Après la mort de maman, j’avais entassé toutes ses affaires dans des cartons. Elle ne jetait rien, conservait tout un tas de babioles dont elle n’avait pas la moindre utilité. Un jour de tri dans mon grenier surchargé, je tombais sur son enregistreur qu’elle trimbalait partout. A la moindre occasion, elle se mettait à chanter et s’enregistrait, en cachette. Son plus grand rêve: être chanteuse et jouer d'un instrument de musique. Etre une artiste Jamais eu cet objet entre les mains. Elle semblait tellement y tenir. Je l’ai surprise plusieurs fois à le poser sur la table, le caresser avec un large sourire. Son animal de compagnie.
Assise sur le canapé, je l’écoutais comme je ne l’avais jamais fait de son vivant. Très étrange d’entendre sa voix après tant d’années. Je souris. Même morte, elle chantait comme une casserole. Des images remontaient à la surface.
Un soir, maman ne m’avait pas entendue rentrer ; au milieu du salon, elle massacrait « Les idées noires» en dansant, enlacée par ses bras. Je n’aimais pas du tout. la variété qu'elle écoutait en boucle Par peur de la vexer, je ne lui avais jamais dit. Pourtant elle éteignait sa chaîne dès que j'apparaissais dans son champ de vision. Rouge et inquiète de ce que je pouvais penser. Plusieurs fois, j’avais eu honte de maman, si différente des mères de mes meilleures copines. Pas du même monde. Je l'avais méprisée, la trouvant idiote. Une minette sans cervelle. Qu’est-ce que j’aurais donné pour la regarder danser devant mes yeux. Et chanter avec elle.
Première fois que je l’entendais s’exprimer avec une telle gravité. Sa voix était très lente, chaque mot pesé. Les larmes au bord de certains silences. Parfois des poussées de haine. Une part totalement inconnue d'elle avec qui j’avais vécue 17 ans. Sans cette confession audio, je serai restée sur toutes les photos de Maman, souriante, bouffant la vie à pleines dents. Garder en mémoire les meilleures images. Une femme heureuse de vivre. Quel choc de comprendre ce qui s’était passé. Son humiliation.
Pourquoi avoir laissé cet enregistrement ? Elle aurait pu le détruire pour ne pas semer la désolation derrière elle. Une bombe à retardement comme héritage. Un monologue posthume adressé à sa fille chérie. Je ne pouvais lui répondre, ni interrompre ses révélations. Impuissante. Je ne pouvais plus voir l’existence de la même manière. Mon histoire venait de se couper en deux.
Comment ne pas avoir vu ce qu’elle vivait? Je cherchais mêmes des signes rétrospectifs pouvant m’indiquer son désarroi du moment. En vain. Même dans les périodes les plus dures, elle avait le sourire et une grande énergie. Une battante. Une boule d'énergie dès le réveil. Elle ne supportait pas les êtres cherchant à saper son enthousiasme. Evitant tous ceux qui aiment enfoncer la tête des gens heureux dans la même nuit et boue qu'eux. On va pas se lamenter ma fille. La vie continue. Son mot d'ordre après un profond soupir. Mon énergie est née de son regard.
Son sourire plus fort que leurs nuits.
Chaque fois qu'il me touchait, mon ventre se durcissait d’un seul coup. On dirait du bois. Comme s’il voulait me protéger, remplacer ma volonté complètement éteinte. Soumise sous son souffle qui me donne envie de gerber. Plusieurs jours que je me sens vide, plus rien du tout. Juste un bout de viande entre ses mains de carnivores. Je ferme les yeux. Surtout pas lire sa jouissance dans son regard. Cette jouissance qu'il arrache à mon corps. En plus, il sait que je dirais oui à tout ce qu’il veut. Même ce qui me répugne de faire. Il a tous les droits sur moi. Son objet tant que c’est pas signé.
Jamais ma fille, je pensais en arriver là un jour. Deux années déjà que j’étais fragilisée. A te cacher que j’avais perdu mon boulot. Tous les jours, je faisais semblant d’y aller. Et une copine, elle pas licenciée, me prêtait son appartement. Je voulais surtout pas que tu le saches. Pas envie que tu me vois déprimée et impuissante. Pour toi, je voulais rester une mère forte. Toujours là quand tu avais besoin de moi. Une maman indestructible.
