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Chaque solitude est une tailleuse de secondes. Son travail au quotidien. Elle œuvre parmi d’autres sur le même matériau. Des hommes, des femmes, d’autres genres, des gosses, qui s'activent dans leur chantier. Ouvrage solitaire. Pour la création d'une œuvre unique. Et éphémère. Tailler les secondes jour et nuit. Dans quel but ? Construire son histoire, instant après instant. Ne cessant la construction que pendant les périodes de sommeil. Quand les mains de la mémoire reconstruisent ce qui a été vécu avant de s’endormir. Parfois, le chantier se rouvre lors d’insomnies. Toutes ces solitudes logées à la même enseigne du temps ?
Une illusion de le croire. Même si en majorité, nous sortons d’un ventre. Et que la fin s’écrit avec des vers ou en poussières dans le vent. Certes, toutes et tous nous avons quelques points en commun ; rien de plus naturel entre semblables. Néanmoins, le temps n’est pas le même pour toutes les chairs mortelles. Lieu de naissance, ville, campagne, né et vivant dans un territoire en paix ou guerre, une enfance facile ou dure, un travail pénible ou doux, une santé solide ou fragile avec ou sans héritage… Nombre de critères entre en ligne de compte. Avec des conséquences réelles sur une existence. Le temps différent selon sa position dans le monde.
Toutefois avec aujourd’hui une différence. Désormais, huit milliards d’individus logés plus ou moins à la même enseigne. Certains toutefois contraints de fuir leur pays. Pour finir parfois au fond de la mer. Ou parqués quelques fois dans des conditions indignes sur le plan humain. Des enseignes préférables à d’autres. Comme tel ou tel passeport ou CB qui vous font voyager en première classe de l’humanité. D’indéniables différences. Mais tous logés dans le même air. De plus en plus chaud et brûlant.
Notre planète est un vieil être usé. Une usure en grande partie liée aux excès de notre espèce. Indéniable que la race humaine ne laissera pas dans son sillage que poésie et tapis de roses. Une race très douée en inhumanité. Avec du sang versé à l’unité ou en série. La mémoire de l’humanité et nos livres d’histoires en regorgent. Pas un siècle sans toutes sortes de violence. Elle continue d’ailleurs ici et là de blesser et de tuer. Mais on ne peut réduire notre espèce à une destructrice de planète et de toute sorte de vivant. Elle a créé de belles choses. Et dans tous les domaines.
Même si notre espèce est comme une vieille tubarde. Immobilisée sur son fauteur, les yeux sur la fenêtre. Avec vue sur le désastre. Le sien et celui de la planète. Elle a les veines bouchées par la pollution et le cœur sans cesse au bord de l’implosion. Jamais sûr de finir le millénaire. Des métastases du nord au sud lézardent les murs de la maison qui l’abrite depuis la nuit des temps. Le ciel qui lui sert de toit est aussi sec que les regards au ventre gonflé par le manque. Plus tout le reste qui va mal. Malgré tout ça, notre espèce affiche de temps en temps un sourire. Heureuse quand une exception vient perturber la règle. Pour offrir une belle part de notre humanité.
Comme ce tailleur d’histoires. Les siennes qu’ils montent mot après mot. Il se fait aussi ambassadeur d’histoires d’autres. Pour les promener ici ou là, d’oreilles en regard. Notamment dans les bistrots et autres lieux non estampillés culturels. Je me suis glissé discrètement dans le bar. Assis dans un coin à l’écouter. Rencontre de hasard ? Non. Ni de sérendipité. Comment cette rencontre a pu se faire ? Grâce à l’un de ses neveux qui est un ami. Par son entremise que j’ai croisé le tailleur d’histoires dans les montagnes. Une très belle rencontre. Même une cinquantaine d’années après sa mort.
Pourquoi se lever chaque matin en voyant l’état de notre espèce ? Quel intérêt à être et penser à demain sur une planète métastasée à tous les méridiens ? Des questions qui peuvent se poser. Légitime au regard de la situation contemporaine. Sûrement que l'on se posait le même genre de question durant les épidémies de choléra au moyen-age, dans les tranchées, etc. Pas d’aujourd’hui que notre espèce est très mal en point. Pourtant, chaque fois après l'abominable, l’aube est revenue. Avec dans ses bagages le printemps et l’espoir des autres saisons. Hier, avant-hier et aujourd’hui, des êtres - même très blessés - se disent que ça vaut le coup de continuer de tabler sur demain. Avec un matin meilleur. Continuer ne serait-ce que pour ce genre de rencontre.
Pourtant peu d’éléments prédisposant à nous croiser. Lui déjà mort. Et moi sur la pente descendante. Un homme vivant dans la montagne, au seuil de la Suisse. Tandis que, après une naissance et une quarantaine d'années dans le 93, j’habite au bord d’une rivière immatriculée en 31. Le lien a été créé par l’un des neveux de cet homme. Ainsi que par la littérature. Et la figure tutélaire de Nicolas Bouvier revenant de plus en plus secouer mes racines de clavier. Certains qualifieraient ça de synchronicité. Et à juste titre. Mais il y aussi un autre élément. L’indicible.
Ou la poésie. Tout ce qui échappe aux étiquettes. Le hors agenda de toute trajectoire humaine. Faux ou vrai ? Fiction ou réalité ? Laissons les contrôles à l’identité. Soudain ou lentement, une ombre traverse votre histoire. Juste de passage. Ou pour une installation durable. En l’occurrence, ce tailleur d'histoires ne restera pas à domicile. Trop d’ailes à son regard pour faire du surplace. Il a besoin de voyager d’être en être. Jamais rassasié de l’autre à découvrir. Sans doute qu'il repassera par ici. Sous un ciel d’été. Avec quelques étoiles venues s’inviter à table. Pour reprendre une conversation sans fin. Ponctuée de silence et de rires. Jamais loin du cubi. Le tailleur de contes se glissera parmi les autres invités. Que des étoiles de passage.
Ailleurs sur terre, D affiche un air mécontent. Une journée encore à me faire chier. F se tourne vers D. Pourquoi tu dis ça ? D pousse un soupir. Rien de nouveau aujourd’hui. Le même jour qu’hier et demain. F secoue la tête. Pas pour moi. D fronce les sourcils. Tu dis n’importe quoi. On est ensemble tous les jours depuis des années. Toi sur ton fauteuil roulant, moi sur le mien. Face à la même baie vitrée. C’est toujours pareil. F pointe l’index. Tu vois là-bas ? D soupire. Je ne vois que ça, tous les jours. Le même point de vue du réveil au coucher. Une pointe d'agacement dans sa voix.
F lui prend le bras. Tu vois la montagne ? D se demande si F n’est pas en train de traverser le miroir. Y a pas de montagne. Que des immeubles à perte de vue. F a un sourire en coin. Parce que tu regardes mal. Moi, je vois une montagne. Avec au sommet, mes derniers rêves. Encore accrochés aux cimes. Mes rêves au bord du ciel. Si un jour, je ne vois plus cette montagne, il sera temps pour moi de m’effacer. Fondre comme neige au soleil. D lève les yeux au plafond. Tant que mes rêves ne sont pas tous fondus, je vais continuer de vivre. Et d’habiter chaque jour. Curieuse du monde et des autres. Avant la fonte de mon histoire. D s’agite sur son fauteuil. Avec une pointe de honte dans le regard. D se penche lentement à l’ oreille de F.
« Une deuxième montagne a poussé. »