
Le pouvoir ne l’intéresse pas. Plus. Pourtant il y a eu accès. Diplômé des pieds à la tête. Les cimes sociales lui tendaient les bras. Il a grimpé très haut. Pour redescendre encore plus vite. Fuir. Pas assez compétent ? Au contraire. Très brillant. L’un des meilleurs parmi des lampadaires en compétition pour coloniser toujours plus de surface où briller. Il a joué le jeu. Pas longtemps. Le temps de se rendre compte qu’il voulait plus que le pouvoir et l’argent. Quoi ?
La puissance et le silence.
Il a refusé les lumières. Sans opter pour l’ombre. Ni la nuit. Au contraire, il aime la lumière. Beaucoup. Surtout quand elle naît et efface peu à peu la nuit sur les falaises. Un rendez-vous jamais manqué depuis qu’il a repris la ferme de sa grand-mère rachetée avant qu’elle ne devienne une chambre d’hôte. Il n'a pas investi quand dans les images d'une belle enfance. Élevée par une femme puissante. Reprise aussi de la sueur passée.
Le radio-réveil ne sonne jamais. Déconnecté des voix mécaniques, comme la sienne usinée dans les grandes écoles. Du mépris pour ses ex collègues sachant tout et son contraire ? Pas le moindre jugement. Chaque histoire a sa place à bord du siècle. Lui a choisi de se lever avec le silence.
Réveillé de l’intérieur.
Sans filtre entre ses oreilles et le monde. Ni écran devant ses paupières à peine décollées de la nuit. Chaque aube blanchie par le lait de ses vaches. Après le noir du café.
Le sable de l’enfance
Coule encore
Même quand le temps
Lourd
Plus lourd
Le temps qui fait
Défait
Fait pencher
Son corps sablier
Coule toujours
Enfance de sable
Jusqu’au dernier grain
De souffle
Son premier poème de la semaine. Chaque jour, il en écrit un, deux, plus. Parfois de courts textes, des fragments, et des dessins. Ses « traces d’être » comme il a baptisé sa production quotidienne. Tous sont numérotés. Celui qu’il vient d’écrire est le 3825.
Être lu ?
Il n’y pense pas.
De très rares traces de nuit. Ses muscles, mis à contribution dès le lever, passent avant la ronde des images tournant sous son crâne. D’où vient ce flux ininterrompu ? Des mots et des actes de sa grand-mère. La première nourriture d’un enfant fasciné par la force solitaire d’une femme invisible.
En fait, il n'a que peu de temps à consacrer à son clavier. Sa journée découpée en tranches régulières et récurrente. Chacun de ses gestes, du plus simple au plus complexe, réglé comme une horloge. Le temps d’un homme fort occupé.
Dedans,
Dehors.
Un homme puissant.
Sa compagne habite en ville. On vit une histoire à garde alternée, sourit-elle souvent. Très différents l’un de l’autre. Elle dirige la banque où il a son compte. Bientôt directrice régionale. Moi, je préfère le pouvoir et l’argent, dit-elle. De l’ironie ? Non. L’argent et le pouvoir la rassurent. Sans aucun doute pour ne pas revivre les insomnies maternelles. Sa mère comptait chaque centime. Une femme sans pouvoir ni puissance. Écrasée.
Chez l’une ou l’autre. Leurs déplacements d’un toit l’autre ne sont pas assujettis à un calendrier précis. Au gré de leur désir de se voir. Avec toujours un texto pour savoir si le désir fait écho sur l’autre rive. Sans la moindre culpabilisation ni contrainte. Un fonctionnement depuis une décennie.
Deux solitudes frottant leurs corps, leurs mots, leurs silences. Et tout ce qui est innommable, la part de vécu sans le savoir. Aucun des deux ne cherche à coloniser l’histoire de l’autre. Ni vouloir le faire-absolument- changer d’avis. Même s’ils ont de nombreuses polémiques. Leur vision du monde très différentes. Conscients toutefois de la beauté unique qu’ils partagent : le choix d’être ensemble.
Et seuls.
Selfie avec le bout du tunnel.
Jamais personne ne s’est pris en photo avec lui.
