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Billet de blog 5 juillet 2018

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Coup d'envoi du match

La seule chose que je souhaite désormais est la victoire de notre équipe. Rien d’autre ne m’intéresse. Me foutant que le jeu soit beau ou complètement nul. Seul le résultat m’importe. La pression encore plus forte en Coupe du monde. Pourvu que notre pays passe en demi-finale. Je croise les doigts jusqu'à avoir mal. Faut surtout qu'ils la décrochent cette étoile.

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Illustration 1
Les footballeurs © Nicolas de Staël

Croisement de doigts. Je les croise fort. Très fort. Jusqu'à avoir mal. Comme à chaque fois que notre équipe nationale s'apprête à jouer. Bien sûr beaucoup plus tendue quand il s’agit d’une Coupe du monde. L’enjeu est bien plus important. En l’occurrence ce quart de finale. La quatrième que nous suivons ensemble avec mon mari. Toujours entourés de nombreux invités à la maison. Une affluence en partie liée à la largeur de notre salon. Et de notre écran de télé. Certains de nos convives n’osant sans doute pas refuser l’invitation de notables de la ville. Le ciel nous fait en plus crédit. La télé est installée dans le jardin, au bord de la piscine. Dix sept personnes sont attablées. C’est mon mari qui a assuré le repas et toute l’intendance. Aidé de deux de ses vieux amis. La table était prête à mon arrivée. Juste à mettre mes pieds dessous en rentrant du boulot. Et vibrer aux couleurs du maillot national.

         Le coup d’envoi vient d’être sifflé. Nous voilà embarqués pour quatre vingt dix minutes de suspens. Tous les regards aussitôt aspirés par l’écran. Cinq femmes parmi une majorité d’hommes. Ça me change des premières fois où j’étais l’unique supportrice de la soirée. Parfois, je pose un regard sur l’une ou l’autre. Venues uniquement pour faire plaisir à leur moitié ? Prises par la poussée de ferveur nationale ? Pour ne pas rester seule à la maison? Elles décrochent très vite et s’éloignent de la table pour bavarder ou textoter. Tendant l’oreille ou se rapprochant aux hurlements de joie ou de colère. Nous sommes deux sur cinq à être réellement concentrées sur le match. Une concentration liée aux mêmes raisons ? Connaisseuse ou spectatrice lambda ? Je n’en sais rien car c'est notre première rencontre. Peu loquace la nouvelle arrivante dans nos «soirées foot». Contrairement à sa pipelette de compagnon.

        Mon mari saute de son siège. «Superbe tir ! » Il se met à danser en claquant des doigts. Le même rituel qu’à notre première rencontre ? Ce jour là, mon futur époux avait ouvert des yeux ronds en m’entendant. Aussi ronds que le ballon aimantant tout un bar bondé. Lui était venu en bande avec ses copains de l’école de commerce. Et moi en avec un couple d’amis. Nous étions attablés à côté d’eux. «Je collectionne les Panini depuis l’âge de cinq ans.». Il avait tourné la tête vers moi. Très étonné. « Je ne pouvais imaginer qu’une nana comme toi, si BCBG, puisse être aussi balèze en foot.». Nettement plus érudite que lui en matière footballistique. Une érudition générant d’ailleurs une jalousie inextinguible de sa part. Notamment devant ses «amis mâles» qui préféraient refaire les matches avec moi. J’étais imbattable sur le sujet. Guère étonnant en étant élevée parmi une fratrie de quatre footballers. Avec un Papa entraîneur de l’équipe locale. Et, cerise sur la pelouse, pas plus grande gueularde de banc de touche que Maman. Parfois à me foutre la honte. Elle continue de hurler, seule dans son salon. L’urne des cendres de Papa au milieu de ses coupes.

     « Ce n’est pas un sport de fille. Tu feras de la danse et du piano.». Maman en avait longtemps voulu à ses parents. La poussière comme seule partition sur le piano. Et sa tenue de danse étouffée depuis longtemps dans un cartons. Beau tacle filial en se mariant avec Papa. Avec comme prime un tour du monde des stades mythiques en guise de voyage de noces. Les joueurs la craignaient plus que Papa. Certains matchs dominicaux continuaient autour du dîner. Le seul dimanche où l'émission "Le Masque et la Plume" passait à l’as. J’étais tombée dans le bain du foot à la naissance. Hors de question de ne pas taquiner à mon tour le ballon rond. Poussée surtout par Maman projetant toutes ses frustrations sur sa future capitaine d’équipe nationale. Elle se voyait déjà en coach à gérer ma carrière toute tracée de joueuse professionnelle. Son rêve se brisa au bout de quelques matches. Fort déçue de sa fille très mauvaise sur le terrain. J’ai raccroché  les crampons. Mais gardé ma passion du foot.

