Le drap monte et descend très lentement. La respiration de l'homme est couplée au respirateur artificiel. Une heure avant, un routier l’avait découvert inanimé sur le parking d’une station service. Victime d'un infarctus. Ses artères coronaires sont bouchées par l'abus de tabac. Un triple pontage s’impose. Dans d'autres conditions, j'aurais refusé d'opérer ce patient en l'adressant à l'un de mes collègues. Impossible en pleine nuit aux services des urgences cardiologiques. En plus avec un pronostic vital engagé. On m'attend au bloc.
Près de trente ans sans l’avoir revu. L’homme de 76 ans dans le coma que je dois opérer se nomme François Brunet. A une période de ma jeunesse, Christine, son épouse, leur jumelles de deux ans plus jeunes que moi, étaient devenus comme ma seconde famille. A l'époque, il était proviseur d’un lycée privé très réputé de ma ville natale. Christine dirigeait un groupe agro-alimentaire. Une femme issue d’une famille de notables. Contrairement à lui, placé dès son plus jeune âge dans une famille d’accueil. Tous deux, durant deux années, avaient pris en charge ma scolarité. Je dois beaucoup à Christine.
A la mort de mon père quand j'avais 10 ans, ma mère se retrouva sans un centime. Toutes les économies du couple investies dans une entreprise de maçonnerie et la construction d’une maison dans un lotissement. La boîte truffée de dettes, notre maison – pas encore entièrement achevée de construire- fut saisie par les huissiers. J’avais l’impression que mon père était mort une deuxième fois. Nous fûmes donc jetés à la rue. Plusieurs semaines ballotées de foyers d'urgence en chambre d'hôtel minable. Madame Christine – comme l’appelait ma mère- la fit embaucher dans l’entreprise de son frère et lui loua un de ses appartements. Pour une somme dérisoire. Notre nouveau logement et l’entreprise qui l’avait embauchée se trouvaient à une centaine de km de notre ancien domicile. Nous déménageâmes mais restâmes en contact avec la famille Brunet. Je partais tous les étés avec eux. Mes meilleurs souvenirs de vacances.
Lors de mon passage en seconde, François Brunet insista pour que je m’inscrive dans le lycée qu'il dirigeait. Très admiratif de ma réussite scolaire, il m'exhortait à continuer les études, persuadé que, bien suivie, un très grand avenir s'ouvrirait devant moi. Ma mère, réticente, préférait que je fasse un cycle court pour avoir rapidement un boulot. Secrétaire comme elle ou une autre formation ne nécessitant pas de trop gros frais. Surtout la moins longue possible. Pas du tout mon souhait mais, enfant d’une très grande docilité, je faisais où on me disait de faire. Christine, poussée par son époux, réussit finalement à la convaincre. Ma mère tiqua en apprenant le tarif d'inscription au lycée ; presque heureuse d'avoir un argument de poids pour me garder près d'elle. Ils avanceraient le prix de mes études que je leur rembourserai par la suite. En plus, Christine proposa de m’héberger dans leur logement de fonction. Ma mère abdiqua.
Et l’enfer débuta.
Dès que Christine était absente, François entrait dans ma chambre. Au début, juste pour voir si tout se passait bien, si je ne déprimais pas. Ses deux autres filles dormaient de l’autre côté de l’appartement. Jusqu'au jour où il tira les épais rideaux et verrouilla la porte. Quand il ressortit, j'enfonçai la tête dans mon oreiller et chialai. Complètement abattue. Le lendemain, nous nous retrouvâmes tous à table. Je baissai les yeux. Me sentant honteuse et coupable. Je finis par lever la tête. Il me sourit avant de sortir. A chaque déplacement de Christine, il passait dans ma chambre avant d'aller souhaiter une bonne nuit ses deux filles. Victimes elles-aussi de ses viols ? J
Le matin, j’avalais très rapidement mon petit-déjeuner pour filer en cours. Le seul lieu hors de ses mains. Souvent, je regardai d’autres filles dans ma classe, à la cantine, dans la cour, en me demandant si elles-aussi avaient été violées. Par lui ou un autre homme. J’avais besoin de penser que je n’étais pas un exemplaire unique de cette anxiété sourde du lever au coucher. Pas la seule à avoir le ventre, noué en permanence, qui se vidait presque tous les jours. J’examinai leur regard pour découvrir un voile gris semblable au mien ; même la mort de mon père n’avait pas terni la lumière des mes yeux très bleus. Sans oublier l’impression de toujours mal faire. Etre de trop partout.
