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PROLOGUE
Bougie, juillet 1927
Le mugissement de la sirène d’un cargo interrompit le président du tribunal. Les sourcils froncés, il se tourna vers les deux fenêtres entrouvertes qui donnaient sur le port. Fixé au plafond de la salle d’audience, le ventilateur tournait en vain dans l’air très lourd de ce début d’après-midi. Des femmes agitaient leurs éventails. Au premier rang, un homme à la chemise trempée poussa un long soupir et tapota un mouchoir sur son front. Les visages ruisselaient de sueur, surtout ceux des militaires en uniforme.
Quelques raclements de gorge impatients exhortaient à la reprise de la séance.
Penché sur un dossier, le président annota une feuille avant de demander :
_ Mohamed Benoucif. Pourquoi avez-vous tiré ?
Debout entre deux gendarmes, l’accusé de vingt-trois ans leva lentement la tête vers le président. Les mains crispées sur la barre, il se dandinait comme si le parquet tanguait sous ses pieds. Mal à l’aise, il semblait chercher ses mots. Combien de fois s’était-il posé cette question ? Deux ans après, les cris résonnaient toujours et des fantômes grimaçants traversaient chacune de ses nuits. Malgré toutes ses interrogations, toujours pas de réponse. Pourquoi essayer de comprendre l’irréparable ?
Tous les regards convergèrent vers lui.
_ Je te dis, m’sieur, que…
Irrité, le président lissa sa moustache et donna une tape sur son pupitre.
_ Je vous ai déjà averti de ne pas me tutoyer ! Nous sommes ici entre gens de bonne compagnie.
Le prisonnier hocha la tête, incrédule.
_ …
_ Alors, pourquoi avez-vous tiré ?
L’accusé regarda son avocat qui, d’un geste de la main, l’encouragea à répondre.
_ Je sais pas.
Le président leva les yeux au ciel.
_ Ce n’est pas une réponse valable pour expliquer un double meurtre, cher monsieur. J’ai vraiment la nette impression que vous oubliez la portée de votre geste qui a plongé deux familles entières dans le deuil.
Il toussota dans son poing et reprit :
_ L’une de vos victimes laisse deux enfants en bas âge derrière elle. La cour ici présente aimerait que vous explicitiez les raisons de votre geste. Vous venez d’entendre le ministère public qui a requis contre vous les travaux forcés à perpétuité. A per-pé-tui-té ! Je pense que vous ne vous rendez pas compte de ce qui vous attend. Si vous avez des explications à donner à la cour, et surtout aux jurés qui auront à statuer sur votre cas, il est grand temps de nous en faire part, nous sommes là pour les écouter. Vous avez la parole.
Les mains de Mohamed s’agitèrent tout à coup.
_ Je t’ai déjà dit que…
Le président manqua de s’étouffer.
_ Gardes ! Faites-le sortir !
Docile, il tendit ses poignets au gendarme qui le menotta, jeta un bref coup d’œil à son avocat puis se laissa traîner vers la sortie des accusés. Il se retourna et lança un regard dans la salle silencieuse. La porte se referma.
_ Greffier, fit le président, veuillez noter que l’accusé a été une nouvelle fois exclu de l’audience car il a manqué de respect à la cour par son tutoiement.
« Quand la mort te tutoiera tu ne pourras pas la faire évacuer », maugréa le journaliste, agacé par le geste du président, extirpant aussitôt un petit carnet de sa poche pour y griffonner plusieurs phrases. L’attitude de la cour ne lui plaisait pas. D’autant que l’accusé ne niait pas les faits. Dès qu’il tentait de parler, le président du tribunal, impatient, coupait sèchement ses phrases bredouillées et entrecoupées de « Euh ! Euh ! » qui provoquaient des petits rires amusés parmi l’assistance. La cour ne voulait pas perdre son temps à entendre les explications confuses d’un indigène analphabète. Certes, il était coupable d’un double homicide, mais les autres, passés avant lui sur le banc des accusés, n’étaient pas non plus des saints et avaient pu dérouler leur histoire jusqu’au bout. La plupart étaient des indigènes frustres mais, eux, braillaient, s’énervaient, éructaient, assuraient leur partie de spectacle, tandis que lui se contentait de poser un regard imperturbable sur les représentants de la justice. Déstabilisés par cette attitude, plusieurs des magistrats n’y avaient perçu qu’une grande insolence, proche de l’outrage. Indigné par le comportement de la cour, le jeune chroniqueur judiciaire avait eu même l’intention d’en faire état dans son article. A la réunion de rédaction, son chef de rubrique lui avait toutefois suggéré froidement de mettre sa révolte en veilleuse : « les faits, rien que les faits, cher Antoine. Merci . » Débutant dans le métier, il avait suivi scrupuleusement ces directives : son papier ne fâcha pas la moindre conscience. Entêté, il n’avait cessé pour autant de consigner ses impressions.
