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Une poignée de jeunes traversant l’automne 1978. Mais nous aurions pu être d’une autre saison et génération. Pas les premiers ni les derniers jeunes à vouloir changer le monde. Même si plusieurs d’entre nous pensaient déjà – sans trop oser le dire - que c’était impossible. Pourquoi ? Un monde trop pourri. Une vision de sa pourriture sans doute récurrente. Mais ça ne nous empêcha pas de vouloir le changer. Pour à minima l’améliorer. Certaines et certains étaient très motivés sur le terrain ; beaucoup plus que d’autres, de mon genre : des touristes de la lutte finale ? Avec le recul, je crois que nous y sommes parvenus. Ainsi que toutes les générations précédentes. Le monde a en effet changé. Nous avons des preuves permanentes de ses changements. Avec une certitude : le monde a empiré.
Vrai et faux. À mon avis, la femme accouchant dans sa caverne n’aurait pas craché sur une petite péridurale. Elle aurait aussi apprécié le droit à l’avortement pour que son ventre cesse de servir de « valise à l’espèce ». Le chasseur-cueilleur aurait apprécié une amputation avec anesthésie. La majorité d’entre eux aurait applaudi de toutes leurs veines pour un vaccin, et de vivre plus longtemps. Les serfs du moyen-âge n’auraient pas refusé non plus un tracteur. Et les bâtisseurs des cathédrales et autres pyramides des engins de construction. Le progrès a aussi sa part d’ombre ? Bien entendu. Comme nombres d’ inventions humaines. Indéniable que la technologie a contribué à la barbarie de masse. Et elle continue d’ailleurs de massacrer avec aujourd’hui l’aide des outils numériques. Quand le bâtiment va, tout va. Une comptine économique entendue depuis l’enfance. Quand le commerce des armes va, tout va bien… pour les vendeurs. Et le bâtiment dont les dividendes refleuriront sur des ruines. Une technologie et des produits bousillant aussi les entrailles de la terre, les mers et océans, et le ciel. Indéniable aussi que la technologie a généré du positif.
La preuve par cet instant. Avec notre possibilité de faire circuler des mots à distance. Comme cette lettre postée d’un clavier. Et tous les échanges au quotidien sur la toile et notre Smartphone. Plus de mots que d’images tournant en notre jeune siècle ? La lecture et l’écriture, reprennent-elles une grande place ? Des questions qui peuvent se poser. Ne pas oublier que notre siècle est celui des textos. Très agréable la possibilité de pouvoir échanger à travers la planète. Nos mots voyagent sans frontières. Avec la possibilité de s’insulter et de se haïr aussi ? C’est vrai. Mais la haine n’a pas attendu l’arrivée d’Internet pour s’exprimer plus ou moins librement. Même si aujourd’hui, elle dispose d’un bel outil pour rayonner. Et pouvoir pourrir à distance. Une haine circulant plus vite que la vitesse du son de la connerie humaine. Avec son lot d’insultes et de fake-news. Rien de nouveau sous le ciel atterré. Que pense-t-il des agissements de notre espèce ?
Revenons aux enfants perdus. Pas plus belle perte. Tu penses un peu aux enfants perdus qui ont eu des fins terribles. Irruption de la voix de la raison. En effet, elle n’a jamais tort. Comme certains de ces gens si raisonnables - sérieux etc- qui gouvernent le globe et nos quotidiens ? Et comme tous ces autoproclamés très grands humanistes - donneurs de leçons - violant leurs gosses ou ceux des autres, cognant leur compagne, harcelant leurs collaboratrices... ? Des adeptes du faire ce que je dis, pas ce que je fais. Et en plus spécialistes de la culpabilisation. Pas le temps d’épiloguer avec la voix qui a raison. Retour aux enfants perdus. Et à leur perte. Celle qu’on souhaite à tous les gosses de la planète. Mais aussi aux adultes. Sans doute la seule solution pour occuper un espace différent de tous les autres. À quelle adresse ?
