Merci à Nordine Nabili pour le titre.
« Mais nous ne sommes là que par instant. Fugitivement. Du regard. Seulement du regard. »
Thierry Metz, L’homme qui penche
On a rien à se dire. Comme toujours. Sauf que cette fois ce sera à jamais. Il passera pas la nuit. Et je suis assis face à lui sans être capable de parler. Juste bon à balancer quelques banalités. On se quittera comme on a toujours vécu. L’un à côté de l’autre. Prisonnier d’une putain de retenue. Même pour son dernier voyage. Pourtant j’ai envie de le prendre dans mes bras, lui dire des mots tendres. Lui aussi peut-être. Ni l’un, ni l’autre, ne le fera. Se contentant de pâles sourires et de deux silences égarés. Bouffés par la pudeur des hommes qui éteignent la lumière pour chialer. De grands trouillards.
Il s’est endormi. Première fois que je le regarde dormir. M’a-t-il regardé pioncer quand j’étais gosse ? J’en sais rien. Tant de questions sans réponses entre nous deux. Je me rends compte que je ne connais quasiment pas cet homme avec qui j’ai vécu 18 ans. Avant de me tirer en lui crachant à la gueule que je serai jamais un esclave comme lui. Hors de question d'être un larbin trimant pour une misère. Je me souviens l'avoir mis plus bas que terre. Des voisins avaient assisté à la scène. Sur le pas de la porte, il m’avait regardé. Muet. Sans haine, ni reproche. Pire: résigné.Je ne le reverrai que dix ans plus tard. Pour l’enterrement d’une tante maternelle.
Ses battoires retournées sur le drap semblent avoir abdiqué. Les lignes de sa main offerte au regard. Jamais cru à ces trucs là mais, au-dessus de son corps essoré, j’ai envie de récupérer quelque chose d’indicible; une part enfouie de lui qu’il ne m’a jamais donnée. Ou que j’ai négligé de prendre. Très occupé à moi.
La première de ses lignes croisées sur sa peau à pris naissance à la cambrousse. L’été 39. La ferme ne nourrissant pas toute le monde, il avait fini par faire ses valises et quitter sa terre. Renoncer à son rêve d’agriculteur. Après quelques boulots, il avait rapidement trouvé un vrai emploi comme il disait. Les trente glorieuses tendaient leur bras. Il devint ouvrier dans l’automobile, dans les usines Peugeot. Sa ligne la plus longue est ponctuée de boulons serrés et desserrés. Mêmes gestes au km pour remplir un frigo et avoir un toit-loué- sur la tête. Bosser sans se poser de questions. Les jours enfilés sur le fil des semaines, des mois, des années, des décennies. Pour finir par se réveiller dans la peau d’un retraité. Étranger avec qui il devait cohabiter.
Pas que le boulot. Il y avait aussi ces moments, entrelacs de joies et malheurs sur le papier peint d’une existence ni moche ni belle. Avancer tant que la machine tourne. Le principal c'est la santé. Faire le moins de bruit possible. Figurant d’une histoire pas choisie, écrite par d’autres. Juste acceptée.
Deux paumes en héritage.
Nous lui avons préparé une surprise. En rentrant tout à l’heure, nous seront tous là. La famille au complet. Même l’arrière-petit fils sera de la fête. Jamais, depuis des années, je n’ai réussi à avoir tout le monde ensemble. J’ai aussi invité quelques-uns de nos amis les plus chers. Toute sa tribu autour de lui.
Je suis à la retraite depuis deux ans. Même si j’adorais mon travail d’avocate, je suis très contente d’avoir rangée ma robe. Pour une tenue de jardinière, voyageuse, bénévole dans plusieurs associations, plongeuse sous marine, comédienne dans une troupe d’amateurs… Tout ce que je n’avais pas pu faire auparavant à cause d’un rythme infernal. Pas me plaindre quand je sais que d'autres n'auront pas ma retraite. Certains retraités survivent avec environ 800 €. Quelle honte pour la cinquième puissance du monde !