Pourtant, beaucoup disent l’avoir vu.
Heureux.
Enfin la fin du pire.
Sortir de sa nuit.
Cet homme puissant existe. Vous l’avez déjà rencontré. Mais il n’est guère bruyant. Guère enclin à occuper le centre. Un homme de chair et d’os ? Pas tout à fait. Il est vêtu en partie de la fiction de tout regard sur l’autre. Éleveur vivant dans un village de montagne ? Oui. Écrit-il réellement des poèmes ? Pas sûr. Un être de chair et de mots. Mais il pourrait être un autre homme. Ou plusieurs autres. Et vivre ailleurs. Avec une autre tâche quotidienne.
Ce n'est pas un homme ? C’est possible. Être une femme puissante dans la montagne ou au cœur de la veille. D’un autre genre ? Pourquoi pas ? Étrange cette course à l’étiquetage de ses contemporains. Et de soi. Pourquoi ? Par trouille de ne pas tout contrôler ? Son image et celle des autres. Ne pas trouver ce qu’on croyait ou espérait découvrir entre les cuisses ou sous un crâne ? Un réflexe sans doute naturel. Besoin de signalétique humaine ?
Même les arbres et les nuages ont des étiquettes. Rien de ce qui est vivant ou objet n’échappe au code-barres de la langue. Les sentiments sont aussi catalogués. Le Chêne n’est donc pas un Tilleul. Toutefois avec une grande différence avec nous, homme, femme, enfant, un autre genre ; les arbres savent cohabiter, sans passer leur temps à demander à l’autre l’origine de ses racines et depuis quand il vit là : d'abord des individus enracinés dans la ronde des saisons et de la finitude. La seule identité essentielle est le temps qui passe ?
Ce qui compte est ailleurs. Où ? Derrière l’écorce et les étiquettes de toute sorte. Certes nécessaire, mais sans y accorder une place d’une telle importance, nous alourdissant, polluant souvent l’instant et les rencontres. Comment y accorder moins de temps et d’énergie ? En se projetant après son histoire et celle des autres. Que restera-t-il des uns et des autres ? Des objets, des photos, des textes, des enregistrements, de la pierre, de la terre, etc. Que de l'étiquetables. Mais le reste, ce qui échappe à tous les codes-barres ; où se trouve-t-il ? Nulle part et partout. Irréductible et insaisissable. Quelle est cette trace laissée après notre départ définitif ? Un bouquet d’atomes continuant de fleurir la planète. Le parfum de notre passage éphémère.
Taisez-vous
Coupez votre ego
Sortez les doigts du nombril
Tendez l’oreille
Écoutez le silence
Vous ne l'entendez pas ?
Taisez-vous mieux
Dévoiler son patronyme ? Non. Pourquoi ? Parce que, individu d’une extrême discrétion, ça le gênerait. En plus, le nommer serait le figer dans une identité officielle indépendante de sa volonté. L’intérêt de cet homme puissant me semble ailleurs.Sûrement pas en quête de pouces levés et autres followers. Mais peut-être que, si son regard passe sur ces lignes, il se reconnaîtra. L’homme nommant ses veaux comme bon lui semble… J’imagine son sourire.
Le sourire d’un homme non résigné à se résigner. Même si, jour après jour, désillusion après désillusion, il constate que l’homme, la femme, iel, ou ce que vous préférez, se situe rarement à la hauteur de l’humanité. Bien souvent sous la ceinture. Il n’échappe pas à son constat. Conscient d’être imparfait comme ses milliards de ses semblables. Des individus tous de la même race. Laquelle ? La race des porteurs d' horloge sous la poitrine.
Pourtant, il continue. Avec ses maigres moyens, dans son petit coin de réchauffement climatique. Malgré la réalité d'une époque guère encline à l'espoir, il reste encore ambitieux. À chaque désillusion, il tente de bâtir une nouvelle illusion, plus solide. Pour au moins ne pas cesser d'espérer de passer un jour au-dessus de la ceinture de l'humanité. Son ambition pour lui. Et l'autre. Une ambition sans quête de pouvoir ni bruit.
Avant son dernier silence.