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Certes aucun risque d’encombrement. Même aux heures de grandes circulations sous le crâne. Il y a beaucoup d’autres avantages à n’avoir que deux pensées. Comme notamment a facilité pour faire le tri. Que deux bacs. Contrairement aux cerveaux à pensées multiples. Ça va où ? Ici ? Non, là. Peut-être ici. Chaque fois à devoir s’interroger. Voire même douter. Jamais sûr de ce qu’on a pensé l’instant d’avant. Sans parler de la veille et des jours précédents. Toujours à se poser moult questions. Pour en plus parfois abdiquer et avouer ne pas avoir de réponse. Nettement plus simple de ne circuler qu’avec un duo de pensées. Lesquelles ? Pour ou contre.
En effet sûr de jamais se tromper. Puisque tout est bien divisé. Avec des frontières distinctes séparant ces deux pensées. Comme la séparation s’établit ? D’un côté, soi et celles et ceux qui pensent pareil. Autrement dit du même bord. Et avec un angle de vue semblable. Comment reconnaît-on les gens de son bord de pensée ? C’est relativement simple. Ils (l’inclusive entre les lignes) lisent les mêmes livres-journaux que soi, ils écoutent les mêmes radios que soi, ils regardent les mêmes télés que soi, ils ont les mêmes idoles ou guides de pensée que soi, ils rient au même humour... La liste des points communs n’est pas exhaustive. Gênant cette endogamie de pensée ? Pourquoi le serait-elle ? Qui se ressemble s’assemble, comme dit l’adage. D’autres évoqueraient les affinités électives. Rien de plus naturel. Un réflexe vieux comme l'humanité.
Comment reconnaît-on les gens de l’autre bord de pensée ? Relativement simple aussi. Ils ne lisent pas les mêmes livres-journaux que nous, ils n’écoutent pas les mêmes radios que nous, ils ne regardent pas les mêmes télés que nous, ils n’ont pas les mêmes idoles ou guides de pensée que nous, ils ne rient pas au même humour que nous... La liste des points de divergences n’est pas non plus exhaustive. Néanmoins, il y a un dénominateur commun entre les deux bords. Une forme de liberté. Nul besoin de se creuser la tête. Tout est comme sur des roulettes. D’un côté ou de l’autre.
Quelle chance, soupire la tête à plusieurs pensées. Elle, c’est tout le contraire. Rien n’est jamais aussi simple. Pourtant, parfois, elle en rêverait de ce mode fonctionnement. Pouvoir être pour ou contre. Ne l’est-elle jamais ? Si. Elle peut pencher d’un côté ou de l’autre. Avoir plusieurs pensées n’empêche pas les convictions et les engagements. Voire même de militer pour telle ou telle cause. Mais cette tête-là, c’est plus fort qu’elle ; toujours à se prendre la tête. C’est sa façon d’avancer. Le pour et le contre ne la satisfont jamais assez. Ni ses proches, pourtant pensant dans le même sens qu’elle. Comme d’autres têtes du même genre, elle a toujours besoin d’aller sentir la pensée de l’ailleurs. Écouter les voix d’autres guides de pensée que celle de ses sources habituelles d’information. Besoin de se confronter à d’autres points de vue que le sien. En bref : une tête chieuse.
Et souvent fatiguée de visiter d’autres univers que les siens et ceux de sa famille de pensée. Mais pour rien au monde, elle ne changerait son fonctionnement. D’où lui vient cette façon d’être ? Des propos d’un de ses guides de pensée. Quand elle n’était encore qu’une tête de collège. Tout a débuté avec une prof d’histoire qui évoquait l’esprit critique. Dans le cadre d’un cours sur les informations en circulation : des médias ou de ses proches. Je vous conseille de toujours prendre du recul, faire le tour de l’info pour voir d’où elle vient et si elle ne cache pas quelque chose. Ma mère appelle ça du complotisme. La prof avait esquissé un sourire. Elle semblait chercher ses mots.