En tout cas, j’ai décidé de privilégier la relation avec mes proches oubliés sur l’autel du travail. En priorité, mes quatre enfants et leur ribambelle d’enfants. Parfois, j’ai l’impression de les avoir quelque peu délaissés. De m'être comportée comme une mère indigne et très égoïste. Un comble pour une avocate spécialisé dans le droit humanitaire. Toujours par monts et par vaux pour défendre la veuve et l'orphelin, rarement présente pour leur lire une histoire avant leur coucher. Changer le monde en oubliant mes enfants.
Un soir où j'exprimais ma culpabilité, l'une de mes amies me rassura en me disant que mes enfants étaient très fiers de moi. Sûr que je me fais des idées. Aucun n'a l’air malheureux. Ou en tout cas assez heureux pour camoufler la ou les blessures qu’aucune éducation, même la meilleure, ne peut empêcher d’éclore chez ses enfants. Personne ne traverse l’existence sans prendre de coups et en donner. Pourquoi la sensation d’être passé à côté d’eux ? Le genre d’interrogation que mon emploi du temps, basé notamment sur la hiérarchie des priorités, m’auraient fait classer dans la case « dossiers non prioritaires ». Pourquoi culpabiliser et penser à tout ça ce soir ?
Pas le jour pour des pensées sombres.
De la baie vitrée du salon, je vois les grandes tables sur la pelouse du parc de nos voisins et grands amis. Nos propriétés sont cloisonnées uniquement par de petits massifs de buis. Ils ont tout de suite accepté d’héberger la fête. Sans leur complicité, je n’aurais pu organiser cette surprise. Je lui ai même fait croire que les enfants de nos voisins fêtaient un anniversaire et qu’il y aurait sans doute un peu de bruit. Il ne pouvait se douter de quoi ce soit. Des semaines de préparatifs.
Une grande partie des 80 invités est déjà là. Plus loin, l’orchestre de jazz ou l’un de nos petits-fils est contrebassiste. Ils sont vêtus comme des musiciens des années soixante. Tous les invités, au signal de notre fille aînée, s’attableront à la place qui leur est dévolue. Peu après son arrivée, je lui demanderai d’aller me couper de la sauge dans notre jardin aromatique. Et à mon texto, l’orchestre commencera à jouer. Sa chanson préférée.
Malgré la très bonne préparation, je ne peux réprimer une petite appréhension. Faut absolument que la fête en son honneur se déroule sans anicroches. En espérant que notre benjamin et son épouse ne la gâcheront pas avec leurs scènes conjugales récurrentes. En plus, ma belle-fille, dès qu’elle est soûle, interpelle tout le monde, prête à dire n’importe quoi juste pour se faire remarquer. Pourvu que tout se déroule du mieux possible. Faut que je cesse de me passer la rate au court bouillon. Tout se passera très bien.
La soirée sera réussie.
A nos retrouvailles après dix ans de séparation, mon père m’avait demandé ce que je faisais. Nous étions tous deux, attablés à une terrasse de café. Sa clope à la main, il regardait un point invisible devant lui. J’avais laissé passer un instant avant de lui dire que j’étais diplômé des Beaux-arts. Il afficha un air gêné. Puis, après avoir tiré une taffe nerveuse, il m’avait demandé ce que c’était. Il avait écouté mes explications sans me quitter du regard. Je l’avais senti déçu. Pourquoi ? Jamais je n’ai su ce qu’il en pensait.
Pareil pour mon travail de sculpteur. Ma mère et mon frère venaient très souvent à mes expos. Lui aucune fois. Tu connais ton père, me disait ma mère, ces choses là l’intéressent pas du tout. C’est ce que je finis aussi par croire. Il s'en foutait complètement.