Pourquoi n’avoir rien dit ? Ma plus grande peur était d'être rejetée par la famille. Surtout de Christine ayant toujours été si douce et généreuse avec moi, me considérant comme sa troisième fille. Se doutait-elle des agissements de son mari ? Avait-il déjà violé d'autres lycéennes? Au fond de moi, je ne pouvais pas imaginer qu’elle puisse être au courant. Avec son fort caractère, elle aurait sûrement réagi. Si elle le savait, elle cachait très bien son jeu. Où se taisait-elle par peur de briser cette famille dont elle était très fière ? Cette femme comptait énormément pour moi. J’étais plus proche d'elle que de ma mère. Comment réagirait Christine si je racontais tout ? Me croirait-elle ? Accepterait-elle de me revoir ? J’avais vraiment peur de la perdre.
Parfois, invoquant un quelconque prétexte, il me convoquait dans son bureau au dernier étage du bâtiment administratif. Le cauchemar continuait en plein jour, au cœur du lycée. Il m’obligeait à me repeigner dans son cabinet de douche contigüe et vérifiait que mes vêtement ne témoignât pas de ce qui s’était passé. Tête baissée, je regagnai ma salle de classe. Et, par réflexe, je me plongeai aussitôt dans mes cours. Meilleure élève de la classe et très appréciée de mes camarades et des profs. Qui aurait pu imaginer mon drame ?
Un matin, j’étais allongée dans l’infirmerie. L’infirmière, une femme d'une quarantaine d'années, était habituée de mes nombreuses visites à cause des maux de crâne et surtout de mes douleurs abdominales qui me faisaient tordre de douleur. Elle me connaissait bien. Tu as un intestin irritable, me disait-elle, ça ne se guérit pas. Faut que tu fasses attention à ce que tu manges et pratique la relaxation. On parlait beaucoup. Elle aurait rêvé de faire médecine; guère portée sur les études, elle s'était contentée de devenir aide soignante. Sa frustration n'assombrissait jamais ses yeux. Toujours un sourire sur le feu.
Elle me faisait penser à ma mère. Toutes les deux très jolies, jamais non maquillée, vêtues -contrairement à moi- de tenues très féminines. Mais l'une et l'autre avec un irrépressible air de soumission. Une résignation dont je ne voulais surtout pas hériter. Très jeune, j'ai su que je refuserai ce cadeau empoisonné, transmis depuis des générations dans ma famille. Un héritage écrasant. Encore plus lourd pour les femmes, doublement soumises. Depuis qu’il m’avait touché, j’avais le même regard. Décuplé par la honte qui me rongeait l’intérieur du ventre.
Ce jour là, constatant mon état d'extrême tension, elle me conduisit dans une pièce un peu à l'écart. Elle me demanda de m'asseoir sur le fauteuil. Elle me tendit un verre d'eau. Je le bus lentement, les mains tremblantes. Elle écarta la mèche qui cachait toujours mon regard. Des beaux yeux comme ça on les planque pas, me disait-elle souvent. Soudain, je me mis à balancer tout ce que je subissais depuis deux années. Elle se tourna lentement vers la vitre.
Au début, elle pensa que je mentais. Pas lui. Impossible. Comme beaucoup d'hommes et de femmes, elle était tombée sous son charme. Brillant orateur bourré d'humour. Et très professionnel dans son rôle de proviseur. Apprécié de tous. De moi aussi, jusqu'au premier viol. Elle se retourna d’un coup et me fixa dans les yeux comme pour y détecter des traces de mon mensonge. Je ne baissai pas la tête. Elle me posa plein de questions. Je répondis sans ciller, très précise. A un moment, elle se tut et me dévisagea. Je sus, à cette seconde, qu'elle me croyait. Le téléphone sonna. Elle ne répondit pas. Son regard absent.
Elle me tourna le dos.
Faut absolument porter plainte, affirma-t-elle. J'étais venue pour entendre cette phrase, être confortée dans ma décision. Sa parole, après tous les témoignages que j'avais lus sur "les agressions par une personne ayant autorité sur la victime", me confirma que j'avais raison de vouloir le dénoncer. Que d'heures passées dans la bibliothèque à potasser tout ce qui ressemblait de près à ce que je subissais. Dans ces moments de solitude, à des années lumière de la gamine aux yeux à ras-du sol, s'excusant presque de respirer, je me sentais invincible. Au fil des lectures, ma détermination s'était fortifiée. Pas la seule dans ma situation. La loi me protégerait et ferait condamner le coupable. Persuadée qu'il serait jeté en prison. Elle ajouta que, si je prenais cette décision, elle me soutiendrait et apporterait son témoignage devant la justice. Je me levai d'un bond.
Impatiente de tout raconter à un juge.