A force, toi et moi on est devenus une sorte de couple. Comme ma mère et moi. J’avais pas connu mon père, toi non plus tu as jamais rencontré le tien. Il s’était tiré quand tu avais huit mois. Comme tu le sais, il n’a pas plus jamais donné signe de vie. Banale reproduction des histoires. Sauf que, contrairement à ma mère, j’ai jamais chargé mon ex. Toute mon enfance, j’ai entendu que mon père était un lâche et un salaud. Et je l’ai cru.
Pourtant, je sais pas vraiment pourquoi, j’ai pas voulu que toi, ma fille, tu aies une mauvaise image de ton père et des hommes en général. Tu te souviens ; je t’avais même expliqué que j’étais une jeune fille dure, autoritaire, intransigeante. Malade du ménage comme ma mère. L'un de mes p'tits chéris m'avait surnommé l'exichiante. Je voulais pas que tu deviennes comme moi. Soumise et impulsive. Un peu une folle... Capable de m’écraser comme une carpette ou de péter les plombs d’un seul coup. Toujours réussi à pas craquer devant toi. Y avait que toi ma fille qui me calmait. Mes pétages de plomb m’avaient souvent joué des tours au boulot. Obligée de prendre des cachets pour calmer mes nerfs. Parlons d'autre chose.
Tu peux même pas imaginer ce que ton bac avec mention très bien à fait comme effet sur ta mère. Quelle fierté pour moi qui avait arrêté en 5 ème de transition et commencé par la usine où ta grand-mère avait été jusqu'à la retraite. Moi j’ai pas été embauché longtemps parce qu’ils ont commencé à licencier. Laissons ça, c'est du passé. Revenons à toi ma chérie. Tu vas...
En plus, tu étais passionnée de musique. Plus que passionnée, votre fille est habitée, répétait ton prof de chant au conservatoire. Qu’est-ce que j’adorais venir te voir jouer de la musique avec tes copains. Tu l’as jamais su mais je sortais de la bagnole et je me planquais pour te regarder jouer dans le p’tit studio, chez les parents de ta copine préférée. Quand vous finissiez, je retournais vite à la bagnole. Et je te voyais sortir, souvent les sourcils froncés. Ma p’tite fée, éternelle insatisfaite. Tu posais religieusement ton violoncelle à l’arrière et tu disais presque chaque fois« je me suis encore chié les morceaux. ». Et moi qui faisais la clown avec mes vannes pour effacer la tristesse et le colère sur ton visage. J’aimais pas te voir comme ça. En général, avant de rentrer la maison, j’arrivais à te tirer au moins un sourire. Moi aussi, ma fille, j’aurais tant rêvé de jouer de la musique…
Tout bascula dans ma tête quand tu m’annonças que tes deux meilleurs amis du lycée partaient trois ans dans une Ferme Ecole Musique. Il y en avait une à une cinquantaine de kms de notre ville. Une école un peu du genre parallèle où les élèves, en plus d’apprendre les métiers de la terre, se perfectionnaient en musique. De l’école primaire à l’université. Un lieu très réputé accueillant des étudiants du monde entier. Des étudiants triés sur le volet. Très peu de place. Une nouvelle pédagogie dont j’avais pas tout compris. Trop compliqué pour ma petite tête. Mais je sentais que cette école te plaisait beaucoup. Tu aurais tout donné pour suivre tes amis du lycée. J’ai eu le cœur serré quand tu as haussé les épaules et dit d'une petite voix: « C’est pas pour moi Maman. Et c’est pas parce que c’est payant. Faut connaître du monde pour… Nous, on a un carnet de maladresses.». Tu essayais de plaisanter avec ça. En rire pour pas t’effondrer. Ton sourire crispé était pire que tout.
Le lendemain, je me rendis à cette fameuse école. D’un côté, il y avait les activités agricoles. Et de l’autre, les salles de cours. On entendant de la musique. C’était un très bel endroit. Le responsable, un homme très ouvert, me reçut longuement. Très détendu, il portait une blouse taché de terre sur une chemise à carreaux. Je l’avais déjà vu à la télé. Un type simple qui se la pétait pas du tout. Aucun gramme de mépris comme des patrons que j'ai connus. Tout de suite vu que j’ai tiqué quand il m’avait annoncé la somme pour les trois ans d’études. Je ne pouvais pas assurer. Tout de suite, il m’a rassuré en m’expliquant que la direction nationale acceptait des dérogations pour les élèves aux revenus très modestes. Pas seul décisionnaire, il devait négocier avec ses supérieurs hiérarchiques. Pour lui, vu ton dossier et ton niveau, il n’y avait aucun problème. Tu avais toutes tes chances.
