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Billet de blog 3 décembre 2024

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Des fins du monde

Chaque jour, la fin du monde. Jusqu’au lendemain. Quand l’aube nous secoue les épaules. « Debout, faut se lever, debout ! » Une hallucination sonore, se dit-on. Rien après la fin du monde. Autant se rendormir. On referme les yeux. Avant d’être à nouveau secoué. L’aube insiste. Glisser encore une pièce dans la machine à vivre ?

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Illustration 1
Le bout du lieu © Photo: Marianne A

          Un refus d’accepter l’évidence. Disparition totale de notre espèce. Plus rien de nous. Et avec cette disparition, celle de notre connerie humaine - la plus forte de toutes les espèces réunies. La fin du monde est finie, rajoute l’aube, faut vivre la prochaine. Elle a vraiment envie qu’on retourne habiter l’Avenue du désastre mondial. Bon, on va lui faire plaisir. Mais c’est la dernière fois. Nous frottons nos yeux encore habités par la nuit soi-disant sans fin. Secouer le corps pour le ramener à la réalité. Retrouvant tous les points de repère de notre environnement. Puis glisser une pièce dans la machine à vivre. Comme tous les matins. Prêt pour la fin du monde du jour.

           Déjà un sujet s'invitant sur les pelouses du lycée. La fin du monde traversait nos conversations. Elle était rebaptisée « No future » à ce moment-là. La fin du monde change souvent d’appellation. Au fil de l’histoire humaine. Pas la même fin du monde dans les tranchées, dans les camps de la mort, dans les goulags, à Hiroshima, au Rwanda, au Yémen, en Ukraine, le 7 octobre en Israël, depuis un an à Gaza et ailleurs en Palestine, en Syrie… Pour rajouter des noms de lieu, suivre la signalétique destructrice de notre espèce. Désormais une fin du monde aussi sous l’étiquette « réchauffement climatique » ? Une expression qui revient souvent. Et avec raison. Notre espèce accélère-t-elle la fin du monde ?

           À l’époque, nous en parlions aux sons de guitare (une contrebasse s’y joignait.) et fumée de shit. Le terme « moraline » revenait souvent dans nos bouches. Surtout les adeptes de la philosophie de Nietzsche. Dont un très érudit en la matière. Autrement dit, des échanges « jeunes lettreux ». Dont un certain nombre d’entre eux s’intéressaient à la politique. Comme d’autres, je préférais le versant de la littérature, la musique, etc. Moins Jaurès, Marx, le Che, que Rimbaud, Dostoïevski, Vian, Céline, Brel, Ferré, Higelin, Lavillers, les Clash, les Ramones… Toutefois, politique et culture ne sont pas du tout incompatibles. Parfois l’une nourrissant l’autre. Et inversement. Souvent plus de politique dans la culture que chez les politiciens ? Pour ma part, j’avais opté par le « Sans Dieu ni Carte ». Et avec un grand souci d’orientation. Quel choix de désobéissance ?

        Un visage remonte à ma mémoire. Celui d’un grand brun plutôt beau gosse, toujours vêtu de noir. Comme en deuil permanent ; portait-il en bandoulière la fin du monde ? Un lycéen – plus sur les pelouses et au bar qu’en salle de classe - très brillant. Le très fort sur Nietzsche. Versé aussi dans la musique. Son jeune frère, devenu guitariste, a été à le moteur de plusieurs groupes. Et il continue d’ailleurs de manier le manche électrique. L’aîné des deux évoqua à plusieurs reprises la moraline. Celle de Nietzsche contre la religion. Rien à voir avec son acception d’aujourd’hui. Avec lui et d’autres, nous avions de longues conversations sur ce sujet et d'autres. De la philo et poésie hors les murs du lycée. Des échanges de nos âges. Avec une idée récurrente, comme un leitmotiv : l’irrévérence. Pour rester raccord avec l’inventeur de la moraline, un besoin vital de crépusculiser toutes les idoles. Même nos préférées : souvent en badge où affichées sur les murs d’une chambre. Ne surtout pas penser dans les clous. Et avec une inclination à tout remettre en cause. Même sa cause.

