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Billet de blog 6 février 2025

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Kidane et le bourrelier

Quand une star du foot croise un bourrelier. Une rencontre sans jamais se voir. Juste de bouche à oreille. Tout a débuté par un concours de circonstances : des clients quittent une table. Kidane entre à ce moment-là. Il se dirige vers la porte VIP de l’hôtel et fait demi-tour. Pour aller se planter devant la table qui vient de se libérer. Près de l'histoire du bourrelier.

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Illustration 1
© Nicolas De Staël

Merci à Yves S de m’avoir « prêté » une part de son enfance.

      Quand une star du foot croise un bourrelier. Une rencontre sans jamais se voir. Juste de bouche à oreille. Tout a débuté par un concours de circonstances : des clients quittent une table. Kidane entre à ce moment-là. Il se dirige vers la porte VIP de l’hôtel et fait demi-tour. Pour aller se planter devant la table qui vient de se libérer ; elle se trouve derrière un paravent : une place à l’abri des regards. Je vais m’installer là. Le maître d’hôtel affiche un air stupéfait. Mais Monsieur, vous, c’est réservé dans les salons privés. Kidane secoue la tête. Je sais, mais ce soir, je vais manger ici. Et il s’installe.

   Soupir de soulagement. Son premier geste est d’ôter ses lunettes noires. Ils détestent les porter, mais ça lui permet d’échapper à des haies de selfies. Bien longtemps qu’il n’a pas mangé seul. De plus en plus rares ses moments de solitude. Surtout en période de championnat. Il se plonge aussitôt dans son smartphone. Pour prendre la température de son image sur les réseaux.

     Combien de likes pour son dernier tweet ? Il affiche un large sourire. Deux fois plus de cœurs que pour son précédent post. Grâce à son but d’anthologie. Le tir du siècle, écrivit un journaliste, Kidane rentre dans la légende. Avec la photo sur de nombreuses une internationales. La vidéo du but a déjà plusieurs millions de vues. Jamais une de ces actions n’a eu un tel retentissement. Record battu sur la toile. Avec l'assurance de belles retombées financières.

    La côte déjà très haute du joueur avait augmenté d’un seul coup. Générant un flot de nouvelles sollicitations. Notamment dans le domaine de la pub télé. L’équipe gérant ses affaires a été très réactive. Elle savait que c’était une occasion à ne pas rater. Le moment idéal pour renégocier certains de ses contrats publicitaires. Avec la certitude d’avoir gain de cause. Les annonceurs se battraient pour avoir une part de son image. Chaque fois, Kidane veut être au courant de toutes les  transactions. Même s’il ne comprend pas tous les détails techniques. Rassuré de lire les chiffres.

   Le problème est quand tu passes de presque très peu à très trop. Normal que ça te perturbe. Surtout que tu es encore quasiment un gosse. Parfois, tu as presque l’impression que c’est comme du vol. Et que quelqu’un va venir récupérer tout ce fric. Moi en tout cas, c’est que je ressentais. Cette inquiétude m’a jamais lâché. Pourtant, je suis bourré de pognon. Jusqu’à la fin de ma vie. Et sur plusieurs générations. Mais je repense souvent à mes parents. Chaque fois la peur au ventre en faisant un chèque ou une carte bancaire. C’était mieux quand il n'y avait que du vrai argent, disait mon père.

   Tu ne vas pas me croire, mais… Ma mère priait devant le distributeur de billets avant d'introduire sa carte. Chaque fois le même rituel. Une prière pour qu’il n'avale pas sa carte. Les gens râlaient derrière elle. Aujourd’hui, je suis plus que riche. Ma carte bancaire ouvre toutes les portes et faux sourires de la planète. Pourtant, j’ai hérité de leur peur. L’ombre de ma mère derrière moi au distributeur.

