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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 5 septembre 2019

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Pas vue, pas de vie

« Elle a tout pour elle. Son corps et sa tête. Elle a su réussir. Quelle belle vie elle a. Tous ces gens qu'elles voient. Et qui la voient. Moi sur ma page Facebook j'ai que 47 amis.La plupart c'est la famille et collègues de boulot. Pareil pour mon twitter et Instagram. Tu imagines en plus toutes ces belles maisons et pays où elle va. Sa vie à elle c'est ce que j’aurais .. Passe-moi le cendrier.»

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

          Maman rate jamais une émission sur l'autre. Faut se taire sur le canapé. « Elle a tout pour elle. Son corps et sa tête. Elle a su réussir. Quelle belle vie elle a. Tous ces gens qu'elles voient. Et qui la voient. Moi sur ma page Facebook j'ai que 47 amis. La plupart c'est la famille et collègues de boulot. Pareil pour mon twitter et Instagram. Tu imagines en plus toutes ces belles maisons et pays où elle va. Sa vie c’'est celle que j’aurais aimé... Passe-moi le cendrier. ». Ses yeux brillaient. Chaque fois la même lumière quand elle la voyait. Puis elle me regardait. Et là, de la tristesse. Comme si elle se voyait à mon âge. La gosse d'avant qu'elle avait été, pleine de rêves. Et qu'elle mettait son histoire en accéléré sur la zappette jusqu'à ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Une femme qui pense en boucle à qu'à ce qu'elle a pas fait. On dirait que rien est plus important. Même sa famille passe après. Comme si rien pouvait la consoler de sa vie.

      Une vie pas rêvée avec un homme qui l'a jamais fait rêver. C'est elle qui me l'a dit une fois. Papa avait pris cher ce jour là. C'est vrai qu'il est pas top. Pas le genre de mec à faire des surprises à sa femme. Plutôt près de ses sous et super casanier. Même si je vois bien qu'il fait tout pour lui plaire. Mais il sera jamais « quelqu'un de la télé ». Pour Maman y a que ça qui compte. Elle a fini par m'inoculer son virus. « Aide à la personne. Moi, mes copines de notre petit bled paumé, et toi maintenant, on voulait faire ça. C'était juste un autre nom à l'époque. Aider la personne pour oublier que personne pense à nous. Pour finir par torcher le cul des vieux et finir comme moi. Aider les autres, on était bon qu'à ça. Et pas s'occuper de sa personne. ». Deuxième fois que je l'ai vu chialer. La première c'était à la mort de Papy. C'est ce soir là que j'ai pris ma décision. Jamais comme Maman et ses copines. En plus elle serait fière de moi. Avec le même regard sur sa fille qu'elle pose sur l'autre. Celle de la télé qui a réussi.

     Je sais tout d'elle. Suffit de taper son nom sur Google et tu as toute sa vie. Elle cache rien. Son histoire aussi décolletée que sa robe. Sûr que j'ai pas tout ce qu'elle a. Mais je suis pas mal roulée. Et suffit de mater des tuto pour être plus sexy. Ce que j'ai fait. Des cours en accéléré. Séchant le lycée pour rentrer à la maison et bosser devant mon miroir. En quelques semaines, j'étais plus la même. Ça se voyait dans le regard des mecs. Plus la lycéenne le nez toujours sur ses chaussures ou planqué derrière ses cheveux. Maman a tout de suite bien aimé. Elle m'a aidé à mettre mes formes en valeur. Faut dire qu'elle s'y connaît. Notre salle de bains pourrait servir à une maquilleuse de télé. " J'aime pas te voir avec ces trucs de pute !''. Papa a détesté. " L'écoute pas. Il sait pas ce qui est beau. Et en plus il est encore à une autre époque. Fonce, ma fille.". Maman m'avait protégée. Grâce à elle j'allais rentrer dans l'écran. Face à notre canapé. Avec les yeux de Maman sur moi. Et même Papa finirait pas être fier de moi. Surtout au boulot. J'ai vu ta fille à la télé. ! Plus classe quand même que d'être vue à la caisse de carrefour. En tout cas pour la plupart des gens de notre entourage.