Au fin fond de sa solitude. Pour pouvoir y fumer et boire ses rêves jusqu’à pas d’heure. Sans croiser le regard des parents, de Dieu qui nous fait croire qu’il existe, des profs, des psys, des gentils, des méchants, des cons, des qui savent pour vous, des … Grand luxe de pouvoir échapper à tous ces « rameneurs à la réalité ». Enfin dans la solitude. La sienne. Rien à voir avec celle imposée par l’agenda. Ne plus être assujetti à la charge mentale (un terme très usité en ce moment et qui m’interroge : le cerveau se charge et décharge désormais comme une tablette ? ) quotidienne. C’est une fuite ? Un désengagement du monde ? C'est une grande lâcheté ? Oui. Une fuite pour se perdre. Et en plus sans être perdant. Au contraire. Gagnant d’une course volontairement perdue. En s’arrêtant ? Pas nécessairement. On peut courir. Mais en tournant le dos à la course contemporaine.
La poésie se trouve à cet endroit. Au moment de tourner le dos. Le poème à vivre et à écrire de chaque être de la planète. Huit milliards de poètes ? Non. Même s’il y a beaucoup de poètes. Mais très peu dont les mots dépassent leur petite histoire mortelle pour tutoyer l’universel et les étoiles. Pour autant, chaque individu trimballe son poème sous sa peau. Celui de sa trajectoire unique. Même la pire des ordures porte en lui une part de la poésie humaine. Présente sans doute dans l’innommable d’un moment précis : le passage du noir et silence à l’air pollué et le bruit des egos déjà sur terre. La majorité porte en elle une part de la pourriture de la pire des ordures : un ou une semblable. Même si on les déteste à juste titre ; ils sont issus de la même espèce que nous. Pas que de la poésie à ciel ouvert.Revenons au dos. Tout y est inscrit. Quand on décide de ne pas regarder la main, ni la lune. Ni sage, si idiot. Tout simplement lucide.
Une lucidité mâtinée d’ironie. Quand on décrypte les vitrines que nous offre l’espèce depuis qu’elle sait aligner deux mots de vente. Avec des slogans très performants, pour que nous en poussions la porte. Pour choisir une panoplie, un masque, et les porter jusqu’à sa mort. Jeter la pierre dans la vitrine ? Inutile, car elle sera très vite remplacée. Et plus, nous en sommes clients. Et même des vendeurs. Les vitrines ne disparaîtront pas. Elles changent juste d’enseigne et renouvellent les équipes commerciales (enseignants, psy, commerciaux des religions, vendeurs de ismes, journalistes, gourous du bien-être, influenceurs...). Mais pas interdit de leur tourner le dos. Ne serait-ce que de temps en temps. Montrer son dos à la force de vente planétaire. Faire une volte-face et regarder ailleurs. Peut-être la gestuelle des enfants perdus de l’automne 1978. Et de tous les autres avant. Les futurs enfants perdus auront peut-être envie de montrer leur dos à leur époque. Que leur conseiller ?
Ne pas écouter les conseilleurs. Comme on dit, ce ne sont pas les payeurs. De toute façon, la monnaie des conseilleurs n’a souvent cours que pour leur passé. Comme nos aînés : les parents, les frangines, les frangins, qui on fait 68. On doit pas mal d’avancées (notamment la libération de la femme) à la génération dix ans avant d’avoir nous aussi nos pavés à foutre dans la gueule du vieux monde ; celui que nombre d’entre eux avaient réintégré très vite. Avec quelques saloperies (vivre sans entraves, c’est trop souvent au détriment des plus faibles, comme des gosses abusés… ) dans leur sillage. Un de leurs slogans - celui-ci sans induction d’une quelconque violence sur autrui - ne tient pas la route. Des générations avant la leur l’ont exprimé avec d’autres mots. Un appel à cavaler qui était inutile. Celui qu'ils voulaient absolument fuir marchait. Les vieux camarades auraient pu éviter de s'essouffler sur le pavé loin de la plage. Le vieux monde ne court jamais. Il attend. Toujours assis confortablement dans sa boutique. Qu’attend-il ? Ses futurs clients et employés. Parmi eux, les mêmes ayant brisé sa vitrine. Mais le vieux monde s'en fout. Tant que ça lui rapporte.
