Son vélo calé contre un mur, il s’approcha d’un banc. Après quelques mouvements d’épaules, moulinets des bras et torsions du buste, il commença l’étirement des jambes. L’exercice le fit grimacer. Il se pencha et voulut poser les paumes au sol. En vain. Il eut du mal à remonter. Une passante sourit.
Il s’installa à une terrasse et ôta sa veste. D’un revers de manche, il épongea la sueur sur son front.
_ Un Perrier , s’il vous plait jeune homme.
Il tapota ses mollets avec fierté. A 83 ans, il avait toujours un bon coup de pédale. Pas une journée sans rouler. Excepté les grands trajets, il faisait tout à vélo.
_ Voilà.
_ Je vous dois combien ?
_ Trois euros.
Le serveur tiqua en voyant la liasse.
_ Vous avez pas peur de vous trimballer avec autant d’argent.
Le vieillard haussa les épaules.
_ Les voleurs je les connais… C’est mes gosses.
Il posa un regard admiratif sur son engin : cadre en alu, 32 vitesses, selle de luxe et guidon aplati. Une Porsche sur deux roues qui ne suce que du jus de mollets, claironnait le vendeur. Payé cash. Sa fille l’avait copieusement engueulé en apprenant le prix. Il laissa un gros pourboire et repartit.
Sur son passage, beaucoup se retournaient, intrigués par ce cycliste en costume de lin qui roulait à la manière d’un coureur professionnel. A intervalles réguliers, il donnait des coups d’œil inquiets derrière lui puis, visage grimaçant, accélérait d’un seul coup le rythme comme pour ne pas être rattrapé. Parfois, il tentait une montée en danseuse, pas longtemps.
Soudain, il porta la main à sa poitrine. Un 4x4 le frôla : « Eh ! Pépé ! Rentre à la maison ! ». Il répliqua d’un bras d’honneur. Assis sur le bas-côté, il réussit à reprendre son souffle. Le soleil déclinait sur les collines. Il regarda la nationale qui serpentait jusqu’à une rivière. D’autres scènes, semblables à celle ci, remontèrent à sa mémoire. « Faut y aller mon vieux. ». Il reprit la route.
La femme détacha les yeux d’un écran de télé.
_ Bonsoir, ce serait pour dîner.
Elle l'accompagna à une table, près d’une piscine.
_ Un apéritif.
_ Non. Un Perrier tranche.
Un jeune couple était assis à sa droite.
_ C’est à vous le vélo monsieur ?
_ Ouais jeune homme. Pourquoi ?
_ Vous devriez l’attacher.
Il posa deux écrous sur la nappe.
_ Sans ça, le mec qui le piquera ira pas loin, expliqua-t-il avec un petit sourire en coin.
Il leur offrit un verre.
_ Je fais aussi du vélo, fit le jeune.
Les yeux du vieillards s’éclairèrent.
_ Moi, je détestais la bicyclette au début. Ca remonte à loin, très loin. Je faisais pas mal de conneries et j’ai… Bref, j’ai fait quelques voyages en prison. Mon vieux, un mec bourru qui savait parler qu’avec les mains, en avait ras le bol. Pourtant il m’attendait à toutes mes sorties de tôle dans sa 404 break. Mais il refusait que je monte et sortait un vélo qu’il me collait entre les pattes. Et comme un con, je devais le suivre. Quand la tôle était pas loin, ça allait mais quand je tombais à pétaouchnoc… Mais je vous emmerde avec tout ça. A votre âge, vous avez...
_ Non pas du tout, protesta la fille.
_ Je vous aurais prévenu. J’en étais où déjà ?
_ Votre père à la sortie de la prison avec un vélo.
Il agita le pouce.
_ Merci jeune fille ! On voit ceux qui suivent. Ouais donc, à force, j’ai eu de plus en plus le goût de la petite reine et de moins en moins celui de la prison. J’ai trouvé un taf de VRP . Mais heureusement qu’il y avait le vélo pour me vider la tête de mes semaines à rallonges. Je me suis inscrit à un vélo club et je courais tous les week-end. Pas grand chose : notre p’tit tour de France de poche. J’ai quelques coupes à la maison… J’étais imbattable. Je peux vous dire tous les gagnants du tour de 50 à 62.
Il fronça les sourcils et récita :
_ En 1950, c’était Kubler, un suisse. 51, encore un suisse : Koblet. 52, le préféré de mon père : Coppi. 53, 54 et 55: Bobet se les fait tous. 56… Merde, j’ai un trou.