Elle se racla la gorge. Puis, sans se tourner, elle me détailla ce qui se passerait après ma plainte. Ce serait ma parole contre la sienne. Christine, sans doute, se rallierait à la cause de son mari. Rien n'assurait que j'obtienne gain de cause. Un procès, c'est long, très long. Mon histoire sûrement déballée dans la presse. Ma mère sans doute vidée de son boulot et de son appartement. Et moi contrainte peut-être de quitter le lycée. Sa voix, mal assurée, était empreinte d’une culpabilité résignée. Au fur et à mesure de ses explications, ma détermination et l'assurance de le voir derrière les barreaux, la certitude d'en sortir lavée de toute cette boue, s'émiettaient de plus en plus. Ne suffit pas d'être victime pour avoir raison.
Je devais prouver mes accusations devant des adultes. Accepter de dévoiler son intimité à des inconnus. Etre sous le feu des questions de fonctionnaires de police et justice, sans oublier les interrogations des proches. Comment regarder Christine dans les yeux ? La réalité, pas celle que j’avais naïvement espérée, m'apparut dans sa froide complexité. Toute ma détermination s’effondra.
La sonnerie d'interclasse retentit. Sa main ramena ses cheveux en arrière. Elle pianota sur la vitre. Je n'osai pas briser le silence rythmé par brouhaha dans les couloirs. Elle m'annonça qu’il avait obtenue sa mutation dans un lycée loin d’ici. Toute la famille déménageait en septembre.
J'étais très déçue. Au fond, elle me conseillait de me taire et passer en terminale. Pourquoi avait-elle changé d'avis? Sans doute par peur que cette plainte ne brise mon avenir - brillant selon beaucoup - et me soit plus dommageable que bénéfique. Me taire pour mon bien à long terme. Sa colère étouffée sous le principe de réalité.
La fermer et réussir ?
Parler risquer de tout perdre ?
Sans lui adresser un regard, je sortis rapidement de l'infirmerie. Mon cours de latin se trouvait à l’autre bout du lycée. Je traversai lentement le parc. Mon corps pesait des tonnes. Je me faufilai à travers un trou du grillage. Première fois que je séchais. Mes pas me menèrent dans un square en centre-ville. Allongé sur la pelouse, une groupe de punks buvait de la bière. L'un de leurs molosses se dirigea vers moi. Je pris peur et m'enfuis. Des heures à marcher sous un ciel très bleu.
Rien ne me ferait changer d'avis. Je voulais qu’il paye pour ce qu’il me faisait subir. Je m'approchai du commissariat. Derrière la vitrine d'une agence immobilière, une femme pianotait sur un clavier. Comme sma mère à une centaine de km. Son boulot était lié à Christine. Un appartement à ce prix là en plein centre, ressassait-elle. Tout ça grâce à madame Christine. En parler à ma mère ?
Je voyais déjà sa tête s'enfoncer dans ses épaules. Elle agiterait son pied, sa chaussure cognant contre le pied de la chaise. Un sourire gêné aux lèvres, elle parlerait d'une voix de plus en plus inaudible. Elle me conseillerait de prendre mon temps. La chair est faible ma chérie, finirait-elle pas me dire, surtout celle des hommes. Une référence à l'un de ses cousines qui avait tout plaqué pour une de ses voisines âgée de 17 ans. Chaque famille a son exemple d’homme avec une fille dont il pourrait être le père et même le grand-père. Comme la majorité, elle serait incapable d'imaginer que François, un homme si charmant et cultivé, puisse commettre de telles choses. Jamais elle n'emploiera le terme de viol. Pourquoi la presse et beaucoup de gens préfèrent dire" abus sexuels"? Comme pour amoindrir l'acte, le rendre moins violent. Y a pas mort d'homme, soufflera-t-elle avant de changer de chaîne et rallumer une clope.
La police me croira-elle ?
Le matin de leur départ, un pion frappa à la porte. Je me doutais que c’était lui. Pourquoi y aller ? Je pouvais passer la journée à l’infirmerie. Pourtant, comme en pilotage automatique, je montai à son bureau. Comme d’habitude, sans un mot, ses mains me déplacèrent comme une poupée aux paupières closes, jusqu’à son souffle redevienne normal et que ses doigts se desserrent. Puis, après avoir vérifié mon coiffage et ma tenue, il se dirigea vers la porte. Les yeux sur le parquet, je le suivis. En règle générale, il ouvrait la porte et, d’une voix forte pour être entendu des employés à l’étage du dessous, disait : « Passe le bonjour à ta maman quand tu la verras. ». Pas cette fois. Planté au milieu de son bureau encombré de cartons, il m'adressa son sourire satisfait, le même avant de quitter ma chambre. Un sourire que je haïssais. Je baissai les yeux. Il se racla plusieurs fois la gorge. Je sentis le poids de son regard. Sois digne de la mémoire de ton père. Quitte cet établissement avec la mention « très bien ». Le verrou claqua. Comme toutes les autres fois, je me précipitai pour dégueuler dans les chiottes. La dernière fois.
