Pas un lapsus ni un jeu de mots. Pourquoi l’a-t-il dit en plein silence de l’apéro ? Parce que ça faisait bien. Une expression sans doute entendue à la radio ou à la télé. Peut-être de la bouche de gens qu’ils pensent importants et sérieux. Bien sûr, il a commencé à se faire vanner. Certes, une belle perche tendue. Il ouvrait des yeux ronds. Visiblement ne comprenant pas pourquoi il faisait l’objet de moqueries, après avoir employé une belle phrase. Quelqu’un a fini par lui expliquer. Il a haussé les épaules. Vexé et mécontent.
Un homme qui avait honte. Des mots qui sortaient de sa bouche. Il aurait tellement rêvé en avoir d’autres. Lesquels ? Des mots qui font beau et intelligent. Comme ceux que ses parents écoutaient dans un silence religieux. Des phrases sortant du transistor de la cuisine familiale. Fallait pas déranger son père pendant les actualités et les débats politiques. Pareil quand le paternel lisait le journal papier dans son fauteuil. Ne pas interrompre non plus sa mère devant la sacro-sainte émission littéraire du vendredi soir à la télé. « Ça a l’air vraiment très intéressant, s’enthousiasmait-elle. Avant de noter le ou les titres des livres de la soirée cathodique. Sans jamais les acheter. Ni les emprunter à la bibliothèque municipale.
Très jeune, il a été bercé par des mots plus hauts que lui. Et que toute sa famille. En tout cas, c’était sa vision de ses mots. Les écoutant de bas. Avec un abaissement volontaire de son point de vue. Le même réflexe que ses parents. Mais pas de sa sœur et de son frère. L’un et l’autre n’ayant jamais eu honte de leur langue. Jamais intimidé par une parole dite intello ou d’autorité. Sans non plus se moquer d’une manière de parler différente de la leur. Si on arrive à se comprendre sur l’essentiel, c’est l’essentiel. Ce qui lui a dit sa sœur. Elle était souvent agacée par le complexe d’infériorité du benjamin de la famille. Un homme âgé alors de 63 ans.
Est-il vivant ou mort ? Je ne sais pas. Cet homme, écrasé sous sa propre langue maternelle, m’avait marqué. Loin d’être le seul dans notre milieu populaire. La honte de mal parler plombait certains silences. Notamment de parents, les mains nouées dans le dos, le buste légèrement penché, devant l’instit ou le directeur de l’école. Dans une écoute figée. Répondant la plupart du temps par « merci », « désolé » ou « vous avez raison ». La réponse bafouillée derrière une main paravent, comme pour filtrer les « mauvais mots ». Semblable attitude soumise face au médecin, au maire, au député, et autres huiles locales. Comment réagissent les enfants et petits enfants de ces « écrasés de leur langue natale » ?
Sans doute pas à bredouiller devant les enseignants de leur progéniture. Peut-être même enclins à les regarder de haut. Pareil pour le médecin de famille et les huiles locales. Des personnes publiques désormais beaucoup moins respectées. Nettement moins importantes que n’importe quelle influenceuse ou animateur télé avec millions de followers. Une instite a très peu d’amis sur FB et autres réseaux sociaux. Et que quelques pouces levés pour la féliciter de son travail au quotidien. Pourtant, ce sont les enseignants qui transmettent les outils de la langue. Notamment ceux qui offrent un regard critique. Voire même du doute. En bref, des outils pour penser par soi. Ne pas être influencé par la première belle et grande gueule cathodique venue. Rester critique. Le plus libre possible.
La langue écrasée existe encore. Même si les outils nouveaux permettent de camoufler les éventuelles lacunes dans l’expression écrite. Notamment grâce aux émoticônes et autres images qui peuvent pallier le manque de vocabulaire. Nul besoin de s’ensabler dans une longue phrase pour dire j’aime, je déteste, je plaisante, etc. Le pire et le meilleur de soi pouvant être ramassé en une seule image. Un appauvrissement dangereux de la langue ? Signifier qu’on plaisante pour ne pas blesser des susceptibilités est-ce encore de l’humour ? Certains et certaines le pensent. Affaire à suivre… La langue a toujours su se renouveler. Rester vivante au fil des siècles. Notamment avec la poésie. Faisons confiance à la langue. Et à son souffle.
La langue respire.
NB : Ce billet fiction est inspiré de plusieurs « écrasés de leur langue ». Certains croisés ici ou là. Et d'autres qui sont des proches. Quelques-uns ressentent de la honte. D'autres pas du tout. L'essentiel est de pouvoir dialoguer. Un échange avec l'autre. On trouve toujours les mots pour se comprendre. Ou des silences.