Jusqu’à cet après-midi où elle m’avait demandé de lui remplir des papiers administratifs. D’habitude, seul mon père était en charge de tout ce qui avait trait à la paperasserie famille. Profitant de son absence, j’ouvris le tiroir de la commode du salon. Gosse, on osait pas s’en approcher tant ce meuble semblait si important à mes parents. Surtout à mon père qui, après avoir chaussé religieusement ses lunettes demi-lune, en extrayait des dossiers qu’il étudiait sur la table de la cuisine. A ces moments là, j’avais l’impression de voir quelqu’un d’autre. Fallait pas le déranger. Et ne jamais toucher au tiroir des « choses importantes » comme nous l’avions baptisé. Mon frangin, moins trouillard que moi, avait enfreint la règle. Tandis que moi, je ne l’ouvris qu’à presque trente ans. Pour y découvrir une surprise.
Parmi les factures et le reste, il y avait tous mes catalogues d’expo. Quelle joie pour moi de savoir qu’ils avaient trouvé place dans le tiroir des « choses importantes ». Pas un papier, même du critique le plus important, ne m’avait fait un tel plaisir. Jamais un mot d’encouragement, ni la moindre question sur mon travail. J’étais persuadé qu’il s’en foutait. Moins sérieux que le « vrai boulot » de mon frère. Pour lui, les artistes se résumaient à Johnny Hallyday, Eddy Michell, et quelques autres vedettes de variétés qui avaient accompagné sa jeunesse. Ses rares disques prenaient la poussière dans le garage. Il ne voulait aucun bruit dans la maison. On vivait tous les quatre dans un silence total. Sauf quand il n’était pas là. Même ma mère en profitait pour avoir sa dose de décibels. Elle dansait dans la cuisine. Mes premiers slows contre sa poitrine.
Un fils artiste c’est moins grave que s’il était PD, avait sorti l’un des potes d'atelier de mon père. Un con que je détestais depuis ma plus tendre enfance. Ce genre de type qui m'avait poussé à m'éloigner au plus vite de la classe ouvrière. Fuir les prolos. Je les aimais autant que je les détestais. Avec la trouille de ressembler à des types aussi cons que lui. Les prolos heureusement pas tous comme ce type, mais j'avais peur de finir un jour comme lui. Il souriait, visiblement heureux de sa vanne. Tout le monde s’était marrés à table, même mes parents. Peut-être que je suis artiste et PD ? Qu’est-ce que t’en sais ? Le silence avala les rires. Ma mère m’avait adressé un signe discret pour que je me calme. L'autre ricanait. Je l’avais fermé.
Après cet épisode, plus personne n’évoqua mon activité. Surtout ne pas prononcer le mot Art à table. Comme d’autres ne prononcent jamais « Cancer ». Pas très doué pour parler de mon travail, je fuyais les interviews. Nul devant une caméra ou un micro. Mon galeriste s’arrachait ses derniers cheveux. Peu prolixe en public, j’avais envie de le partager avec ma famille. Comme mon frangin parlait de son boulot de prof, sa femme de son activité d’infirmière, ma mère nous tannant avec ses plantations ; sous l’œil du père invariablement muet. Évoquer mon travail à quelques mètres de ma chambre de gosse. Celle de mes premiers collages photo. Je finis par me résigner. Ecouter les autres. Silencieux comme mon père.
Une fois, je décidais de briser ce tabou. A la fin d’un repas, mon père et moi avions terminés seuls à table. Mon frangin, son épouse, et ma mère, ayant opté pour une balade au bord de l’eau. Lui et moi étions éméchés. Surtout moi. Des jours que je voulais lui en parler. Après le troisième Calva, j’avais plongé.
Le prendrait-il mal ?
Tout le monde s’impatiente. Il m’a appelé pour me dire qu’il devait finir un texte pour un journaliste. Je lui ai signalé que le repas était prêt. Il m’a promis de se dépêcher. Sans doute un autre texto, peut-être même un coup de fil, seront nécessaires pour qu’il finisse par lâcher son clavier. Étrange que, même ce jour différent des autres, il ne déroge en rien à ses habitudes. Arrivé le premier au bureau, parti le dernier. Ses assistants ne pouvaient pas s’en occuper ?