           L’infirmière du lycée :

- Vous êtes suivi par un psy ?

Le lycéen en noir :

- Non. Et vous ?

          Des scènes et des propos qui me reviennent de mémoire. Et donc en partie fictionnés. D'autres l'ayant connu auraient sûrement un autre regard rétrospectif. Comme plusieurs de cette bande, il n’ a pas fait de vieux os au lycée. Parti sans bac. Une intelligence ne rentrant pas dans les cases scolaires. Trop en colère ? Pas du tout doué pour la discipline de l’école ? Sans doute plusieurs raisons mêlées. Dont celui d’un rêve plus fort que le reste. Ses yeux s’éclairaient quand il en parlait. Faire le tour du monde à travers les mers et océans. Avec sa copine, ils ont construit leur bateau. Avant de prendre la mer. La mort l’a rattrapé à trente ans et des poussières. D’après Radio Montreuil et sa Porte, il aurait fini sa vie sur une île. Sa fin du monde. Le dernier souffle d’une grande intelligence. Et une fêlure de la même taille ? 

          Comment terminerait une jeune intelligence comme la sienne de nos jours ? Sans doute intégrerait-elle Sciences Po. À ces moments-là, les plus libertaires d’entre nous vomissaient cette école. Et toutes les autres du même genre. Nos rêves trop immenses pour être enfermés dans ce cadre qui nous paraissait si étroit. Hors de question de pousser la porte d’une de ces écoles. Même pour celles et ceux parmi nous capables - sur le plan des capacités d'ingurgitations et de régurgitations scolaires - de l’intégrer. Nos regards dirigés vers d’autres portes, dont certaines ouvrant sur d’autres fermetures. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes intelligences se tournent vers ces «  écoles prestigieuses ». Très prisés aussi par certains gosses de pauvres voulant s’extraire de leur condition de dominés. Paraît que la réussite serait là. Incontournable.

           À mon avis, le monde irait moins dans le mur sans cette école et les autres sur le même modèle. Des décennies qu’elles dirigent la planète ; le résultat du désastre est visible sur toute la surface du globe. Néanmoins pas que ces écoles responsables du désastre sans frontière. Nous aussi, à notre petit niveau. Coresponsables du désastre mondialisé. Mais beaucoup moins que les dirigeants sorties de ces écoles. Et tous les communicants et publicistes avec un grand pouvoir sur nos quotidiens. Sûrement les grands fléaux du monde. Sans doute faire rager mes copains et copines passés par ces écoles. Dont certains ayant tenté de les faire changer de l’intérieur. En vain. On ne change pas un système caméléon. C’est lui qui prend votre couleur pour la rajouter à sa palette ; sans cesser de conserver son cap : le pouvoir d’une minorité sur une majorité. Caricature ? Mauvaise foi ? Erreur de perception de ma part ? Science Po n’est plus du tout qu'une machine de reproduction des élites ? C’est possible de me tromper.

            Mais je reste d’accord avec le sale gosse irréductible en moi. Incapable de porter des rêves et des idées préfabriquées par d’autres. Sans doute parce que n’ayant pas trouvé la taille de mon histoire parmi les panoplies. Trop tard pour repasser en cabine d’essayage. Entre temps, je suis devenu tailleur à domicile, pour confectionner mon histoire - jamais à la même taille - au fil du temps et des contradictions. Perdure donc le sale gosse fuyant les dominants et la domination. Ne jamais alimenter la machine à penser droit. Préférer la démarche chaloupée des fous ou des poètes ; les premiers et les seconds souvent proches. N’obéir à aucune religion, même avec un isme. Remettre en cause toute parole. Même celle qui sort de sa bouche ou de son clavier. Un sale gosse qui me colle toujours  à la peau. Les restes de conversation sur la moraline avec un lycéen en noir ?