Folle de joie, je t’ai racontée l’entrevue en arrivant à la maison. Tu croyais que je blaguais et trouvais pas ça drôle. Mais quand je t’ai montré le dossier d'inscription, j’ai vu tes yeux se mouiller comme quand t’étais toute petite et heureuse de quelque chose. Tu avais sauté de joie. Tellement joyeuse de pouvoir intégrer cette école. On s'est même tombés dans le bras. Je sentais ton petit cœur battre contre ma poitrine. On étaient bien collés comme ça toute les deux. D’un coup, j’ai pensé : et si ça marchait pas ? Peur de t’avoir donné une fausse joie.
Ça marcherait
Très facile pour l’appâter. Un décolleté profond et une robe très courte pour le faire tomber dans le panneau. Loin d'être un homme qui s’embarrasse en préliminaires. Cash. Après le restau, il avait prévu de terminer dans un hôtel. Sauf qu’il ne savait pas que mon p’tit chéri s’était installé sur la banquette arrière de sa bagnole. Un flingue sur la tempe ça impressionne, même un faux. Nous l'avons embarqué et enfermé dans la cave de ma maison. Pour sa femme, ce fut plus dur. Toujours enfermée chez elle à écrire. Comment la faire sortir? Je me suis fait passer pour une journaliste. Elle est venue à mon rendez-vous. Et enlevée à son tour.
Seule, je n’aurais pas pu monter leur enlèvement J’en avais parlé à mes amis les plus proches, dont un qui connaissait Maman. Tous révoltés par ce qu'ils avaient entendu. Du genre militants zadistes et proches des idéaux du groupe de Tarnac, ils avaient tenu à me filer un coup de mains. Nous étions six en tout pour l’opération. Une opération nommée pompeusement " Rétablir la balance". Tous, même mon p’tit chéri, étaient déguisés ou masqués. J’étais la seule à agir à visage découvert. C’était mon histoire. Hors de question qu’ils trinquent à cause de moi.
Le couple était enfermé dans la cave de ma ferme, à l'orée d'une forêt. Ils pouvaient gueuler mais personne ne les entendrait. La première habitation se trouvait à 7 kms. En plus, nous les avions installés dans mon mini-studio insonorisé. Vraiment aucune chance d’être entendu.Isolés du monde.
Au début, ils pensèrent que nous en voulions à leur fortunbe. Tous deux étaient propriétaires de FEM: plusieurs fermes pédagogiques à travers l’Europe. Leur pédagogie, très intéressante, accordait une très grande place à la nature et à la musique. Une école que j’aurais aimé faire mais bon… Ils avaient aussi plusieurs centres de vacances fréquentés par une clientèle de luxe bio. C’était surtout lui s’en occupait de la gestion, souvent à distance. Le couple voyageait beaucoup. Surtout elle, ancienne journaliste devenue écrivain, très engagée dans des associations humanitaires. Notamment contre la déforestation en Amazonie et la défense des indiens. Ils vivaient entre la France et l’Amérique du Sud. Elle, très concentrée sur ses romans et ses engagements. Lui, à part la gestion de ses écoles, n’était passionnées que par le cul. Quasiment malade de baise, à sauter sur tout ce qui bouge. Elle le savait mais s’en foutait complètement. Et ils avaient l’air très soudés. Un couple moderne. Solidaires face à leurs ravisseurs.
Quand je leur ai dit ce que je voulais d’eux, ils ont ouvert des yeux ronds. Incrédules devant nos exigences. Ils on cru à une blague. Je voulais qu’ils changent les tarifs d'entrée de leurs écoles, les calculer selon le quotient familial et les revenus des parents des élèves. Et de ne plus limiter les places aux gosses de musiciens ou autres intermittents du spectacle. Bref, de les ouvrir à des lycéens venus d'autres horizons. Lui a tout de suite répliqué que c’était impossible. Jeune fille, c'est une jolie utopie. Mais le principe de réalité est plus fort que nous simples mortels. Un discours bien huilé, imparable. En d'autres circonstances, je me serai faite embobiner. Pas après avoir écouté Maman. Il afficha un large sourire, persuadé de nous avoir retourné. Grossière erreur. Son bagout ne me ferait pas lâcher l'affaire.
