
Un matin avec un air de matin. Comme les précédents. Un matin aux multiples visages sur tout le pays. Gueules de malheur ou de joie. Des airs heureux ou tristes à leur tâche quotidienne. D’autres malades, en prison, ou prisonniers de la rue. Toutes sortes de début de journée. Une entame d’année semblable à tant d’autres. Avec quelques témoins brillant d’une période festive sur telle ou telle façade. Les guirlandes rangées peu à peu jusqu’à la prochaine saison des fêtes. Avec la musique récurrente du verre contre verre au container bourré à craquer. Rien que du banal sous le ciel de France du 7 janvier 2015. Avant que ça arrive. Et que l’après ne soit plus pareil. Sur le calendrier, se tissent des jours blessés. Décennie d'une plaie encore ouverte.
Dix ans sans la bande à Charb. Parfois, ils et elles manquent. Notamment lors de certains événements. Mais pas toujours indispensables. Comme d'ailleurs pendant leur présence. Pas indispensable au quotidien, en tout cas pour moi. Même si je les lisais fréquemment. Néanmoins c’était rassurant de les savoir jamais loin. Avec leur crayon à la dent dure. Des pointes fines et acérées qui croquaient le temps qui passe. Souvent avec lucidité et férocité. Mais aussi de temps à autre avec de la tendresse. Applaudir obligatoirement à tout leur boulot de satire ? Ils ne le faisaient pas pour plaire. Ni pour déplaire. Juste parce que c’était leur aventure individuelle. Et en bande transgressive. Leur façon à elles et eux d’interroger notre monde. Dans son meilleur et pire. Une bande de croqueurs de notre humanité imparfaite. Et secoueurs de nos certitudes.
Avant de croiser les mains de la nuit. En réalité préférable d'évoquer l’obscurité. Voir les mains de l'obscurantisme. Rien à voir avec toutes les beautés que nous offre la nuit. Entre leur doigts, l’obscurité carnassière. Celle de jeunes nourris à la télé-réalité et de la religion tombé du camion. Le cerveau gavé de contre façon. Persuadés de représenter des milliards d’individus. Alors qu’ils ne travaillaient que pour une minorité. Celle qui les a nourri de néant pour qu’ils le recrachent au bout d’une arme automatique. Le duo sanguinaire et leurs collègues de massacre sont morts. La plupart de leur commanditaires encore vivants. Et les 70 vierges se marrent. Un rire jaune. Elles le savent bien, elles. Quoi ? Qu’elles n’existent pas dans l’au-delà. Ce n'est qu'un leurre par appâter du facilement manipulable. 70 mirages pour cerveaux sans lumière. Quel gâchis. Surtout celui d'arracher la vie de l'autre. Faucher des existences qui ne leur voulaient rien. Ni bien, ni mal. Et en plus finir avec un sexe en miettes ici-bas.
Revenons à la bande à Charb. Jamais je n’ai été Charlie. Ni encore aujourd’hui. Mais lecteur de cet hebdo depuis bien longtemps. Pourquoi alors ne pas être Charlie ? Toujours eu du mal avec tous les slogans- souvent réducteur de pensée. Et déjà du mal à être « je » tout court. Mais je n’ai pas attendu la mort des Charlie pour les lire. Les apprécier. Ils continuent de me faire marrer et gamberger. Ce qui ne m’empêche pas de les critiquer. En effet, je ne suis pas toujours en accord avec toutes leur prises de position. Notamment avec certains anciens d’entre eux… Peu importe les noms. L’essentiel ne se trouve pas là. Mais ce qui est arrivé le 7 janvier 2015. Des individus assassinés parce que porteurs de mots et d’images. Ignoble et inadmissible. Leur mort violente n’était pas que la leur. Devenant aussi un assassinat de masse. Celui du corps de notre démocratie. Quelles que soient ses idées et sa vision du monde. C’était la mort du corps des Lumières.
Fort heureusement un échec. Le duo et tous leurs acolytes en obscurité n’y sont pas parvenus. Un combat en réalité vain. Partout sur la planète, les mains de l'obscurantisme finiront par perdre. Même si les décérébrés de tout cerveau sont persuadés du contraire. La lumière ne se tue pas. Et elle ne massacre personne. Bien qu’on puisse assassiner les porteuses et porteurs de lumière. En France et ailleurs. Mais chaque fois, d’autres « porte lumière » prennent le relais. Irréductible poussée de la vie. Même sur les pires ruines de l’abominable de notre humanité. Nous avons nombre de preuves de ce réflexe plus fort que toutes les morts. La poésie repousse même sur la boue et le sang. Les lumières finissent toujours par se rallumer. Souvent, une lueur sur une parcelle sombre. Puis, peu à peu, elles essaiment partout. Jusqu’à former un cortège de flambeaux. Ici et là. Une haie pour l'aube.