Déléguer. Il n’a jamais su. Pour chaque décision, parfois sans importance, il voulait être prévenu. Bien sûr, il ne lisait pas toutes les informations transmises quasi en permanence par ses collaborateurs. Mais il tenait à pouvoir à tout moment y avoir accès. Contrairement à certains de ses pairs, il avait une connaissance très précise, limite obsessionnel, de l'entreprise dont il tient les rênes. Les syndicats et certains de ses collaborateurs l’avaient surnommé le tueur. Pas un surnom loin de la vérité. Il partait au travail comme d’autres en guerre. Jamais satisfait, même de ses victoires.
Ma fille aînée soupire, très agacée. Elle lui ressemble sur de nombreux plans. Impatiente et perfectionniste. C’est elle qui a pris en charge tout l’aspect logistique de la soirée. Du traiteur au plan de table en passant par le choix du champagne. Une copie conforme de son père. Elle me demande de le rappeler. Je lui réponds que je lui ai laissé déjà deux textos. Elle insiste. Je finis par craquer et l'appelle. Il me répond que c’est bientôt fini.
Mon père ne semblait pas comprendre ce que je lui racontais. Mauvaises explications ou les effets de l’alcool ? Je lui tendis alors mon catalogue. Il le posa devant lui sans le regarder. Pas à l’aise du tout. Loin d’imaginer que le gigot flageolets dominical finirait comme ça. Il alluma une cigarette et se leva de table.
De retour des chiottes, il s’assit à sa place, sans un regard au catalogue. Que faire ? Je le pris et le feuilletai devant lui en expliquant mon boulot, à l’aide des photos. Ses yeux s’éclairèrent. Il écrasa même sa clope à peine entamée dans le cendrier pour me le demander. Il chaussa ses lunettes. Front plissé, il regardait attentivement chaque page. Aussi concentré que pour une déclaration d’impôts.
Qu’en penserait-il ? J’avais très peur de sa réaction. M’enverrait-il chier ? Première fois que je lui dédicaçais l’un de mes catalogues. Juste son nom et son prénom.
Quatre années à récupérer des pièces automobiles dans des casses pour les sculpter. Des œuvres monumentales. Loin d'être le premier à avoir détourné les bagnoles pour travailler dessus. Ma petite particularité peut-être était que chaque sculpture représentait un ouvrier en posture de travail. Mais pas dans son environnement de travail habituel. Dans une cuisine, sur un banc de square, devant une machine à laver, dans un supermarché, tenant la main d’un gosse devant une école, au lit avec une femme… Mon expo était composée de plusieurs scénettes. Une chorégraphe était venue danser pour le vernissage.
J'avais titré l'expo « Plus que les yeux pour rêver ?». C'était un collègue de mon père, en colère contre les patrons, ses gosses, sa femme et le monde entier, qui disait souvent " On sera toujours des fantômes à la chaîne. Plus que les yeux pour rêver !"Quelqu'un lui a-t-il soufflé la vraie expression ? A propos d'yeux, ceux de ma mère étaient comme deux billes de gosses. Pendant que tout le monde était agglutiné au buffet, elle passait d'une œuvre à une autre. A un moment, je l'ai rejoint. Ça se fait pas de laisser ses invités. Visiblement envie que je lui foute la paix. En général, elle se mettait dans un coin, à l'écart, sourire sur les lèvres, avant de s’éclipser. Je crois que ça lui avait plu. Peut-être parce qu'elle y avait retrouvé une part de son univers. Contrairement à mon frangin parti avant la fin. Il m’avait envoyé un texto incendiaire en m’accusant de ridiculiser la sueur des ouvriers. Une claque pour moi.
Et si je m’étais planté ?