Leurs boîtes mails piratées, nous avions envoyé un message à leurs carnets d'adresses en leur nom signalant que le couple partait plusieurs semaines dans la forêt amazonienne. Elle devait rédiger un récit de ce voyage, son mari l’accompagnait. Habitués à ce genre d’escapade, leurs proches n’eurent pas l’air surpris. Pour le reste, nous avions déjà rédigé des mails expliquant la nouvelle politique de la FEM. Une mécanique parfaite.Un suicide économique. Je vais être obligé de licencier. Mettre la clef sur la porte de plusieurs écoles. Je l’avais laissé m’exposer ses arguments. En effet, ses écoles perdraient un peu d’argent. Le train de vie du couple sans doute diminué. Il nous asséna des arguments économiques auxquels je ne comprenais pas grand chose. Pour la décroissance, pas contre l'accroissement des finances au fond de ses poches. Redoutable et brillant.
Autant que mon p’tit chéri, diplômé d’une école de commerce et ayant occupé des postes importants dans des directions financières. Grâce à l'un des comptables viré de la FEM, il avait eu accès à la trésorerie des écoles et pu rédiger un nouveau plan comptable et financier qui tenait la route. Leur entreprise, gérée à l’ancienne, était entièrement leur propriété. Le couple pouvait donc décider de tout. Et changer le mode de fonctionnement
Les premiers jours, ils tentèrent de nous amadouer avant de nous menacer. La plus butée c’était elle, très près de son fric. Très remontée surtout en apprenant que le couple virerait d’importantes sommes à plusieurs associations d’alphabétisation travaillant dans des quartiers populaires. Vous n’êtes vraiment qu’une bande d’égoïstes. Des révolutionnaires de bacs à sable. Venez avec moi dans la forêt amazonienne, avec les indiens, et là vous verrez des gens qui souffrent. Pas des occidentaux nourris grassement comme vous. Des nantis de la planète qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nombril. Ma claque lui avait coupé le sifflet.
Pas pressés, nous les avions laissés mariner quelques jours. Puis un jour, je suis descendue seule à la cave. Comme d’habitude, elle m’inonda d’insultes. Sans un mot, je m’assis et pianotai sur le PC connecté aux enceintes de la table de mixage. La voix de Maman résonna dans le studio. Très vite, j’ai vu son visage à lui pâlir. Il se frottait les mains en évitant le regard de sa femme. Elle le fusilla du regard à la fin de l’enregistrement. A ce moment là, je sus que je les tenais.
Maman pas morte pour rien.
Il m’avait convoqué dans son bureau pour le dossier d’inscription. Je sentais que quelque chose clochait. Il m’expliqua que mes maigres revenus compliquaient fortement la tâche. Je faillis fondre en larmes. Déçue mais surtout révoltée, envie de tout péter. Pourquoi tes amis pouvaient s'y inscrire et pas toi, alors que tu avais le même niveau qu'eux, si ce n'était meilleur. Tu étais tellement heureuse de pouvoir étudier avec tes amis. Comment t'annoncer la mauvaise nouvelle ? Il me rassura et me dit qu’il ferait son possible. Je soupirai et croisai les doigts.
Au restau, je sus tout de suite ce qu’il voulait de moi. Bien sûr, je quittais la table en l’envoyant paître. Pas me faire sauter par ce vieux porc. Le lendemain, tu me demandais où ça en était. Et j'ai pas osé te dire que c'était foutu. Tu as appelé l'une de tes copines pour lui en parler, sûre que tu pourrais être intégrée dans cette école. Allongée dans ma chambre, je t'entendais parler. En larmes, je déchirai mon oreiller avec les dents. Si triste pour toi.
Chaque fois que je sortais de ses pattes sales, je passais des heures et des heures à me laver. Enlever toute trace d’odeur de ce gros porc. Un soi disant écolo qui pensait qu’au pognon et au cul. Sans oublier de jouer la comédie des grands hommes intègres à la télé. Moi, j’en ai connu des écolos, des vrais, pas des mecs qui font ça pour la façade. Des gens vraiment honnêtes. Je te l’ai toujours caché mais… A quoi bon te le dire maintenant ? Ridicule.