       Comment faire ? Pas facile. Surtout quand tu connais personne. Dans ton lotissement qui ressemble à tous les autres. « Nos maisons sont comme nous. Toutes pareilles. On pourrait changer de toit et de vie que ça changerait rien. Tous sur la même photocopieuse jusqu'à la tombe. Personne nous voit et on voit toujours les mêmes têtes.T'appelles ça une vie, toi. ». Maman a toujours détesté notre lotissement. Contrairement à Papa qui s'y est beaucoup investi. Toujours prêt à rendre service. Nos voisins l'adorent. Pas Maman qui est vue comme une chieuse jamais contente. Papa voyait bien qu'elle s'y ennuyait. Jamais aux fêtes de voisins, ni dans les assos. .Il faisait tout pour changer des trucs pour faire plaisir à Maman. Lui donner l'impression de changer de maison. Elle s'en foutait. Pas une piscine ou un agrandissement du garage qui pouvait la guérir. La maladie des rêves restés des rêves c'est inguérissable. Même avec les cachets et les arrêts de travail à répétition. Comme Papa, je voulais lui faire plaisir. Mettre de la lumière dans ses yeux. Plus forte que les paillettes qu'elle colle sur ses joues comme les traces d'une fête solitaire. La secouer pour la sortir du « si j'avais ». Papa bricolait sans cesse pour elle. Et moi j'allais devenir l'autre. Celle qui la faisait rêver. Pour qu'elle me regarde comme elle. Avec de l'admiration. Le même regard que sur l'autre. La préférée de Maman.

       Avec le Net c'est finalement rapide. J'avais toutes les adresses pour contacter les gens de la télé. Même sa boîte de prod à elle. J'ai envoyé plein de messages avec des photos de moi. Pas une seule réponse. Sauf je suis absent de telle à telle date. Rien. Je serai jamais l'autre. Rester toujours la même dans les yeux de Maman. Une fille transparente. Son mari transparent. Un lotissement comme un aquarium avec des poissons clones tous dans la même eau. Toujours la même eau sans horizon. J'ai failli laisser tomber. Aide à la personne c'est pas si mal. Et en plus c'est vraiment ce que j'ai eu envie de faire. Depuis la primaire. Même si je sais que ça vaut pas grand chose pour Maman. Mais aussi pour la majorité de mes copines. Elles sont un peu comme Maman. Et les garçons comme Papa. Ils rêvent de voiture et devenir footeux. La cheville pétée de Papa à 12 ans a tout de suite mis les choses au clair. Restaient plus que les Merco, Porsche et d'autres voitures de sport dont je connais pas les noms. Mais fallait choisir entre le frigo ou les chevaux sous le capot. En plus je venais de débarquer. Il est devenu meccano dans un grand garage. Réparer et faire un tour avec des bagnoles de luxe lui suffit. Son petit rêve en pointillés. Papa est heureux. En tout cas il en a l'air. Même si je supporte pas ses sifflotements du main au soir.

       Qu'est-ce que je veux faire plus tard ? Travailler dans un boulot où on aide les personnes. Comme une autre qui elle passe pas à la télé. « Faut pas me plaindre. C'est moi qui ai choisi. Je fais le plus beau métier du monde. Faire du bien me fait aussi du bien. Je vais pas me priver et en plus je suis payée. ». C'était l'infirmière qui s'était occupée de Papy. « Une fille formidable. Simple et souriante. Mais faut pas lui marcher sur les pieds. Elle sait aussi gueuler. La douleur et la vieillesse ça rend rarement plus intelligents et souriants. Plutôt le contraire. Elle et les autres pourtant toujours sur le pont. Rarement ces femmes qui ont la légion d'honneur. ». Combien a-t-elle d'amis sur sa page Facebook ? Quand elle venait lui faire ses soins, Papy arrêtait pas de regarder l'infirmière. C'est juste parce qu'elle a un beau cul, avait dit un de mes cousins. Je crois pas. Peut-être que je me plante. Moi en tout cas j'ai vu que le regard d'admiration de Papy. En plus c'est elle qui l'a vu en dernier.

       Son message était très sympa. Le seul à avoir voulu me répondre. Il avait une petit boîte de prod. Je l'ai tout de suite googlisé et j'ai été déçue. Très peu d'amis sur sa page FB et encore moins sur son compte Twitter. Il m'a expliqué qu'il débutait. Puis on a tchatté. «Vous savez: c'est un métier dur, très dur. Il exige beaucoup de volonté et surtout de sacrifices. Même de souffrir avant d'y arriver. Vous êtes vraiment motivée ? ». Pour qui il se prenait ? Bien sûr que j' étais ultra motivée. Plus que ça même. On a parlé longtemps par le Web avant qu'il me file rencard. « Tu es en effet très motivée. Mais est-ce vraiment le bon choix ? Important que tu te trompes pas de voie. ». Il m'a dit de réfléchir et de retourner le voir si j'étais OK. Et ça a commencé à trotter dans ma tête. Pas sûr d'avoir une autre occase.