      Même si mon grand engouement a changé au fil du temps. De moins en moins accro. Un changement qui a débuté un soir d’été… Ne regardant désormais que les rencontres très importantes. Mais plus aussi présente devant les diffusions. Souvent même les yeux dans le vague. Comme aujourd’hui où j’ai l’impression de me retrouver au milieu d’inconnus. À me demander ce que je fous là. Déconnectée du moment vécu ensemble. De temps en temps, je jette un coup d’œil en coin à mon mari. Lui aussi a changé. Plus le jeune homme souriant, rencontré au pub un jour de finale de Ligue des Champions. Qu’est-ce qu’on avait ri ! J’ai rarement rencontré un homme aussi bourré d’humour. Aujourd’hui que bourré. Comme la plupart de ses invités ayant pris de une large avance éthylique sur le coup de sifflet. Je ne bois plus du tout les jours de match. Pourtant toujours prête à lever le coude. Et incendier les arbitres ou les joueurs. Aux antipodes de la femme affalée en ce moment dans son siège. Les épaules basses. Mutique. Très inquiète du score.

     La seule chose que je souhaite désormais est la victoire de notre équipe. Seul le score final m’intéresse. Me foutant que le jeu soit beau ou complètement nul. Obnubilée par le résultat. Je suis encore plus sous pression en coupe du monde. Pourvu que notre pays passe en demi-finale. Dénuée du plaisir que j’avais à regarder un match. Si heureuse devant de belles actions et buts d’anthologie. Avec bien sûr la dose de mauvaise foi, voire chauvinisme, quand l’équipe nationale ou de cœur, mouillait le maillot. Une espèce d’exaltation, proche parfois du fanatisme, que je n’ai retrouvé plus tard que dans le militantisme. Mêmes œillères et part de dévotion à sa cause chez les supporters et les militants ? Une question ayant fâché mes collègues syndiqués. La ferveur footballistique a donc peu a peu disparu de mon histoire personnelle. Remplacée sans doute par mon engagement syndical. Ma nouvelle famille. J’ai toujours eu besoin d’être dans un groupe pour me rassurer. Un point en commun avec le foot: les rendez-vous des dimanches matins. Nul besoin de chausser des crampons pour battre le pavé dominical. Et finir pieds nus sur le canapé à écouter religieusement "Le Masque et la Plume". Loin des pelouses de l’enfance.

     Je blêmis. L’équipe adverse vient d’égaliser. Un beau retourné acrobatique en pleine lucarne. Le goal n’a rien pu faire. Un silence lourd règne autour de la table. Personne n’ose prononcer le moindre mot. Je fixe mon mari. Il secoue la tête et se ressers un verre de rosé. Le visage grimaçant. Encore douze minutes dans le temps réglementaire. « Un match n’est perdu qu’après le dernier coup de sifflet. Une seule seconde peut changer le visage d’une rencontre. ». Papa ne cessait de répéter cette phrase à ses joueurs. Ce qui ne l’empêchait pas de se bouffer les ongles dès le début des matches. « Quel culte mêle toutes les couleurs de peau, toutes les religions, les athées, toutes les classes sociales, dans la même enceinte ? Et tous tenus en haleine par le même spectacle. C’est dans un stade. Seuls les sports populaires ont réussi une telle communion mondiale. » Papa croyait au foot comme d’autres croient en Dieu ou au matin du grand soir. Un doux rêveur que Maman ramenait toujours à la réalité d’un « C’est juste un interlude dans la connerie humaine.». Je suis plutôt d’accord avec elle. Héritière de la lucidité mortifère de Maman ? En pointillés. Ce qui ne m’empêche pas de militer pour un monde meilleur. Ou moins pire.

      «Putain ! Incroyable de rater une passe comme ça !» La voix de mon mari claque dans le silence. Suivie de celle de l’autre supportrice qui braille à son tour. Elle s’est levée aussi et parle avec force gestes. On a l’impression qu’elle veut plonger dans l’écran. Première fois qu’elle sort de ses gonds. Plus vivante qu’elle n’en donne l’air. Ils ont raison de s’inquiéter. Et même d’être en colère contre de telles erreurs en Coupe du monde. Maman doit gueuler comme une damnée dans son salon. Combien de temps additionnel ? Six ou sept minutes. Se réveilleront ils pour marquer une deuxième fois. Ou au moins éviter de s’en prendre un autre. Une balle au fond des filets adverses ou les tirs au but. Plus que ça qui peut nous sauver et... Je pousse un soupir. Plus que ça qui peut me sauver.

