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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 7 avril 2025

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Tournis de l'empathie

Ce billet est inspiré de plusieurs conversations. « Donner une pièce à l’un et pas à l’autre. Moi, je donne à plus personne. Et quand un mendiant se pointe, je reste le nez dans mon smartphone.Pareil pour toutes les horreurs qu’on voit sur la toile. On ne sait plus où donner de la larme. Je regarde de moins en moins les infos. ». Un couple attristé de leur constat. Et impuissance.

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               Chaque vivant est un cimetière mobile. Au fil du temps, notre répertoire est de plus en plus dépeuplé. Parfois, on ne prend pas : Direction funérarium. Changement de programme sur notre agenda. Le GPS programmé sur Maternité. Le répertoire du monde est aussi sans cesse repeuplé. Au grand dam de certains vivants. Et pour le grand plaisir d’autres. Plus de naissances que de morts sur la planète ? Je ne sais pas. Des morts en lien à notre histoire intime.  Mais il y a en plus tous ceux des écrans : vaste cimetière numérique ouvert non-stop. Dans tous les cas, naître et mourir continuent de se conjuguer au présent. Sur le répertoire de notre espèce de passage.

        Toutefois, naissances et morts sont différentes ici ou là. Avec ou sans bombes. Les Unes des journaux sont différentes. Comme le quotidien des êtres. Ici, on vit. Et ailleurs, on survit au jour le jour. Ici, le déboulonnage du vieux monde, la révolution #MeToo , l’inéligibilité d’une élue, la retraite, les détournements de fonds publics, le réchauffement climatique… La liste n’est pas exhaustive. Ce sont les préoccupations d’une partie du globe. Celui où je vis. Nombre de préoccupations et combats légitimes. Très importants pour le progrès. Offrir une belle fin à notre espèce.

             Et là, d’autres questions. Amputer les deux jambes du gamin ou une ? Continuer ou non les recherches des corps sous les décombres ? Le missile arrivera sur la droite ou la gauche ? Un repas ou non aujourd’hui ? Un verre d’eau ou quelques gouttes de pluie sur la paume de main ? Mourir sous mon voile ou l’enlever et perdre la vie ? Me taire et vivre libre? Déclamer mon poème et finir dans une geôle ? Autres territoires, autres préoccupations. Toutes plus ou moins proche du pronostic vital. Le reste est accessoire. La fin de l’humanité habite chaque seconde. Un verbe ricoche de regard en regard : survivre.

           Ici, nombre de Unes et émissions contre les féminicides et les violences sexuelles. Et tant mieux que la parole se libère. Plusieurs femmes en ont parlé. Avec une grande justesse, sensibilité, et colère. Elles sont en train de secouer les branches de l’arbre de silence enraciné depuis des millénaires. Un chantier de déracinement commencé depuis plusieurs décennies. Mais en cours d’accélération. On entend les craquements de l’arbre. Penchant de plus en plus. Avec la certitude de sa chute. Même si le vieux monde s'accroche. Pour replanter un arbre complètement différent ? Une multitude d’autres arbres ? Avec pour chaque être la possibilité de choix de son tronc ?  Un nouvel arbre qui finira par ressembler à celui abattu ? Du  progrès pour la planète entière ? Laissons ce changement de monde en cours nous donner les réponses. Affaire à suivre ...

           Retour à là. Et à cet instantané du monde. Une image qui fait le tour de la planète à travers nos écrans. Loin de nos centres et périphéries. En fait, ce n'est pas une photo. Même si chaque fois, c'est une histoire unique. Ce sont des photos et des vidéos circulant tous les jours. Devant nos fenêtres ouvertes avec vue numérique sur un corps déchiqueté dans le bras d’une femme, sur fond de ruines. De quel pays sont issus cette femme et le cadavre de la chair de sa chair ? Des questions que se posent certains. Avant même de convoquer l’urgence. Identifier la victime avant de compatir ? 

             Ici et là, deux horreurs différentes. Mais essentielles et uniques pour celles et ceux qui les subissent. Toutefois, certains chercheront à établir une hiérarchie. Considérant que telle chair souffrante pèse plus qu’une autre. Donc prioritaire. Une ignoble comptabilité qui ne date pas de notre siècle. On sait où mène la hiérarchisation de l’humanité. Suffit de se plonger dans l’histoire pour avoir des exemples de barbarie en Europe et partout sur la surface du globe. Quand on divise en haute humanité et basse humanité.   

          Horreurs et abominable ici et là. Nos yeux, notre cerveau, notre cœur, ne savent plus où se concentrer. Passant d’inhumanité en inhumanité. Certains vont choisir où se poser sur qu'une seule image et occulter toutes les autres. Se focaliser sur un pire et parfois en faire une sorte de « promo de la souffrance ». Dans quel but ? Pour que l’opinion publique en fasse sa Une. La course à la souffrance la plus vue et likée. Nous avons nombre d’exemples de ce tirage de couverture gorgée de sang. Plus que de l’indécence. À gerber. Acte notamment de plusieurs charognards cathodiques. Rien de nouveau sur la manipulation avec des cadavres encore chauds. Et il y a les autres refusant de hiérarchiser. Mais parfois dans une sorte de tournis de l’empathie. Avec le cœur et le cerveau tiraillé. 