Un an avant ta naissance, j’ai fait deux mois de prison. J’avais cambriolé un appartement. A ma sortie de prison, je savais pas où aller. C’est une éduc qui m’a dirigé sur une ferme qui faisait de la réinsertion. Et là, je suis tombé sur un couple d’anciens éducs, des maraîchers bios bossant en fonction des lunes, un peu fêlés, mais vraiment très généreux. Pas des mecs complètement défoncés à l'alcool et l'herbe comme certains babas crasseux qu’on voit. Leur vin bio, très réputé, leur rapportait assez d’argent pour bien vivre. Et tendre la main à des paumées comme je l'étais. Un couple qui avait mal au monde et aux autres. Ce couple a remplacé mon putain d'absent de père et ma mère, présente, mais coincé dans sa tête. Sans eux, je retombais. Ils m’ont aidé à m’en sortir.
Le seul hic était que je détestais le travail de la terre. Encore maintenant, ça me gonfle. Jamais fait un jardin. Je préfère garder mes ongles longs et toujours peints. Pas faite pour ça, moi. Tu te souviens, on rigolait toutes les deux avec nos concours de couleurs de vernis… J’en étais où. J'ai plus jamais revu ce couple. Paraît qu'ils sont partis installer des puits en Afrique. Voila... Quand tu m’as parlé de cette ferme-école, j’ai failli te raconter cette épisode de ma vie. A quoi bon ? En tout cas, un hasard très étrange que tu rêves d’aller vivre dans une ferme.
Un beau retour pour mon couple.
A plusieurs reprises, j’avais failli les cogner. Surtout elle. Heureusement que les autres me retenaient. Je ne croyais pas qu’une telle haine et violence pouvaient cohabiter dans mon corps. Moi qui avais toujours été très pacifique, quasiment trouillarde. Sans doute une rage née de cet enregistrement. Un enregistrement que je passais en boucle. Chercher à déchiffrer le moindre silence, décortiquer chaque mot. Comme à la recherche de l’indicible. Ce que les mots ne peuvent expliquer. Notre part manquante à toutes les deux.
Assis à côté de mon p'tit chéri, il avait fini par rédiger la nouvelle charte des écoles. Plus en adéquation avec la philosophie originelle de la FEM. Au début, les messages de retours de ses employés étaient marqués par une certaine stupeur, parfois même de l’inquiétude. Deux fois, on l’obligea à appeler son adjoint direct pour prouver qu’il ne s’agissait pas d’un piratage de messagerie électronique. A ce moment là, il aurait pu tout balancer mais je le fixais droit dans les yeux. Les mêmes yeux et corps qu’une femme qu’il avait détruite. Poussé dans la tombe.
J’avais eu l’impression qu’il regrettait pour ma mère. Et pour toutes les autres femmes avec lesquelles il avait jouées. Ce type me semblait dépassé par les événements, à la barre d’un navire trop grand pour lui. Sans doute sincère sur sa pensée, son désir d’améliorer le sort de la planète. Mais la soif du gain et le désir de pouvoir sur les femmes étaient plus fort que sa réflexion. Je ne lui pardonnerai jamais la mort de maman. Sans pour autant le condamner entièrement. Personne n’est tout noir ou tout blanc. Plus compliqué que ça la vie d'un être, même le pire des fumiers. Peut-être encore trop naïve ?
Sa femme ne décolérait pas. Un vrai mur. Au début, elle nous agonisait d’insultes. Puis elle se mura dans un mutisme total. Elle ne parlait qu’à son mari. Souvent, je l’entendais gueuler. Pourquoi ai-je épousé un raté comme toi qui pense qu’avec sa queue ? Papa ne serait pas fier de savoir que j’ai mis ses idéaux et son argent entre les mains d’un homme comme toi. Tu me dégoûtes mon chéri. Des rancœurs anciennes et plus récentes se mêlaient. Elle le mettait plus bas que terre. Et lui, après avoir essayé de la calmer, se taisait. Les yeux baissés sur ses chaussures.
