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Billet de blog 7 janvier 2025

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L'étrangère et l'araignée

D’ici que sous sa pierre tombale. Et pas sûr du tout. Certes présumée d’être d’ici. Mais avec toujours l’injonction d'en apporter la preuve. Pourquoi ne jamais avoir exprimé son ressenti ? Pour ne pas polluer les autres. Dont ses enfants. Et l’homme avec qui elle a vécu pendant 45 ans.Mort six mois avant, entre ses bras. «A mon amour de collège» gravé sur le marbre. 61 ans qu'elle vit ici.

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Illustration 1
© Photo: Marianne A

           D’ici que sous sa pierre tombale. Et pas sûr du tout. Devra-t-elle continuer de se justifier post-mortem ? Pas un nom d’ici, pensera peut-être un regard de passage dans le cimetière. Pourquoi ne pas se sentir d’ici en y étant née, sans avoir quitté le territoire, et ne parlant pas d’autre langue que celle de son pays natal ? Très troublant. Comment se sentir en partie étrangère dans un lieu où l'on vit depuis 61 ans  ? Pourtant, c’est ce qu’elle ressent. Au plus profond de son être. Sans mot. Elle le sait aussi. Avec des mots qu’elle ne veut pas dire. Pourquoi ne jamais avoir exprimé son ressenti ? Pour ne pas polluer les autres. Dont ses enfants. Et l’homme avec qui elle a vécu pendant 45 ans. Un jardinier de la ville.  Mort six mois avant, entre ses bras. « A mon amour de collège» gravé sur le marbre.

          Prouver sans cesse. Certes présumée d’être d’ici. Mais avec toujours l’injonction d'en apporter la preuve. Oui, je suis laïque, oui je paye mes impôts, oui je m’arrête au feu rouge, oui je coupe jamais la file à la poste, oui je ne vole pas, oui je n’ai pas de ceintures d’explosifs sous ma peau basanée, oui je trie mes ordures, oui je paye mes impôts, oui je suis Charlie… Combien de «oui je suis» pour gagner le droit d’être d’ici? Se justifier en permanence depuis l’enfance. Systématiquement montrer patte d’ici pour ne pas être considéré dans le camp du mal : les barbares d’ailleurs, même d’ici. Pourtant, elle parle en ici, boit et mange en ici, baise en ici, rêve en ici… Mais visiblement ça ne suffit pas. Elle doit passer des frontières invisibles chaque jour. Sortir son passeport d’ici. Juste pour aller bosser ou acheter du pain à la boulangerie. Jamais entièrement d’ici? Elle vit avec. D’ici à mi-temps ?

          Plus jeune, ça l’agaçait. Elle réagissait au quart de tour. Quelques fois avec le poing sorti. Pour rappeler qu’elle était sorti d’un ventre dans la clinique du centre-ville. Et, plus tard, ses premiers pas à quelques centaines de mètres du lieu de sa naissance. Un peu plus loin, son école maternelle puis primaire, le collège, l’abri-bus de la première clope et du premier baiser, le supermarché où elle avait un remplacement d’été qui a duré sept ans. Et à quelques rues de chez elle, le cimetière. Entre son adresse d’arrivée au monde et son retour à la terre. En guise de réponse à la suspicion, elle déclinait son pedigree. Toujours à revendiquer sa présence ici. Peu à peu, elle a été moins véhémente. Jusque à ne plus réagir. Se taire et détourner le regard. D’ici à temps complet sur sa parcelle de ciel. Ne plus chercher à prouver. Silence. Juste une chair mortelle sur le fil du temps.

         C’est aujourd’hui son anniversaire. Sans doute pour ça qu’elle pense à tout ça. Fumant une clope sur son lieu de travail. Même si sa patronne a dit et répété que c’était interdit. Ça ne gênera personne, se dit-elle. En plus équipé d’ un cendrier de poche. Elle s’est juste mise dans un coin de la cour du collège, pour ne pas être visible des salles de classe. Dont l’une a été la sienne. Déjà, il fallait prouver être d’ici. Mais pas le sujet du jour, s’agace-t-elle contre elle. Ni en fait celui de son anniversaire. Qu’est-ce qui la préoccupe ? Sa retraite de femme de ménage. Elle doit la prendre dans quelques mois. Vendre son pavillon et partir d’ici ? Trouver un ailleurs où elle n’aura pas besoin de preuves ? Des interrogations qui la taraudent.