Un copain critique avait écrit en avant-propos tout un texte sur le pourquoi de ce travail sur la posture de l’ouvrier. Malgré quelques formules alambiquées d’universitaire très précieux, c’était très intéressant. Il avait mis l'accent sur le travail artistique autour de la gestuelle ouvrière dans les chaînes de montage. Mon boulot le plus dur,
Ni le préfacier, ni mon galeriste, ni personne d'autre du milieu ne savait que j’étais le fils d’un ouvrier. Honte de mes origines prolo ? Non, je ne crois pas. A part peut-être au fin fond de mon cerveau. En réalité, je n’avais aucune envie d’étaler une part ne regardant que moi. Qui s’intéresse aux origines d’un boulanger ou d’un conducteur de train ? Certains rétorqueront que ça n’a rien à voir ; l’enfance et les origines d’un artiste peuvent apporter un éclairage sur son œuvre. Peut-être mais j’ai toujours refusé d’éclairer cet intime dont je n'étais qu'un des copropriétaires. La seule référence à mes origines sociales se trouve dans la photo de mon atelier en quatrième de couverture. L’un des fers à souder appartenait à mon père. Celui avec lequel il m’avait appris à travailler pour bosser deux mois d’été dans son usine. Le pire été de mon existence.
Quand il entendit le reste de la famille rentrer de promenade, mon père avait refermé le catalogue d'un geste sec. Je m’étais empressé de le planquer. Guère envie de m’embrouiller avec le frangin qui, depuis cette expo, semblait m’en vouloir. Il ne disait rien mais je savais qu’il m’avait rangé dans une case. Parmi une population qu’il détestait. Peut-être avait-il raison ? Une frontière invisible me séparait-elle de ma famille ? Ma seule famille. Sans femme ni enfant. A part quelques relations épisodes, je vivais seul comme un ours dans sa tanière ; préoccupé que par mon boulot. Sans m’en rendre compte, j’avais du changer. La manière de parler ? De me tenir ? En tout cas, je sentais qu’il me considérait de plus en plus comme un étranger. Un espion venu de l’autre côté. Devenu un bobo aux yeux de mon p’tit frangin..
Comme souvent, après un déjeuner ayant duré très longtemps, ma mère avait proposé de rester à dîner. Je faillis décliner l’invitation mais le regard de mon père m’en avait dissuadé. Il ne voulait pas que je m’en aille.. Pendant tout le repas, il n’avait cessé de jeter des coups d’œil sur mes mains. Souriant.
L’entrée de l’infirmière me fait sursauter. Je me redresse. Mon père ouvre les paupières. Pas le moindre regard pour moi. Il la dévore des yeux. Elle me demande de sortir un instant. J’attends dans le couloir. Mon frangin et ma mère arrivent.
J’en profite pour sortir fumer.
« Elle était bonne la clope, fils ? »
Une poignée de persil à la main, il ouvre des yeux ronds. Incapable de bouger. Je lui prends le bras. Il me sourit. Nous nous dirigeons ensemble, au rythme de l’orchestre, vers le jardin du voisin. Il me glisse à l’oreille tu m’as bien eu et m’embrasse dans le cou. Je sens sa main dans la mienne. Il affiche un large sourire.
Tout le monde se lève et applaudit.
Notre fille aînée prend le relais et l’emmène jusqu’à la petite tribune installée face aux table. Ils montent tous les deux. Elle voulait que ce soit moi qui prononce le discours mais je ne me sentais pas de parler devant toute la famille et nos amis. Beaucoup plus à l’aise devant des inconnus.
Pendant qu’elle évoque notre famille, je pense à toutes ces années où, lui et moi, nous nous sommes croisés entre deux avions. L’un et l’autre happés par notre agenda. Le sien encore plus fourni que le mien. Juste un mois de vacances en été et les fêtes pour nous retrouver avec nos enfants. Mais aucun regret. Tous deux avons choisi cette vie. Personne nous l’imposa. Rien à regretter.
Je revois aussi à ma première scène quand il m’avait trompée. Nous venions d’emménager ensemble. Il me promit de ne pas recommencer. Au fil du temps, mes scènes perdirent de leur intensité jusqu’à ce que je cesse d’en faire. Résignée. Acceptant de savoir qu’il était un infatigable coureur. Pas de me mettre dans tous mes états qui le changerait. Quand il ne rentre pas, comme un accord tacite entre nous, personne n’évoque ce découchage. Il découche de moins en moins.