_ Je donne la parole à la défense.
L’avocat, un quinquagénaire à la mine joviale, s’éclaircit la voix et commença sa plaidoirie.
_ Merci, monsieur le président. Je tiens d’abord à préciser à toutes fins utiles que mon client parlant très mal le français…
_ Le problème n’est pas là ! l’interrompit le président. Continuez, je vous prie.
L’avocat reprit aussitôt. Sa voix monocorde contrastait avec son allure débonnaire. Il s’arrêtait souvent, passait sa langue sur ses lèvres et sondait son auditoire. Lorsqu’il retraça l’enfance de Mohamed, une imperceptible mansuétude apparut sur le visage de plusieurs jurés et même du président. Il posa son regard sur un spectateur de la salle qui, depuis le début de l’audience, affichait nettement sa haine contre l’accusé ; il eut un léger sourire de satisfaction en constatant la disparition de son air vindicatif. La partie était gagnée, se dit-il, encouragé à garder le cap. Mais le procureur veillait et ramena sur le tapis la tentative de fuite de l’accusé. Quelques mots suffirent à ruiner ses effets.
Avec une moue déçue, il épongea son front sur la manche de sa robe et répliqua :
« La panique, monsieur le procureur. Mon client a cédé tout simplement à la panique.
_ Pourquoi avait-il une arme sur lui ? demanda le procureur en triturant ses lunettes.
_ Monsieur le procureur, je tiens juste à vous signaler que mon client est militaire et…
_ Si tous les militaires en permission tiraient dans tous les sens, ricana le procureur en s’adressant aux jurés, la démographie de ce pays serait modifiée.
Des rires fusèrent.
_ Je vous en prie ! Silence dans la salle ! intervint le président. Maître, continuez, je vous prie.
Le front plissé, l’avocat reprit sa plaidoirie. Ponctuée de murmures, sa voix résonnait dans le silence. A plusieurs reprises, il jeta un coup d’œil sur le box vide avec un haussement d’épaule désabusé. Malgré son déploiement d’énergie, il ne parvint pas à percer l’épaisse couche d’apathie qui régnait dans la salle. Bâillements et regards à la pendule se faisaient de moins en moins discrets.
Inquiet de la baisse d’attention, il se planta devant la rangée de jurés et demanda :
_ Qu’auriez-vous fait à sa place ?
Assoupi, l’un des jurés sursauta, rajusta sa cravate et se redressa sur le banc.
Le défenseur échangea un regard avec le président qui ne manifesta pas la moindre réprobation.
_ Un ami cher se fait massacrer brutalement devant vous et vous pourriez rester insensible ? martela-t-il. Vous le laisseriez mourir sous vos yeux ? Je ne le crois pas et c’est tout à fait normal. Chacun de nous ne manquerait pas de réagir dans ce genre de situation.
_ Monsieur le président, fit le procureur, je me permets d’intervenir car Me Lelong est en train d’exercer une pression sur les jurés vraiment inadmissible.
_ Veuillez continuer, maître, trancha le président.
_ Je vous remercie, monsieur le président, et, avant de reprendre, je dois juste signaler à l’attention des jurés et de la salle que je n’ai nullement interrompu la réquisition. Je reprends donc… Son geste n’est pas celui de quelqu’un qui souhaitait ôter intentionnellement la vie à son prochain mais, en l’occurrence, celui d’un jeune homme bouillonnant d’une énergie incontrôlée intervenant, certes dramatiquement, mais sincèrement… pour empêcher que l’on n’ôte la vie à son meilleur ami. Nous pourrions même aller jusqu’à dire qu’il a porté assistance à personne en danger. Son ami a été roué de coups par les consommateurs de ce bouge avec une extrême brutalité, voire avec bestialité, et a dû passer plusieurs semaines cloué sur un lit d’hôpital… entre la vie et la mort. Au jour d’aujourd’hui, il ne s’est d’ailleurs toujours pas remis de ses blessures. Mettez-vous un instant, un court instant, à la place de mon client et je vous assure que vous ne le verrez plus avec le même regard.
Le président consulta sa montre de gousset.
_ L’heure tourne. Je vous prie de bien vouloir clore votre plaidoirie, s’il vous plait.
_ j’en ai fini, monsieur le président, sourit l’avocat avant de regagner sa place.
La cour et les jurés quittèrent la salle.
Une demi-heure plus tard, ils revinrent dans un bruit de crissement de pas sur le parquet.
_ Accusé, levez-vous !
En lissant sa moustache, le président attendit le silence complet de la salle.
_ Mohamed Benoucif. La cour criminelle de Bougie vous condamne à quinze ans de travaux forcés.