Quasiment chaque jour, elle se mettait au piano. Leur chambre, plus un cagibi qu’une chambre, se trouvait juste à côté du studio. Son visage s'éclairait quand elle était au piano. Une excellente musicienne avec une page Wikipedia très fournie. Avant sa carrière d’écrivain et son militantisme, elle jouait dans un orchestre philharmonique. J’avais essayé de parler un peu avec elle de musique. En vain. Elle soupirait et détournait le regard.
Tous les jours, le gros porc m’annonçait que la décision était repoussée à cause de problèmes techniques. Ses saloperies de mains qui me fouillaient partout avaient pas de problèmes techniques, elles. Je fermais les poings pour pas chialer ou l’étrangler… Le voir crever devant moi, à poil… Sa bite flasque comme... Je crois que j’aurais pu devenir une vraie tortionnaire. J’avais la haine mais je devais me la boucler, avaler et recracher en cachette... Pourquoi je te raconte toutes ces horreurs? Pas des choses à dire à sa fille, mais... J'ai besoin de parler pour... Fallait pas que je craque. Tenir jusqu’à la signature du dossier.
Un matin, tu m’avais téléphoné pour me dire que l’école avait refusé ton dossier. Tu étais en larmes. Folle de rage, j’ai filé à la ferme. Sans doute une erreur. Sa secrétaire m’avait annoncé qu’il était en déplacement à l’étranger . C’est à ce moment là que j’appris qu’il n’avait pas de gens au-dessus. Il était le seul propriétaire des écoles. La secrétaire me dit indirectement que j’étais pas la seule mère d’élèves à se plaindre. Visiblement, elle aussi était sans doute passée entre ses mains. Elle osait pas me regarder dans les yeux. Ce fumier la tenait par la fiche de paye. Moi il m'avait tenu par cette inscription. C’est en sortant du bureau que j’ai pris ma décision.
Je suis rentrée à la maison. Tu devais arrivée deux heures plus tard du conservatoire. J’ai bu un verre de vin et fumé cigarette sur cigarette. Puis, avant que tu arrives, je suis sortie. Sachant que je reviendrai plus chez nous. Tout le monde sait que cette route est dangereuse. Cette fois, le précipice serait pour moi.
Et l’assurance vie pour toi.
Si tu trouves un jour cet enregistrement... Parfois, j'ai envie que tu le découvres jamais. D'autres fois, j'ai envie que tu saches. Mais je suis persuadée que tu le trouveras pas, bien planqué parmi mes chansons. Je sais bien que t'aimais pas ce que je chantais. Ma voix devait te casser les oreilles. Pas un de tes grandes chanteuses de Jazz. Jamais aimé ça le Jazz. Bon... Si tu le trouves, je sais que tu m’en voudras. T’en parler avant ? Impossible. En plus de me trouver nulle, je me sentais souillée. Ma dignité au fond de la cuvette. J’avais tout perdu. Plus de beauté en moi à t’offrir. Juste cette assurance vie. Tu as été ma seule joie. Je t'aime.
Chante ma fille, chante...
Quatre semaines après l'enlèvement, nous les avons déposés à la gare. Le plan avait parfaitement fonctionné. Toute la presse saluait le geste très généreux du couple ouvrant donc ses écoles à d’autres catégories de la société. Leur compte bancaire allait sans doute baisser. Malgré cette baisse, je ne me faisais pas de bile pour eux ;ils avaient de quoi vivre largement jusqu’à la fin de leurs jours. Et leur progéniture aussi.
Me balanceraient-ils ou pas ? J’étais persuadée qu’ils tairaient cet épisode de leur existence. Episode peu glorieux. J'avais senti poindre en eux une espèce de honte. Surtout chez elle qui se rendit compte qu’elle avait complètement occulté les agissements de son mari. Toujours étouffée les plaintes à cous de chèques. Certains gentils font les meilleurs salauds. Mon p'tit chéri ne croyait pas du tout à leur prise de conscience. Je reste une irréductible optimiste.
Entre temps, mon p'tit chéri m'avait quitté. A cause de mon autoritarisme et maniaquerie ? Durant presque un an, je suis restée seule, la plupart du temps dans le studio. Recluse volontaire dans cette maison que j’avais pu acheter grâce au fric de l’assurance vie. Rarement ressenti un tel besoin de composer. J’ai écrit 12 chansons. Un pianiste, un batteur et un guitariste,sont venus enregistrer avec moi. L’album s’intitule « Mon carnet de maladresses ».
Maman, continue de danser.