             Aurais-je assez d’empathie pour chaque souffrance ?   Devoir en choisir une ? Plus d’empathie pour une actrice violée ou un gamin amputé sans anesthésie ? Peut-être que la question se pose, pour certains, avec une mono-empathie.  Leur jeter la pierre ? Chaque être fait comme il veut face aux souffrances contemporaines. En réalité, on fait ce qu’on peut. Et il y a les autres réactions. Autant en empathie avec l’actrice violée qu’avec l’enfant amputé. Pareil pour le massacre du 7 octobre 2023 et celui en cours de Gaza. Le Yémen et l’Ukraine. Nombre d'exemples de ce genre où l'idéal serait d'avoir un réflexe empathique avant toute analyse intellectuelle. Le ressenti d’abord sous sa poitrine. Puis, l’émotion légitime passée, évoquer l’histoire et d’autres grilles d’analyse. Parole ou silence face à l'horreur. Mais d’abord utiliser une langue sans frontières. Laquelle ? La langue du cœur. 

          Naïveté  de Bisounours loin des théâtres d'opérations ? Sans doute. Complètement hors-sol et réalité géopolitique ? Sûrement aussi. Évidemment que, pour être plus raccord avec notre époque, il est préférable de jouer la musique du cynisme et du désespoir. Jamais très adepte du cynisme. Contrairement au désespoir. C'est mon passeport depuis pas mal de temps. Le désespoir nourri de lucidité depuis l’enfance, en observant les adultes ; ceux qu’on nommait grands et souvent si petits. Désormais avec un changement. Essayer de ne pas polluer l'espoir de l'autre. Faire le moins possible de prosélytisme de désespoir. Encore une contradiction en direct sur mon ardoise.  Le prosélytisme du désespoir de ce chapitre ? 

            Comment conclure ces digressions  ? Par une invite à ne pas hiérarchiser les souffrances. Ni penser qu’il n’y a que son entre-soi qui souffre. Certes plus facile à dire et à écrire qu’à faire. L’empathie est bien souvent d’abord de proximité. Plus touchés par les duretés que traversent nos proches. Mais cette émotion n’empêche pas de regarder plus loin que la douleur à domicile. Le cœur peut se nouer au douloureux témoignage d’une actrice violée et, l’instant , à la vue d’un enfant amputé dans un territoire en guerre. Les deux ne sont pas incompatibles. D’autant plus que les deux horreurs se télescopent sur le fil de l’actualité. Difficile de se prendre tout ça en pleine gueule sans céder à la hiérarchisation des souffrances. Ni avoir l’impression de devenir un corps-cimetière des cadavres des horreurs planétaires. Pas facile, mais ça vaut le coup. Essayer au moins de cultiver l’empathie multiprise. 

            Compliqué en notre époque. Avec le recroquevillement des cœurs et des cerveaux. Nous sommes tous plus ou moins dans cette course à une forme de recroquevillement dans l’espace public ou privé : le nez sur notre smartphone. Compliqué, mais pas impossible de sortir de notre forme d’indifférence aux souffrances ne nous touchant pas directement. Possible de se « décroqueviller », car chacune et chacun d’entre nous est porteur d’un cœur et d’un cerveau. Rien ne se fera sans le jumelage de ces deux organes vitaux. Pour tendre vers une forme d’empathie multiprise. Celle de ne négliger aucune souffrance. Chacune est unique et respectable. Toute souffrance est digne d'intérêt. Qu'elle soit proche ou lointaine. Même si certaines souffrances nous toucheront plus que d'autres.

           Ce décroquevillement peut aussi générer d'autres effets bénéfiques. Pas uniquement à travers la souffrance de l’autre, proche et lointain. Sortir le nez de sa « story » peut aussi permettre de créer une bonne intelligence de voisinage. Pas uniquement en passant par la souffrance de l’autre. Se mettre dans la peau de ses semblables permet des échanges sur un pied d’égalité. Constatant que l’autre est comme soi : un sac de nœuds à ciel ouvert. Une cohabitation sans nécessité de s’aimer. Ni de se haïr. Juste essayer de cohabiter sur la planète. Du mieux possible. Avant la fin de notre espèce. Et d’être un jour à son tour le fantôme d’un répertoire. Profiter de son éphémère. 

         Le temps de son passage sous le ciel. Des solitudes reliées les unes aux autres. Semblables et uniques. Jouir de soi et des êtres aimés, sans vouloir détruire ou coloniser l’éphémère de l’autre. Ni hiérarchiser les humains en basse ou haute humanité. Considérer chaque être à la même hauteur que tous les autres. Et réciproquement. Se libérer de notre part de connerie humaine ; le chantier d'une vie : une œuvre qui laissera dans son sillage une histoire imparfaite, avec ses ombres et ses lumières. Autrement dit : pas d’être parfaits. Malgré cette imperfection, on peut ne pas rajouter de la boue et de laideur. Pour les nouvelles générations. Et pour soi. Avoir le respect de son miroir.  Et profiter au mieux de son voyage de mortel. À bord de son corps.

        Une poignée d'atomes de passage.

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