--1--
Au-dessus de la Méditerranée, octobre 1998
Les yeux sur le hublot, je grimaçai un sourire : notre premier voyage ensemble. Jamais je n’avais voyagé avec lui. Que pouvait-on se dire dans ce genre de situation ? Des banalités ? Des phrases chargées de sens ? Quelques vannes ? Par réflexe professionnel, j’essayais plusieurs répliques pour trouver un dialogue sur mesure : parfait entre un père et un fils en voyage. Qu’espérais-je ? Réussir à bricoler vite fait bien fait une relation clef en main ? Escamoter dix-neuf ans d’absence ? Gommer ma fuite sur notre ardoise ? Un défi absurde. Quelle connerie ! Mon sourire ironique dégringola. Je me croyais peut-être sur mon clavier. Même les meilleures ficelles du métier n’auraient pu inverser le cours de nos rapports. Désarmé, je ne possédais pas le moindre pouvoir sur cette histoire… La mienne.
Ce jeudi d’automne, le dialoguiste n’avait pas le dernier mot. Vaincu par le silence.
_ Ils font chier !
Après une nouvelle plainte contre le retard de l’avion, mon voisin finit par déplier son journal. A peine assis, il avait lâché une salve de récriminations en me prenant à témoin ; ses petits yeux pleins de venin déversé par sa bouche. Refroidi par mon absence de réaction, il s’était rabattu sur sa voisine de droite qui, embarrassée, avait bafouillé quelques mots polis avant de battre en retraite dans son magazine de jeux.
Je jetai un coup d’œil à ma montre. Encore une heure coincé sur ce siège ! Discrètement, je remuai mes doigts de pied à l’intérieur de mes chaussures et secouai mes jambes pour repousser l’attaque des premières fourmis. Ma petite séance de gym relança la circulation du sang. Et le contact du paquet de cigarettes assigné à résidence dans ma poche me calma un peu.
Pas longtemps. Brisant leur gangue de poussière, une multitude de reproches reprirent brusquement du service. Des reproches jamais adressés à leur destinataire : mon père. Sécrétées pendant l’adolescence, ces critiques, ridicules pour un type de trente-huit ans, ne firent qu’une brève apparition avant de reprendre leur place sur les étagères de la mémoire. Mais pourquoi ne m’avait-il jamais emmené en voyage ? Pourquoi m’étais-je laissé engluer dans ce foutu silence, à des milliers de mètres au-dessus du sol ? Tout compte fait, ce silence n’aurait pas dû tant m’embarrasser ; je l’avais toujours connu très taciturne. Juste les mots de première nécessité. Sauf quand, complètement ivre, il achevait sa soirée dans la cave de notre pavillon de banlieue par une longue conversation avec sa chienne ; laquelle accompagnait de jappements joyeux le disque rayé de son maître qui, d’une voix épaissie par la nicotine, égrenait sa « putain de vie ! ». Gosse, je sortais souvent de mon lit en pleine nuit, ouvrais la porte d’entrée, descendais les marches en grelottant dans mon pyjama puis collais mon oreille à la fenêtre de la cave pour l’écouter avec une curiosité parasitée d’inquiétude ; sans la moindre chronologie, il charriait des pans entiers de son existence où se mêlaient des évènements datant d’un demi-siècle à ceux de la journée écoulée. J’essayais de comprendre mais ses propos beaucoup trop confus se dissolvaient toujours dans mon esprit et, le lendemain, ne flottaient que des bribes vite oubliées. Lorsque le froid se faisait plus pressant, je quittais alors mon poste d’observation pour rejoindre ma chambre où, ponctué de quelques échos de voix et d’aboiements, mon sommeil s’achevait en pointillé. Au petit matin, tous deux finissions par nous endormir dans un brouillard de fumée. Pendant onze ans, ce griffon lui avait servi d’oreilles fidèles et sans jugement. Observé par un regard discret, le regard d’un gosse jaloux d’une chienne.
Pour semer les souvenirs trop collants, je promenai mon regard sur les autres passagers ; L’avion était aux trois quarts plein. Trop préoccupé, je ne m’étais pas soucié de la présence de ces inconnus ; ils assistaient à une première. Se retrouver pour la première fois dans le même avion que son père, sans pouvoir échanger le moindre mot. Surtout après une aussi longue absence. Une situation absurde. Et voilà que la machine à questions se remettait en marche ! Malgré le chantier sous mon crâne, je devais me convaincre que cet aller-retour qu’une formalité. Juste un tiroir à refermer. Rien de plus. Mais les longues années de silence avaient aiguisé l’appétit du passé, bien décidé à ne sortir de table que rassasié. Le menu du jour portait mon nom.
Et l’addition était aussi pour moi.