_ Quel mémoire ! s’écria la patronne.
Il claqua des doigts.
_ C’était Walkowiak. Walko le sans grande le surnommait le journaliste. Personne ne s’attendait à sa victoire et les mecs ont tout fait pour qu’il ait pas le maillot jaune. Bref… 57 : Anquetil. 58 : Gaul. 59: Bahamontés. Et 60, un rital : Nencini.
La patronne applaudit.
_ Bravo ! Dommage que mon père soit plus là ! Il a fait toutes les routes du coin à bicyclette.
La jeune fille ne cessait de bâiller.
_ Les jeunes faut rentrer mettre la viande dans le torchon. J’espère que le vieux vous a pas trop soûlé.
_ Pas du tout.
_ C’est pour moi.
Après un refus poli, ils acceptèrent.
_ Un p’tit digestif ?
_ Non, jamais d’alcool. Il se fait tard, je vais pas rentrer maintenant. Il vous reste une chambre ?
_ Oui, acquiesça la patronne.
Le lendemain, il poussait la porte d’un Décathlon. Large sourire aux lèvres, il remplit son caddie : sac à dos, vêtements de rechange, barres de céréales, boissons énergétiques. Le vendeur manqua de s’étouffer de rire en le voyant sortir de la cabine d’essayage : vêtu comme pour une compétition cycliste. Il déjeuna dans une cafétéria bondée, une carte routière sur la table.
Un orage éclata en fin d’après-midi. Imperturbable, il continua sous la pluie. Les cuissards et la capuche imbibés d’eau lui collaient à la peau. Ses yeux exorbités fouillaient le rideau sombre percé de phares. T’as vu pire, s’encourageait-il, aiguillonné par un orgueil moins usé que le corps. Sa jambe gauche se raidit complètement. Il serra les dents et ne pédala plus que d’un côté. La pluie redoubla d’intensité. Il termina à pieds en grommelant.
Et resta cloué au lit deux jours.
Trois semaines plus tard, il sillonnait toujours la région. Levé chaque matin à l’aube, il s’arrêtait de rouler pour déjeuner, prenait une chambre d’hôtel et, sa sieste achevée, faisait encore quelques kms avant de réserver une nouvelle chambre pour la nuit. Un parcours étrange, sans réel destination. Parfois, il repartait dans l’autre sens. A deux reprises, il fit un bout de chemin avec des cyclotouristes. Mais jamais sorti d’un cercle d’une centaine de kms.
Tous les soirs dans les restaurants, il étalait sa culture encyclopédique sur le vélo. Une vraie attraction. Visage tordu par l’effort ou éclairé par un sourire de victoire, il dévidait les exploits de ses idoles comme s’ils passaient devant lui. Il sortait de table et mimait les postures d’un grimpeur. Spectacle émouvant pour certains, pathétique pour d’autres. Lui s’en foutait : concentré dans sa dernière étape. Quelques heures durant, il redevenait le VRP seul sur scène pendant 40 ans, un bon de commande à la main. Avec aujourd’hui le catalogue des souvenirs à placer. A la fin de la soirée, il payait un repas ou une tournée aux gens qui lui avaient prêté l’oreille. Sa liasse fondait à vue d’œil sans l’inquiéter.
« Pas croyable ! A mon âge, je roule comme si la 404 de mon père se trouvait encore devant moi. Sa casquette me sert toujours d’horizon… Bon, j’arrête de vous faire chier avec mes histoires ! ».
Un silence pesant envahit la brasserie. Seule fois où un voile humide brouilla ses yeux. Ce même jour ou un couple le photographia : fier dans sa panoplie de cycliste, il posa entre deux ados mal à l’aise. Une belle échappée, pensa-il, sûr d’avoir distancé le peloton. Tous les pelotons.
Il attaquait un plat de pâtes quand une serveuse déposa un journal sur sa table.
_ Tenez m’sieur, y a votre photo dedans.
_ Je suis déjà mort et je le sais pas, se marra-t-il.
_ J’arrive, j’arrive ! grommela la serveuse à un client qui agitait sa carte bleue.
Le vieillard plissa les yeux.
_ Mais c’est pas une blague! Merde ! J’ai pas mes lunettes.
Une voisine de table proposa de le lui lire.
« Cet homme s'est échappé de sa maison de retraite depuis 22 jours. Il est atteint d’Alzheimer. »