        En parler à Maman ? j'ai essayé mais elle m'a comme d'hab entendue mais pas écoutée. Mes mots sont moins importants que ceux de l'autre à la télé. Même ses conneries étaient de l'or pour Maman. L'autre m’intéressait pas. Pourtant j'ai tout fait pour lui ressembler. Même fringues, même manière de marcher... Pour la plus grande joie de Maman. Elle me regardait plus tout à fait comme avant. Moins transparente. « C'est des conneries tout ça. Arrête de gober les trucs de ta mère à la télé. Passe ton bac pro et trouve toi un boulot. Star c'est pas un métier. Juste un piège avec plein de trucs bien sucrés comme pour les guêpes. ». Papa m'a allumée quand je lui en ai parlé. La sœur aînée de Maman et Mamie m'ont dit exactement la même chose. Elles pensent que c'est mieux l'aide à la personne. Moi aussi mais... Si je me plantais. Et qu'à l'âge de Maman je sois pareil qu'elle. Dans un piège sans sucre et à regrets. Papa m'a inscrit dans un lycée privée. En internat.

        Une semaine. Pas plus. J'ai craqué. Papa et Maman me maquaient. Mes copines aussi. Une ambiance pourrie. J'y vais plus depuis trois mois. Papa et Maman l'ont appris. Je leur ai dit que j'avais trouvé un boulot de serveuse. «Tu commences dès demain. Tout est prêt pour ton accueil. Elle aussi elle a commencé comme ça. Tu as vu où elle en est maintenant. Mais on a rien sans rien. Je sens en toi une grande volonté de réussir. T'es une battante. Un jour, ta Maman te verra à la télé. J'en suis persuadé. Faut que tu crois en toi. Et puis c'est pas si sorcier que ça à faire. Y a pire sur la planète. Quand même mieux que caissière ou femme de ménage. ». J'ai pas grand chose à faire. Il organise tout. La plupart du temps dans des chambres d'hôtel. Parfois chez les clients. Dans de grandes maisons bien planquées dans des parcs. Souvent avec d'autres gens et des filles comme moi. «Faut surtout pas leur dire que tu es mineure sinon ils refuseront. Oublie pas que ces gens là peuvent t'aider. C'est pas n'importe qui. Ils ont un carnet d'adresses à rallonges. Plein d'autres rêveraient d'être à ta place. ». J'ai ouvert la fenêtre de la chambre pour fumer.

      Mon client arrive dans une demi-heure. Je fermerai les yeux comme à chaque fois. L'autre aussi a dû se détester, comme moi. Se demandant ce qu'elle foutait entre les mains de ces mecs. Est-ce qu'elle se douchait autant que moi après ? Même avec les plus propres. Pas tous des gros porcs. Certains mêmes doux et gênés. Regardant partout autour d'eux comme par peur d'être vu par leur femme, leurs enfants, leur mère... Mais tous pareil: aucun homme choisi par moi. « C'est un peu de l'aide à la personne .». Je l'aurais bien giflé ce con. Pourquoi lui avoir tout raconté ? Je l'ai pris pour une espèce de deuxième père. Il m'a bien endormi la tête. Pour me coller dans un autre genre d'aquarium. Toutes les filles pareilles que moi à essayer de pas se noyer. Dans la télé c'est aussi un aquarium. Avec autant de cons qu'au lotissement, au lycée, ou ailleurs. Je sais de quoi je parle de parle depuis que je les côtoie de très près. Sauf qu'y a plus de lumière qu'ailleurs dans leur aquarium. Même les cons et les connes qui sont dedans y brillent et font rêver des millions de gens. Des naïfs comme Maman qui croient tout ce qui brille. Dire que… Faut pas me mentir: je suis devenue pute pour faire rêver Maman. Nettoyer le cul des vieux m'aurait sûrement moins sali le cœur. Je le sais. Pourquoi continuer alors de vendre mon corps ?

        Une question qui arrête pas de tourner son mon crâne. Je suis pas enfermée. Suffit que je prenne un taxi et un train pour me casser de cette ville. Rentrer et décevoir Papa qui a payé une école pour rien ? J'aurais du mal à le regarder dans les yeux. Revenir et voir Maman éteinte sur le canapé ? Non. Je préfère continuer. Quitte à plus revenir à la maison. Au risque de finir par être une ombre. Comme les plus âgée des filles que je croise. On dirait des robots à sexe. Elles se posent plus du tout de questions. Parfois ça me fout la trouille. Pour ça que j'évite d'y penser. Je vais continuer encore un peu, jusqu'à... On sait jamais ce qui peut arriver. Moi aussi peut-être que comme l'autre... En attendant, je suis juste une machine à faire jouir ces messieurs. Tout ça pour devenir peut-être un jour l'autre. Celle que Maman et tous ses followers admirent. Rêvant d'être à sa place. Une femme millions de vues.

       Changer d’aquarium.

NB: Cette fiction est inspirée d'un extrait d'émission sur la prostitution des ados entendu ce matin sur France Inter. L'intégrale sera diffusé dans l'émission « Interception » le dimanche 8 septembre.

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