           Bien sûr, nous avions des désaccords. D’un point de vue philosophique ou pour du terre-à-terre. Avec deux ou trois fois la tentation d’en venir aux mains. Le lycéen en noir n’était pas un ange. Et moins non plus. Mais du même désir chevillé au corps. Incontournable. Le désir en fait de toutes les générations. Vouloir se différencier de ses ascendants. Qu'ils soient intéressants ou non. Dans tous les cas, couper le cordon avec les générations précédentes. Déconstruire hier pour construire son présent. Toujours le même chantier depuis la nuit des temps. Avec nos petits outils de jeunes mortels. Une furieuse envie de ne pas rater son escale sur la planète. Profiter de soi et de la beauté passagère. Ne rendre son tablier d’être qu’après avoir utilisé son existence jusqu’au dernier souffle. Avec un questionnement de la majorité des jeunes. Une interrogation vieille comme le verbe. Comme être sa propre histoire ?

          Des membres de cette bande éphémère de la queue de comète des années 70 sont encore vivants. Ramant ou non dans leur parcelle de temps. D’autres sont morts. Dans leur temps sans horloge. La came a accéléré nombre de départs. Parfois, je croise un ancien ou une ancienne de cette époque. Certains ont gardé une part de leurs rêves et convictions. Même s’ils ont mis de l’eau dedans. Rien de plus naturel que de changer. Quelques-uns ont complètement basculé. Dont plusieurs, très cultivés et intelligents. Des sexagénaires, usés par le monde et une part d’eux, ont opté pour la moraline. Et pas celle du philosophe qui était contre l’asservissement de la religion. Une pensée qui a construit mon athégrisme. Avant que je ne le déboulonne. Pour n’être plus qu'athée. Après tout, à chaque être le choix de sa rustine par peur de crever… Revenons aux vieilles amitiés qui ont basculé. Une plongée dans la moraline d’extrême-droite.

             Désormais à débiter des discours qu’ils vomissaient. Leur jeter la pierre ? Chacun et chacune fait ce qu’il peut avec le temps qui passe - bien ou mal. Et son histoire qui est entrée dans sa dernière ligne droite. Néanmoins toujours triste de voir une telle bascule de vieux copains et copines. Comme un crachat sur leurs rêves et idées. Et une jeunesse commune. Basculant de l’ouverture sur l’autre et le monde à la fermeture sur son entre-soi. Ardents défenseurs de ce qu’ils ont détesté. Et parfois dont ils et elles ont souffert. Plus haineux que la haine qu'ils dégueulaient. Nul n’est à l’abri de cette bascule. Surtout en notre ère de confusion.  

La moraline des aigris ?

NN: En guise de conclusion, des extraits d'un pensée  beaucoup plus explicite et profonde qu'un billet d'humeur:

         « La moraline (j'emprunte ce terme à Nietzsche) est la simplification et la rigidification éthique qui conduisent au manichéisme, et qui ignorent compréhension, magnanimité et pardon. Nous pouvons reconnaître deux types de moraline : la moraline d'indignation et la moraline de réduction, qui, du reste, s'entre-nourissent.
           L'indignation sans réflexion ni rationalité conduit à la disqualification d'autrui. L'indignation est tout enveloppée de morale, alors qu'elle n'est souvent qu'un masque de l'immorale colère.
            La moraline de réduction réduit autrui à ce qu'il y a de plus bas, aux actes mauvais qu'il a accomplis, à ses anciennes idées nocives, et le condamne totalement. C'est oublier que ces actes ou idées ne concernent qu'une partie de sa vie, qu'il a pu évoluer depuis, voire s'être repenti. »


           Éthique (La méthode 6), Seuil, 2004, de
Edgar Morin  

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