     Quand la télé sera éteinte et la table déserte. Lorsque que chacun aura rejoint ses pénates. Et moi restant seule avec lui. D’abord ses regards. De plus en plus sombres. Puis ses critiques sur certains invités, ceux qu’il a dans le nez. Parlant de plus en plus fort tandis que je me fais la plus invisible possible, me concentrant sur le remplissage du lave vaisselle ou à une autre tâche. Surtout ne pas l’écouter. Encore moins croiser son regard cherchant le mien. Puis ses reproches commencent à se diriger sur moi. Décortiquant mes propos et attitudes de la soirée. Me reprochant de ne pas avoir dit ce qui fallait dire et rien fait comme il aurait fallu. Rien de mes propos ou de mes actes ne trouvant grâce à ses yeux. En général les insultes ne sont jamais très loin. Je m’éclipse à ce moment là et me réfugie sous la couette. En espérant que les gosses n’aient rien entendu. Et que sa colère, noyée dans des derniers verres face à l’écran noir, finisse par retomber. Je ne dors pas. Les oreilles aux aguets. Ses pas lourds finissent par résonner dans le couloir. Heureuse quand ma nuit est uniquement dérangée par ses ronflements. À son réveil, il a tout oublié. Son visage redevenu serein. Il repart en m’embrassant sur les lèvres comme si rien ne s’était passé. Parfois même lâche une plaisanterie avant de sortir. Et laisser derrière la porte une femme encore plus usée de l’intérieur. Me sentant nulle. Une merde sur deux pattes.

      «Pourquoi t'as tous ces bleus Maman? ». Ce matin où mon petit dernier était rentré en trombe dans la salle de bains. J'avais aussitôt enfilé mon peignoir et grimacé un sourire. «C’est rien mon p’tit chéri. J’ai glissé en vélo. Rien de grave. » Il m’avait fouillé du regard. J’avais détourné mes yeux embués de larmes. Puis il avait essayé d’échapper au coup de peigne. En vain. Sans doute pour eux trois que je reste. Et pour notre histoire de famille. Ne pas balancer tous nos bons moments à la poubelle… Une histoire que je ne me résigne pas à abandonner. En me disant que ça finira par s’arrêter. Qu’un jour il acceptera de se reconnaître malade, trouvera les raisons de sa colère enfouie et se soignera. Pour redevenir celui que j’ai rencontré. Mon meilleur fournisseur en rires. Pourquoi continuer d'y croire ?

     Peut-être parce qu’il ne m’a cogné dessus que les jours de défaite de notre équipe. Les autres fois, ils se contentent de gueuler et calmer ses poussées de haine sur un jeu vidéo. Un ado de 42 ans. Pourquoi sa violence physique ne s’exerce que lorsque notre équipe perd ? Comme s’il s’agissait d’un autre homme. En transe à chaque rencontre. « Cesse de lui pardonner à chaque fois. Tu ne vois pas qu'il te manipule en se servant des gosses. Prends tes trois gosses sous le bras et tire toi. Ce mec est complètement barge. C'est un pervers violent qui veut te détruire le physique et le mental.». S, ma meilleure amie, la seule à être au courant de mon enfer, me pousse à le quitter. Prête à m’aider. Je sais qu’elle a raison sur le fond. Je suis d’accord avec toi. Cette fois c’est sûr je le plaque. Faut que je sauve ma peau et celles des enfants. Ma décision fondait peu après le départ de S. Tenue en laisse par un espoir naïf. Une folie dont je ne sais comment sortir. Engluée dans une toile de culpabilité. Incapable de bouger. Laisser encore une dernière chance à notre famille.

     Une pluie de coups ce soir ? La question que je me pose à tous les match de notre équipe, depuis les sélections pour le Mondial. La tension a augmenté d’un cran depuis le début de la compétition. Pour l’instant tout va bien. Même si les qualifications se font à l’arrache. Il se couche chaque fois ivre mort mais satisfait de la qualification. Je jette un rapide coup d’œil sur lui. Il fronce les sourcils. Son visage tel un mur. Et derrière ce mur tous ses démons prêts à surgir et s’abattre sur moi. Quatre minutes pour égaliser. Tout le monde est tendu à table. Plus un mot sous le ciel étoilé. Le temps semble se durcir dans l’air encore très chaud. Impossible de me concentrer sur les dernières actions. Je lève les yeux. L’une de ces étoiles se décrochera-t-elle pour se poser sur le maillot national ? Je ferme les paupières et pousse un profond soupir. Le silence très lourd est ponctué des commentaires télévisés. Nos respirations assujetties à la montre de l'arbitre . Me lâchez pas maintenant les mecs ! Qualifiez-vous pour la demi-finale. Gagnez pour moi. Ma prière murmurée à voix basse.

     Je croise les doigts.

NB: Une fiction inspirée de cet article et d'une campagne de prévention anglaise contre la violence faite aux femmes. Selon une étude, elle  augmenterait en Angleterre pendant la coupe du Monde. Surtout en cas de défaite de l'équipe nationale. Sans doute pas uniquement un problème lié à l'Angleterre. Une violence qu’on ne doit pas occulter. Même celles et ceux qui -comme moi- apprécient le ballon rond. Fort heureusement pas que des hommes violents amateurs de foot.

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