   Les propos de Zilian, un footballer à la retraite. Et idole de la jeunesse de Kidane. Il lui prodiguait quelques conseils. Dont le rapport à ce gros afflux d’argent sur des épaules de gosse d’origine modeste. L’inquiétude de Kidane n’avait pas commencé ce jour-là. Elle était latente ; révélée par les mots de son idole. Malgré son très gros salaire et d’importants revenus publicitaires, il a toujours l’appréhension de manquer un jour. Va voir un psy, lui a conseillé son kiné. Un homme en qui il a confiance. Sans pourtant suivre son conseil.

  Bouffé par une peur irrationnelle. Rare les jours où elle ne le traversait pas. La peur tenace de ne plus rien avoir. Ni maison, ni bagnole de luxe, ni fric, son compte Twitter avec zéro followers… Revenu à la case sans notoriété. Une peur le réveillant parfois en pleine nuit ; en sueur, il consultait alors tous ses comptes et ses fils Twitter et Instagram, pour savoir s’il pesait encore sur la toile. Sans doute pour ça qu’il en veut toujours plus. Jusqu’ à devenir ce qu’il n’était pas. Auparavant du genre à tout partager. Kidane désormais rapiat.

  Obsédé par ses comptes.

*

_ À cette époque là, je faisais tout avec le ballon. J’allais à l’école balle au pied, pareil pour faire les courses ou aller garder les moutons… Le ballon était collé à mon pied. Du matin au soir. Si j’avais pu dormir avec mon ballon, je l’aurais fait.

_ Tu devais regarder tous les matchs à la télé.

_ Jamais ?

_ Pourquoi ?

_ On n'avait pas la télé.

_ Comment tu faisais alors ?

_ J’ai l’air vieux, mais la radio existait déjà quand je suis né. Avec Papa, on écoutait religieusement le transistor. Pas un bruit. Les commentateurs étaient super performants. Avec leur bouche et des mots, ils arrivaient à faire germer des images dans nos têtes. Comme si on était dans les tribunes, face au terrain. Papa et moi assis dans la cuisine. Chacun avec des images différentes.

_ Papi a joué au foot ?

_ Oui. J’ai encore ses chaussures à crampons. Il s’intéresse plus au foot. Mais toujours au rugby. De temps en temps, je vais le chercher et on se fait un match.

_ Devant ton… Comment tu dis déjà. Devant ton transistor ?

_ Pas du tout. Sur une télé de chez télé.

_ Te vexe pas. Je rigole. Et toi t’as joué au foot ?

_ Des années. Avant que les genoux ne déclarent forfait. Maintenant, je joue par procuration. Avec le foot à la télé.

_ Tu as collectionné des affiches et des maillots de joueurs ?

_ Marrant que tu parles de ça. Récemment, j’ai parcouru mes magazines Panini.

_ C’est quoi ça ?

_ Des photos de joueurs que tu collais sur un magazine. On achetait ça à la papeterie ou au bureau de tabac. J’ai une sacrée collection dans les cartons. Capable de te réciter les noms de chaque joueur de chaque équipe. Excellent en récitation Panini.

_ Tu en fais encore collection ?

_ Que les Panini de la mémoire.

*

   Kidane s’extrait de son smartphone. J'ai ma tête sur les Panini, sourit-il. Très fier de se retrouver dans un parmi les plus grands noms du foot mondial. Les cartes à son nom s’arrachent à des prix fous. Il tord le cou pour apercevoir ses plus proches voisins. En vain. Il déplace légèrement sa chaise.

   Une femme et un homme sont attablés. Il les observe. Elle a une vingtaine d’années. Ne cessant de jeter des coups d’œil à l’horloge accroché au mur. Un valise à roulettes à côté de sa chaise. L’homme est un sexagénaire souriant.

   Kidane est très troublé. L’homme pourrait être son père. Voire même son grand-père.  Malgré la différence d’âge, il a l’impression d’être de la même enfance. Tout ce qu’il a raconté, il l’a aussi vécu. Autre temps, même réflexe.