          Avec une profonde tristesse. Elle aime tellement ici. Même si tout n’a pas été rose. Elle a traversé de très sales périodes. Mais chaque fois, une main d’ici l’a relevée. Sans lui demander son ADN, ses convictions religieuses ou politiques, son orientation sexuelle, etc. À son tour, elle a tendu sa main d’ici. Sans poser non plus de question de police à la solitude à terre. Ici, elle a tout appris. Chacun de ses rêves est ancré dans le bitume de sa ville. Son prénom et celui de son amoureux sont toujours gravés sur le tronc d’un chêne de l’un des parcs de la ville. Un jour, elle l’a montrée à sa petite fille. Plus tard, l’ado a filmé le cœur barré de deux prénoms sur TikTok. L’idée de quitter tout ça lui noue le ventre. Ses yeux s’embuent de larmes. Elle n’a pas envie. Mais trop usé pour revoir prouver encore à la retraite qu’elle est d’ici. Plus la force de se justifier. Préférant être «  vraie étrangère » ailleurs. Une vraiment pas d’ici. Libérée de toute justification.

        Un matin, elle a envié une araignée. Assise sur un banc à la regarder construire sa toile. À une centaine de mètres et plusieurs années d’un arbre qui porterait sa signature. Qui demanderait à une araignée de prouver qu’elle est d’ici ? Bénéficiaire du droit du sol ou du sang ? Qui demandera à un oiseau de prouver qu’il est bien du ciel ? Qu’est-ce qu’elle aurait aimé construire sa maison comme l’araignée. Puis y inviter sa famille et ses proches.  Avec peu à peu autour d’eux, d’autres maisons tissées. Sans qu'aucun regard suspicieux ne cherche à savoir si les habitants et habitantes sont d’ici ou d’ailleurs. La cloche de l’école a sonné. Salut, toi. Elle a adressé un signe à l’araignée. Avant de rejoindre son école. Ou personne ne lui a jamais demandé si elle était d’ici. Juste d’apprendre comme tous les autres. Avec les mêmes cahiers et mots pour tous les élèves. On lui demande aussi d’arriver à l’heure. Encore raté. Dire que c’est à cause d’une araignée ? 

          C’est fait. La retraite et tout le reste. Elle se trouve à l’aéroport. Personne n'est au courant de sa décision. Même ses enfants. Son pavillon vendu, elle a pris un billet d’avion. Avec comme destination : le plus loin possible, avec soleil et mer. Avec ses racines imprimées chaque jour sur le sable d’une plage. Ses bagages sont enregistrés. Plus de deux heures à attendre. Elle se dirige vers la porte de sortie. Sa chef ne viendra pas l’engueuler parce qu’elle fume. Plusieurs clopes roulées à regarder les visages qui entrent et ceux qui sortent. Un ballet de faces du monde. Des ici croisant des ici d’ailleurs. Elle esquisse un sourire. Ici, c’est ma chair, se dit-elle. Donc nul besoin de preuve d’être de son corps. Je suis d’ici signé sur sa peau comme son amour sur le tronc d’un arbre. Elle sourit. Le large sourire d’une femme d’un pays universel : le temps qui passe. Elle écrase son mégot. À l’intérieur, une voix annonce un vol. En direction d’un autre ici. Elle gagne la salle d’attente.

       La porte s’ouvre. Un scan rapide de la valise à la tête. « Tu pars en voyage. ». Sa plus vieille copine a l’air surpris. « Comment te dire ? « . Sa copine tapote sur son avant-bras. « Faut que je me magne. Je suis à la bourre. ». Elle triture la poignée de sa valise roulante. « Je... Tu peux m’héberger quelques jours ? » Sa copine ouvre des yeux ronds. Elle tend la main  vers le trottoir: « Tu délires ou quoi. Ta maison est à trois rues d'ici. ». Elle danse d’un pied sur l’autre. « C’est très long à t’expliquer. ». Sa vieille copine lui tend les clefs. « T’es chez moi chez toi. Mais ne laisse pas sortir le chat. ». Sa copine enfile son blouson et sort. La laissant sur le seuil de la porte.

         D’ici et de passage.

NB : Cette fiction est inspirée d’une conversation avec une femme de ménage dans un collège. La cinquantaine, elle était d’origine africaine. Elle me raconta une anecdote. Un jour, elle engueulait un collégien balançant des détritus dans le couloir qu’elle venait de nettoyer. Toi, t’as rien à me dire, t’es pas d’ici, avait-il répondu sur un ton de mépris et en lui tournant le dos. Une remarque qui l’avait abasourdie. D’autant plus qu’elle avait été collégienne dans cet établissement. Et que l’élève avait la même couleur de peau qu’elle.

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