La classe était suspendue à sa réponse. Votre mère n’a pas tort. Le complotisme existe. Et il fait de gros dégâts. Notamment chez les plus fragilisés. Mais les complots existent aussi. Et souvent, ils ne sont dévoilés que longtemps après. Nous en étudierons certains cette année dans notre programme. Voilà pourquoi l’esprit critique est très complexe. Prendre du recul sans tomber dans le complotisme. Un exercice difficile mais nécessaire pour son libre-arbitre. Et penser le plus possible par soi. À la fin du cours, elle avait haussé les épaules. Vous aurez une chose à faire après ce cours. Silence dans la classe. Quoi, m’dame ? Elle avait effacé toutes ses notes sur le tableau. Avant de promener son regard sur la classe. Ce que vous devez faire ? Remettre en cause ce que je viens de vous dire. Comment ? En allant vous renseigner ailleurs. Quitte à revenir me dire que vous êtes d'accord ou non avec moi. Mais avec des arguments. Première leçon d’esprit critique de la tête. Et jamais elle n'a oublié son enseignante.
Depuis, la tête fait toujours le tour de la parole. Qu'elle émane de personnalités publiques ou de ses proches. Voilà pourquoi deux pensées ne peuvent pas lui suffire. Son cerveau est comme en multiprises. Il a besoin de pensées différentes. Écoutez et regarder plus loin que la tête et son entre-soi. Ne pas boire toute la parole sortant de telle ou telle bouche. Pareil pour ce que la tête lit ou regarde. Certes pas un exercice facile. Parfois, elle aimerait n’avoir que deux pensées. Je suis pour ou contre. Avec un marquage très clair entre les deux positions. Si elle adoptait cette manière d’interroger l’époque et le monde, la tête pourrait se reposer. Cesser de douter et penser contre soi. Mais c’est impossible autrement. . La tête est faite comme ça. Deux idées ne suffisent pas à la nourrir. La tête a un gros appétit mental.
Depuis quelques années, un changement s’est opéré en elle. Une forme de lassitude. La tête, adepte du débat et des frottements d’idées, a décidé de s’en éloigner. La mort dans l’âme. Elle sait que ça lui manquera. Pourquoi alors cesser une activité lui stimulant les neurones ? Sans doute plus la force et la niaque de ces jeunes années. Toutefois pas la raison essentielle. Elle a encore beaucoup de ressources pour continuer de débattre. Mais les temps ont changé. À une époque, qu'une minorité de têtes avec que deux pensées. Désormais, ça semble être la majorité. Quelle est la cause de cette bascule ?
Certains accusent les réseaux sociaux et par ricochet toute la toile. La tête est d’accord. Le numérique a accentué les divisions et la pensée binaire. Mais elle trouve que c’est un raccourci. Très facile d’incriminer un outil - même si celui-ci a généré nettement plus de changements de comportement que l’avènement de l’imprimerie. Elle a argumenté en donnant comme exemple des têtes bien faites et bien pleines qui ont fait le ménage en elles. Supprimant d’un clic des années de réflexion et de culture. Pour ne conserver que deux pensées. Dans quel but ? Deux pensées sont plus facilement monnayables en termes de pouces levés et de followers. Sans doute d’autres raisons plus profondes à cette bascule. Mais la tête n’en parlera plus. Elle ne polémiquera plus non plus sur d’autres sujets. Fermeture de sa boîte à donner son avis. Elle va se taire. C’est sa décision.
Sans s’ériger en juge ou en donneuse de leçons. Après tout, chaque tête est libre d’héberger le nombre de pensée de son choix. Même de n’en avoir aucune. Elle veut juste s’écarter. Prendre du recul. Ne plus alimenter la mécanique à vide et bruit du siècle. Une machine très performante pour éliminer le plus possible de pensées des têtes. Jusqu’à n’en laisser qu’une dans chaque crâne. S’éloigner pour ne plus penser ? Cesser d’interroger l’autre et le monde ? Pas du tout. La tête va continuer. Mais à l’écart. Sans chercher à convaincre les têtes à deux pensées. Ni d’autres. Elle a déjà beaucoup donné.
Que va faire désormais la tête ? Regarder par la fenêtre. Suivre des yeux le ballet des mésanges. Se plonger dans la lecture de poésies. Lire et écrire. Surfer de silence en silence. Pour réussir son échappée, elle va s'éloigner. Prendre quelques vacances mentales. Sans pour autant cesser de cultiver son jardin. Notamment une partie dont la tête a un besoin vital.
Son carré de pensées.