Ma mère fondit en larmes quelques heures après. Christine et ses filles avaient l’air chagriné. Lui, toujours très raide dans son costume, nous salua ma mère et moi avant de grimper dans la voiture garée sur le parking du bâtiment administratif. Visiblement pressé de partir. Elles l’imitèrent. Tandis que la voiture s’éloignait, ma poitrine se gonflait, prêt à expulser l’air comprimé durant deux ans. J’écartai ma mèche de cheveux et regardai ma mère. Le voile gris ne filtrait plus la lumière du jour. La honte et la tristesse aspirées comme dans un trou noir de mon histoire. De cette famille, ne resteraient que les bons moments ensemble toutes les trois. Jamais plus je ne les revis. Ce départ était un triomphe pour moi. Lui partait et moi, intégrant l’internat pour ma dernière année, je demeurai sur les lieux. Victorieuse. Sans peur d’une porte qui se ferme. Et plus mal au ventre ?
Très vite, plus vite que ce que j'aurais cru, j'occultais tout ce qu'il m'avait fait subir. Complètement effacé de ma mémoire. Un avant et un après. Jamais ces viols ne vinrent perturber mon existence. Ni su le plan psychologique, ni dans mon corps. Aujourd’hui, amoureuse du même homme - il ne l’a jamais su- depuis 26 ans, mère de deux enfants, chirurgienne et enseignante réputée, j’ai l’impression que cette lycéenne appartient à l’histoire d’une autre. Sans l'infirmière, que se serait-il passé ? Rien ne sert de ressasser. Certains y verraient un déni total. D'autres qualifieraient ça de résilience parfaite.
Je rentre dans le bloc. Toute l’équipe est en place. Sur le lit, il est là. A ma merci. Pantin entre mes mains comme je l’étais dans ma chambre et son bureau. Objet de ma volonté. Son existence entièrement entre mes doigts. Je sens mon ventre se nouer. Trente ans années de silence ne guérissent pas. J'ai beau fanfaronner et me croire dur comme du fer. En face de lui, je redeviens la gamine complètement soumise. Bouffée par la trouille. L'odeur de son souffle n'a pas quitté ma mémoire.
La chair n'oublie rien.
D'autres patients, aux artères moins usées que les siennes, n’ont pu survivre à une telle opération. Le cœur a ses limites que la chirurgie même la plus pointue ne peut dépasser. J'opère avec mon nom de mariée. Personne, sauf si ses filles et sa femme me voyaient, pourrait établir notre proximité. Impossible donc de prouver que sa mort ait été volontaire. Ce sera sa parole contre la mienne.
L’interne de garde, très étonné de ma présence dans la salle de réveil, me jette des regards en coin. Ma journée est terminée. Pourtant je reste plantée devant le lit. Gêné, il me demande si, en plus des transmissions d’usage pour le changement d’équipe, il y a quelque chose de particulier à noter pour ce patient. Je lui réponds d’un hochement de tête négatif. Il sort de la chambre. L’opération s’est bien déroulée. Il devrait bientôt se réveiller.
Je serai la première personne qu’il verra en ouvrant les paupières. S’il ne se souvient pas, je lui rafraîchirai la mémoire. Entubé de partout, il ne pourra pas me répondre. Condamné à m’écouter et me regarder. Quand il émergera de l’anesthésie, je veux le dévisager, droit dans les yeux. Jubiler au-dessus de son corps soumis, comme le mien durant deux ans. Qu’il se retrouve à son tour impuissant. Assujetti à ma volonté. Le chasseur transformé en proie.
A quoi bon ? Cette ordure n’a pas réussi à te détruire. Ne lui laisse pas te voler ta victoire en te faisant retomber dans un passé dont tu es sortie victorieuse. Et encore plus forte. Oublie ce vieillard et retourne à ton présent. L'être que tu as construit est plus important que tout le reste. Le fantôme de l’infirmière scolaire traverse la chambre.
Cette fois, je suis bien décidée à ne pas écouter la voix de la raison. Ni celle de la culpabilité. Encore moins de me murer à nouveau dans le silence. J'ai besoin de retrouver ma douleur émiettée par le temps. Puis, telle une archéologue, je vais la désenfouir pour la ramener à la lumière. Reconstituer la part occultée de mon histoire.
Et dire l'indicible.