   Gosse, il vivait le ballon au pied dans son quartier de banlieue. Comme d'autres prennent un livre dans la poche ou de quoi écouter de la musique. Avec son ballon partout où il allait. Ça lui avait valu quelques passages dans le bureau du directeur de l’école. Si tu cherches Kidane, siffle son ballon, disait sa mère. Votre fils est de la graine de champion. Les parents très fiers de tout ce qui se disait sur leur fils. Mais préféraient jouer la sourde oreille. Le pousser dans les études. Jusqu’à ce que la pression soit trop forte.

   Le jeune joueur sourit. Beaucoup de points en commun avec l'homme qui raconte son enfance. Tous les deux avaient eu la même relation fusionnelle au ballon de foot. Loin d’être les seuls dans ce cas. Une foule de gosses sur la planète collés à leur balle. Comme Kidane et son voisin de table. Néanmoins une différence entre leurs deux enfances. Laquelle ?

   Kidane dormait avec son ballon.

*

_ La grosse connerie. Le cuir était coupé. C’était la cata. Le ballon était le cadeau de l’anniversaire de mon frère aîné.

_ Tu avais quel âge ?

Sept ans et lui treize ans. Il était à l’internat au collège. Il l’attendait depuis si longtemps. Un ballon comme les pros. Je collais mon nez contre le ballon et fermai les yeux pour en sentir le cuir. Pour finir comme un con en le déchirant. En plus, le frangin m’avait bien prévenu : touche pas à mon ballon. Je te le promets. Il a pris son car, rassuré pour son ballon. Je n'ai pas pu m’en empêcher de le prendre.

_ Tu n’avais pas de ballon ?

_ Si, mais le sien était un vrai. Un ballon en cuir. Pas comme le mien. J’allais me faire allumer par le frangin. Il rentrait deux jours après pour les vacances. 

_ T’as essayé de le réparer, Papa ?

_ Ouais. De le coller.

_ Alors ?

_ Ça a foiré.

_ Et de le recoudre ?

_ J’avais la trouille de le crever.

*

   Kidane se jette sur le Coca. Heureusement que le nutritionniste de l’équipe n’est pas là. Très à cheval sur le régime.

   Au début, il avait eu du mal à accepter toutes ses petites contraintes. Surtout sur la nourriture et les horaires de coucher. T’es pas mon daron. Ni ma daronne. Il avait toisé l’éducateur sportif qui venait lui demander d'aller se coucher. « C’est ça où tu rentres chez Papa et Maman. ». Il avait rengainé son orgueil.

   Des années plus tard, il avait recroisé l’éducateur sportif. Déjà un joueur de haut niveau. Il était allé lui serrer la main et le remercier. L'éducateur l’avait dévisagé. « T’es un bon, très bon. Bravo. Mais ça ne suffit pas. Le foot ne se joue pas à un contre onze. Savoir jouer avec les autres est la marque des meilleurs. » Puis il s’était éloigné. Kidane avait compris la leçon.

   Un excellent numéro 10.

*

_ Une grosse connerie. J’avais bousillé le ballon du frangin. En beau tout en cuir. Je m’en souviens comme si c’était ce matin. Pourtant, ça date de plus de cinquante ans.

_ Et Papi, il a dit quoi ?

_ J’ai pris un gros soufflon. Puis il m’a demandé de prendre cinq francs dans ma tire-lire.

_ Pour quoi faire ?

_ Aller voir le bourrelier.

*

   Kidane ne parvient pas à se concentrer sur son jeu vidéo. Ses oreilles happées par l’échange du père et de sa fille. Très intrigué par l’histoire de ce ballon.

_ Vous avez fini ?

  Il sursaute.

_ Quoi ?

_ Vous avez fini, répète le serveur.

_ Oui.

   Le serveur semble gêné.

_ Je peux vous demander quelque chose ?

_ Pas de souci.

  Kidane se met en posture selfie.

_ Non, pas de photo.

_ Une p’tite signature ?

_ Non plus.

_ Quoi alors ?

_ De retirer votre pied du mien.

   Rire double.

*

_ C’est quoi un bourrelier ?

_ Laisse moi sucrer mon café et je te le dis.

Un temps.