Bien sûr, le massacre des Charlie a généré des dégâts. Dans nos têtes et le reste de corps du pays. À mon avis, une grande bascule. Avec de nombreuses divisions d'aujourd’hui enracinées dans ce mercredi 7 janvier 2015. La période où tout s’est confusionné. Avec la division : Charlie ou Non Charlie. Fallait choisir à défaut d’être catalogué du mauvais camp. Émettre la moindre critique de Charlie équivalait à se trouver du côté des intégristes musulmans. L'émotion - plus que légitime - semblait avoir bouffé toute pensée. Pour ou contre. Impossible dialogue et raccourci ayant servi à une idéologie fort heureuse de pouvoir engranger sur du sang versé. Avec entre autres notamment la récupération de très belles valeurs républicaines par l’extrême-pire. Comme la laïcité. Et d’autres très belles valeurs. Vigilance en notre ère de grande confusion. Les belles idées ne pas toujours portées que par de belles âmes. La division est dans le fruit républicain.
Revenons à cette bande ni raciste ni antisémite. Bien au contraire. Nous avons moult traces de leurs engagements. La bande à Charb était aussi d’autres combats importants. Une lutte contre les féminicides, le sexisme, l’homophobie, la transphobie, etc. Et depuis pas mal de temps, une troupe de crayons et de claviers très engagée dans la lutte pour le vivant sous toutes ses formes. Toujours le plus possible du côté des progrès de toute sorte. Avant d’être abattu avec leurs seules armes à la main : des images et des mots. C’était hier, c’est à jamais. Des êtres uniques et irremplaçables. Sans doute qu’ils n’auraient pas aimé être figés sur un piédestal d’incritiquabilité. Des êtres doués d’imperfection comme tout individu. Comment leur faire un petit clin d’œil et pensée dix ans après leur assassinat ?
Pas de règle en la matière. À chacun et chacune sa façon de dire ou se taire pour honorer leur mémoire. L’une d’ entre elles me semble importante. Laquelle ? Essayer d’être plus intelligents que nos diviseurs. Ils ont déjà pas mal réussi à nous foutre les uns contre les autres. N'en jetez plus ; la cour de la République est pleine de divisions. Une décennie après leur massacre, il y a aussi d'autres façons de leur adresser un clin d’œil du plancher des mortels. Comme par exemple, pour celles et ceux le souhaitant (fort heureusement pas d’assignation au rire obligatoire), continuer de se marrer. Seul ou en groupe. Rire de tout. Et de soi. Rire et penser comme ça nous chante. Sans oublier de rêver et plus si affinités. Avec un principe de base. Lequel ?
Ne jamais marcher au pas de l'ombre. Qu'elle soit brune identitaire ou religieuse. Les deux sont des ennemis de la vie. L’une et l’autre ne prospèrent que sur le chaos et la division. Se méfier des deux car elles savent changer de masque et caresser dans le sens de vraies souffrances. Une caresse qui est mortelle pour tout le monde. Ne pas pactiser non plus avec le pire parce qu’il est l’ennemi de ses ennemis. Bien sûr, c’est le plus souvent un pacte dont on peut tirer quelques gains. Petits ou grands. Mais toujours un pacte dont seul le pire sort victorieux. Le fameux «Mieux vaut tenir le diable dehors, que de le mettre à la porte.» ? Quel que soit le prix à payer, refuser de marcher au pas de l’inhumanité. Et de ses ombres tueuses.
Indéniable que le 7 janvier 2015, les lumières ont été meurtries. Des êtres en sont morts. Tués par des ennemis de l’humanité. Depuis, dix années ont passé sous le ciel de France. Et malheureusement d’autres porteurs d’obscurantismes ont à nouveau tué. Le sang d’une jeunesse pleine de vie à coulé dans les rues de Paris. Comme dans d’autres pays de la planète. Partout, les ennemis de l’humanité n’ont qu’un objectif : détruire la vie qui ne ressemble pas à leur haine. La destruction aussi de leurs coreligionnaires : leurs premières victimes dans le monde. Le sang versé par les fanatiques ne séchera jamais dans les mémoires meurtries. Mais les lumières ne sont pas mortes. Leur chantier continue. Pour l'éclairage du pays et du monde.
Avec les lumières du doute.
NB : Rencontre improbable au siècle dernier. En pleine nuit : Rue de Paris, à Montreuil. Un bref échange. Sans jamais se revoir. Et quelques années plus tard, une copine m’envoie une BD avec une caricature comme dédicace. Un très bel humour noir mordant. Une des morsures qui manque à notre époque très frileuse. Et diviseuse.

Agrandissement : Illustration 2