Je sortis mon téléphone portable et le posai sur la tablette. Sa présence me rassura. D’un geste machinal, je le caressai comme un animal de compagnie qui, dans ses entrailles, transportait les preuves de mon autre existence : construite pièce par pièce. Deux décennies d’un travail inlassable. Qui pouvait m’avoir appelé ? Sans doute un message de ma femme et une pleine brouette de « Richard ! C’est moi… Qu’est-ce que tu fous, on est vraiment à la bourre ! J’ai encore eu la chaîne au bout du fil ce matin. Ils veulent le scénar pour hier. » L’angoisse du producteur inquiet de ne pas réussir à joindre son dialoguiste.
« Nous risquons de traverser une zone de turbulence, expliqua le commandant de bord. Nous vous demandons d’éviter de vous lever avant que nous vous y invitiions. »
_ C’est pas croyable ! grommela mon voisin en refermant son canard. Chaque fois, ils nous font le même coup. Je suis sûr que c’est leurs zincs qui sont trop vieux.
Merci de me rassurer.
_ C’est juste un problème de météo, hasarda ma voisine avec une pointe d’inquiétude dans la voix.
Le râleur tout terrain sauta sur l’occasion et commença à se lancer dans des explications dignes d’un ingénieur en aéronautique. Imbattable à « Questions pour un champion ». Très vite, son ronronnement de premier de la classe au bord de l’overdose de dictionnaire m’emmerda. Les gens capables de parler de tout n’ont souvent rien à dire, pensai-je avec une irrépressible jalousie devant un tel bagout.
_ Ce n’est pas possible, murmura ma voisine. Il ne peut pas y avoir autant d’embouteillages dans le ciel.
Il hocha la tête avec un air désolé.
_ Ce n’est pas moi qui le dis, chère madame, ce sont les experts qui l’affirment. Je ne voudrais pas vous ennuyer avec des chiffres mais…
Elle referma son magazine et il s’empressa de la noyer sous des statistiques.
Je bâillai et fermai les yeux.
Chargé de cafés et d’alcool, tendu par les nuits blanches, mon corps devenu une armure de nerfs qui s’ouvrait lentement pour, peu à peu, relâcher la tension et laisser place à la fatigue. Une fatigue sans arrière-pensées. Le plus dur est derrière moi, me tranquillisai-je, bien décidé à m’accrocher à cette idée. Mais la méfiance persistait car je sentais la présence furtive de cette fragilité qui, depuis une interminable semaine, pompait mon énergie. Quelques jours avaient suffi pour me transformer en un type paumé. Incapable de la moindre décision. Epuisé. A mon retour à Paris, une longue cure de repos s’imposait si je ne voulais pas craquer. Quoique, pour éviter un nouvel assaut du doute, il valait mieux me replonger sans tarder dans le boulot. Le scénario d’un long métrage télé était le bienvenu sur mon bureau.
Les paupières ouvertes, j’eus le souffle coupé en me prenant de plein fouet le visage de mon père.
Le nez écrasé contre le hublot, il me fixait.
Ses yeux pleins de reproches me fouillaient ; les mêmes que le jour où il était venu me chercher au commissariat de Montreuil pour mon premier vol de mobylette : une 102 Peugeot ne roulant que dans les descentes. Mais pourquoi me dévisageait-il avec cet air renfrogné ? Comme à travers la vitre d’un parloir. J’avais changé, et ni lui ni personne n’avais désormais le droit de me regarder de cette manière. Mes numéros d’écrou s’étaient effacés de ma mémoire, mes conneries de jeunesse évaporées dans des cellules de Fleury-Mérogis et de la Santé. Une autre histoire. L’histoire d’un autre. Il n’avait plus aucun souci à se faire, ni de honte à avoir. Les gyrophares des flics n’éclairaient plus ma porte aux premières lueurs de l’aube. Mes voisins ne m’avaient jamais vu sortir avec les bracelets aux poignets.
Les nerfs ligotèrent de nouveau mon corps. Ma main broya mon paquet de clopes. J’étais en train de devenir fou. Incroyable ! Comment pouvais-je me mettre à voir mon père de l’autre côté du hublot ? La fatigue provoquait des hallucinations. Sûrement les effets des trois whiskies enfilés au bar de l’aéroport.
Je fermais les yeux pour remettre un peu d’ordre. Après une longue expiration, je les rouvris…
Le visage était toujours là !
La poitrine au bord de l’implosion, je détournai le regard pour le poser entre mes chaussures. Mon père se trouvait dans un cercueil : rangé parmi les bagages.
NB) Vous venez de lire le prologue et le premier chapitre d'un roman inspiré de l'histoire de mon père, bagnard à Cayenne. Il a été publié en 2001 aux éditions Flammarion. Pour les internautes désireux de lire la suite, ce roman est surtout disponible en bibliothèques.