Rien de nouveau sous le ciel de la grande bourgeoisie. Banale histoire du mari volage dont tout les proches sont au courant, mais dont personne ne parle. Ni la famille, ni les amis n’ont abordé d’une quelconque manière le sujet. A quoi bon ? Et puis c’est notre problème à nous deux. De temps en temps lors d’un dîner, je croise un regard compatissant posé sur la femme trompée. Lui continuant de parler à son auditoire captif. Chaque fois, je ne peux m’empêcher de sourire en le regardant. Un regard sur le mari trompé.
Comment s’égrèneront désormais nos journées qu’il est à la retraite. C’était son dernier jour comme patron. Un patron bien récompensé ces dernières années par de belles augmentations de salaires. Normal pour ce tout ce qu'il a donné à cette entreprise.Très attaqué sur ce sujet par les syndicats car il avait gelé les salaires des employés de la boîte. Les critiques ne l'ont jamais empêché d'agir comme il l'entendait. Bien sûr, il continuera de « jetonner » dans des Conseils d’Administration, donner des conférences sur le management, et quelques autres activités annexes. Plus rien à voir avec son ancien agenda. Tous deux, après avoir beaucoup donné à nos carrières respectives, nous allions nous retrouver ensemble. Au quotidien. Peut-être commencer notre vie de couple ?
Visiblement ému, il remercie tous les invités de leur présence. Puis, après avoir évoqué brièvement sa nouvelle existence de retraité, il me demande de le rejoindre. Je grimpe à mon tour sur l’estrade. Un serveur nous apporte deux flûtes de champagne. Chaque invité a sa coupe à la main.
Plus aucun bruit dans le jardin. A part le souffle de la brise dans les arbres. Il lève lentement sa flûte. Je l’imite. Des dizaines de verres levés en face de nous. C’est réussi, me dis-je. Heureuse d’avoir pu rassembler notre tribu.
« A votre super retraite chapeau de 299.000 euros fort méritée ! » s’écrie ma belle fille.
Nous sommes attablés tous les trois face à son siège. Plus jamais son silence bougon n’occupera ce coin de table. Personne posera son cul sur la chaise du daron ! Le frangin était touché-coulé. Lui, en plus d’un père, avait perdu un modèle. Contrairement à moi, il rêvait de revêtir les chaussures de sécurité et le bleu de chauffe de mon père. Entrer dans la confrérie de la « Peuge ». Finalement malheureux d'avoir écouté mes parents et d'être devenu prof de mécanique dans un lycée pro. Pas son rêve de gosse. T'inquiète le frangin, personne y posera son cul. Il semble rassuré. Ma mère hausse les épaules.
Mon frangin part chercher sa femme. Il veut que nous mangions tous ensemble. J’aurais préféré être seul, chez moi ou dans mon atelier. Aucune envie de parler ou se taire ensemble. Ma mère tient aussi à ce repas. Elle a sorti de la viande du congélo et épluche des patates. Steak purée maison c’était son plat préféré. Son sourire cache tout ce qu’elle a pu endurer avec son homme. Elle pourra écouter la radio du matin au soir. Trouver un danseur.
Sa voiture est garée devant la maison. Pas la moindre rayure, ni tache sur la carrosserie. Contrairement à ses collègues, il n’avait jamais acheté une Peugeot. « Pas rouler en Peuge aussi. ». Sa seule fausse note chez les Peuge.
Son silence me manque.
Très beau billet d'Erick Auguste sur les usines Citroën à Aulnay et la cité des 4000 à la Courneuve. Quand religion,couleur de peau,etc,ne voilaient pas les luttes sociales. L'urgence était d'abord d'améliorer le quotidien de chacun et tous. Une majorité de la même religion et couleur dans les quartiers populaires: pauvre. Pas rose tous les jours, ni que des rapports très subtils.Double-peine pour les femmes de prolos. Mais des quartiers pas pris en tenaille entre les bas du front identitaires et leurs frères jumeaux intégristes musulmans. La pince à tiercé comme signe ostentatoire du rêve du dimanche.