_ Avec ton Papi, nous sommes partis pour la foire. J’aimais bien ce moment. On croisait plein de monde. Papa allait vendre des produits de la ferme. Et acheter du matos dont il avait besoin.

_ Tu ne m'a toujours pas dit ce que c’était un bourrelier.

_ J’y viens.

_ Dépêche-toi. Oublie pas que j’ai un train.

_ Nous arrivons à la foire. Papa me montre un artisan dans un coin. Fils, va voir le bourrelier. Il pourra peut-être faire quelque chose pour le ballon de ton frère. Mais je te préviens, ce ne sera pas gratuit. Puis il va faire ses petites affaires. Me plantant au milieu de la foire avec mon ballon déchiré.

_ T’es allé le voir le type ?

_ En courant.

_ Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

_ Je ne fais pas de réparation de ballon.

_ Pas sympa.

_ Il avait un max de boulot.

_ Il aurait pu au moins essayer.

_ Pose le là et reviens dans deux heures, qu’il me dit. Ce que j’ai fait. Avant de traîner dans la foire. Les yeux et les oreilles ouverts comme des aspirateurs. Quand je suis revenu, il m’a tendu le ballon. Je l’aurai embrassé. Il l’avait entièrement recousu. On voyait quasiment plus la déchirure.

_ Tu devais être super heureux.

_ Plus que ça.

_ On y va, Papa.

_ Attends , ce n'est pas terminé.

*

   Kidane est tendu. Prêt à se lever et lui demander d’accélérer et de balancer la chute de l’histoire. Comme quand son père lui racontait une histoire. Toujours impatient de connaître la fin.

   Bourrelier. Il répète le mot dans sa tête. Qu’est-ce que ça peut être ? Jamais il n’avait entendu ce mot. Demander à Google ? Il a tapé le mot, mais n’a pas cliqué.

   Pourquoi ne pas chercher ?

   D’abord la fin de l’histoire.

*

_ J’ai tendu le billet de 5 francs. Et tu sais ce qu’il m’a dit ?

_ Speed, Papa, faut qu’on y aille.

_ Le bourrelier m’a demandé pourquoi je lui tendais un billet de 5 francs. Je lui ai répondu pour le payer. Il a froncé les sourcils.

*  

   Mais putain, qu’est-ce qu’il a dit ?

   Kidane meurt d’envie de lui poser la question. Avec la même impatience qu’à sept ans. Depuis le début de leur conversation, le joueur est replongé dans le passé. Dans sa peau d’enfant vivant au dernier étage d’une tour tutoyant le ciel. Allongé dans sa chambre de gosse.

   Quand le père était assis sur une chaise. Au centre de la pièce. Il avait chaussé sa paire de lunettes : signal de l'attente du silence total. Face à lui, ses deux fils sur des lits superposés. Kidane en haut. L’aîné, souvent imperméable à l’histoire du soir, s’endormait rapidement ou voyageait dans ses pensées. Alors que Kidane dégustait chaque mot, son menton posé sur le rebord du lit. Comme aujourd'hui à l’écoute de la parole de cet inconnu.

   Il se lève au bruit des chaises.

   Le père et la fille s’apprêtent à partir.

   Lui demander la conclusion ?

*  

_ Papa, il t’a répondu quoi le bourrelier ?

_ On fait pas payer pour un jouet d’enfant.

NB : Cette fiction est inspirée d’une histoire vraie. Racontée par un ami qui l’a vécue enfant dans la fin des années soixante. Dans son petit village. Bien sûr, la réalité est fictionnée. Loin sûrement de ce qu’a vécu l’enfant avec le ballon déchiré.  Un personnage de fiction le joueur  prénommé Kidane ? En partie inspiré de deux très grands  footballers. Un personnage et joueur hybride.

Bourrelier : Le bourrelier travaille la bourre et le cuir afin de réaliser des pièces d'attelage pour le travail des chevaux. Ce terme maintenant peu utilisé différenciait le bourrelier, travaillant à la campagne (attelage de travail, bât) du sellier, travaillant à la ville (voitures hippomobiles, selles, etc.).

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