Que rajouter sur nos ascendants ? Les proches et les très lointains. C’étaient eux aussi des enfants perdus. Une règle universellement humaine ? Parfois, j’ai l’impression que tous les sortis d’un ventre - ou d’un labo - sont paumés. Avec aucune appli pour arrêter la fuite du temps. Ni de remèdes contre la trouille de la nuit sans fin. Que nous ont laissées toutes les générations depuis la naissance de notre espèce ? À boire et à manger. Même si l' assiette de beaucoup est de plus en plus vide. Avec un crabe qui traîne entre chaque coup de fourchette au glyphosate. Et que l’eau manque déjà à une grande partie des bouches des habitants de la planète. Un élément a changé aussi sur les tables de cantine des enfants d’aujourd’hui. Quel est ce changement ? Au fond de leur verre du jour, ils ne lisent plus leur âge, mais celui de la fin du monde en orbite dans un four à micro-ondes de plus en plus chaud. Qu'est-ce que j'en sais ? Une affirmation sans preuve aucune. Toujours le même jeu du fond de verre ?
On critique à tout-va les proches et lointains anciens. Et si on balayait devant la porte de notre génération. Que laissent dans leur sillage les enfants perdus de l’automne 1978 ? Ce n’est pas très beau non plus. Pour ne pas dire plus pourri que l’état du monde que nous avions trouvé. Certes pas les premiers responsables. Nous avions débarqué sur une terre où l’humain n'allait déjà pas très bien ; même si c’était sans commune mesure avec le siècle des tranchées, des camps de la mort, des goulags, de Hiroshima, etc. Nous étions la première génération sans « guerre à domicile ». Ne pas être responsable de ce qui est arrivé avant notre arrivée nous exonère pas de notre part de responsabilité dans le merdier dénoncé. Comme les enfants perdus d’aujourd’hui – la plupart équipés du smartphone +++, se faisant livrer des repas par Uber...- auront leur petit compte sur l’ardoise de notre espèce. Le jeune monde ne court pas non plus. Si ce n’est à sa perte. Une course vieille comme notre espèce autodestructrice ?
Cette lettre est adressée à qui aura envie de la lire. Toutefois, je dois rendre à Rémy ce qui est à Rémy d’Auber. En effet, cette lettre te doit beaucoup. Ce sont tes mots qui en ont enclenché l’écriture. Merci de m’avoir rappelé les années des enfants perdus. Avec nos rêves jamais détruits. En tout cas pas entièrement. Certains continuent de nous aider pour tenir debout, ne pas basculer comme certaines et certains - plus usés ou fragiles ? - qui ont choisi le camp des tueurs et tueuses de rêves. Si c’était à refaire, je signerais à nouveau. Bien sûr sans les mêmes erreurs et conneries. L’expérience doit nous servir. À quoi ? Comprendre qu’il ne faut pas reproduire les mêmes erreurs et conneries. Mais en vivre de nouvelles.
Le temps des enfants perdus est derrière nous. Allongé ou assis en tailleur sur les pelouses du Lycée Jean Jaurès de Montreuil. Quelques miettes d’hier aussi sur le comptoir du « Pélican bleu », au « Repos de la Montagne », au « Rallye ». Des instants flottant dans des mémoires de sexagénaires sur leur parcelle de temps qui passe. Tous les enfants perdus - ou non - ont leurs racines dans leurs premiers rêves. Quand sa principale identité est une jeunesse immortelle. Puis, un jour, ces « déracinés de l’enfance » finissent par aller et venir dans un corps trop étroit pour contenir leurs rêves de gosses. Comme ceux de l’automne 1978. Et de tous les enfants perdus ayant fait de vieux os. Mais il y a la relève. De nouveaux enfants perdus.
Et la relève des rêves.
NB : Cette lettre est inspirée du commentaire de Remy Dholland sur l'un de mes billets. Il y évoque des enfants perdus de l'automne 1978. Avec notamment l'occupation du lycée Jean-Jaurès, de Montreuil. Un vieux copain de cette époque retrouvé par l'entremise de ce blog. Lui a beaucoup plus fait que moi pour changer le monde. Et sans doute continue-t-il d’œuvrer dans ce sens.
Désormais des vieux enfants perdus sur la toile ?