer. Et que chaque être ne soit pas indifférent à l’autre. Et inversement. Pour que le monde reste vigilant au monde.
Vaste chantier ...
On pourra dire qu'on nous l'a dit.