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Billet de blog 7 juillet 2016

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Stade Vélodrame

Peur de perdre? Non. Mon match est déjà gagné. Ma victoire c'est tous les jours. Une bagarre quotidienne pour pas sombrer dans la haine. Éviter de ressasser, vouloir me venger comme au moment où je l'ai appris. Des années de boulot pour me calmer. Tenir ma douleur en laisse, surtout pas la lâcher sur n'importe qui. Pas mettre tout le monde dans le même panier. Seuls quelques-uns sont responsables.

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Peur de perdre ? Non. Mon match est déjà gagné. Ma victoire c'est tous les jours. Une bagarre quotidienne pour pas sombrer dans la haine. Éviter de ressasser, vouloir me venger comme au moment où je l'ai appris. Des années de boulot pour me calmer. Tenir ma douleur en laisse, surtout pas la lâcher sur n'importe qui. Pas mettre tout le monde dans le même panier. Seuls quelques-uns sont responsables. Bien sûr, ils seront jamais jugés. Trop haut pour que ma main puisse les atteindre. Même si je pouvais les approcher, ça servirait à rien. Personne n'est condamnable pour un meurtre invisible. En plus avec une arme de catégorie non répertoriée. Pas de sang sur les mains. Elle tue sans laisser de traces. Ni vu, ni connu. Comme pour le meurtre de mon daron.

 Un crime en plein jour, passé complètement inaperçu. Dans un des quartiers les plus connus de la ville. Pas une ligne dans la presse, ni à la radio et la télé. Une mort qui fait moins de bruit que celles à coups de Kalache. Qui se serait occupé du meurtre d'd'un inconnu bossant au black ? Tout le monde me dit que c'est pas un crime. Qu'il faut que je me raisonne, arrête d'exagérer et de tout mélanger, d'être aveuglé par ma douleur, que je fasse mon deuil, de pas me tromper d'ennemis, que je pense à mon avenir.... Maman, très inquiète, voulait même que j'aille voir un psy. Sûr qu'ils ont raison: c'est pas la définition du mot crime dans Le Robert ou sur Google. Mais moi je m'en fous des définitions. Aucun dico ou code pénal pour colmater mon trou sous la poitrine. Peu importe tout ça. Les mots ressuscitent pas les morts. On meurt pour toujours. Comment le daron a été tué ?

Il déchargeait des gros camions de livraison. Un rythme infernal avant l'ouverture du nouveau Vélodrome. Fallait décharger super vite. Le daron comme tous ses autres collègues, de racines d'ici ou d'ailleurs, bossaient comme des fous. Payés à la journée. Ils débarquaient tôt le matin. Des mecs distribuaient les rôles. «Vous bossez et vous la fermez. Le premier que je vois raconter sa vie avec un passant, ou répondre aux questions d'un journaliste, je le vide sur le champ. Ici, vous avez pas de nom et d'adresse. Compris ! ». Evidemment aucun a ouvert sa gueule. Ils ont bossé en silence. Seuls comptaient les billets de fin de journée.

 Avant de naître, je venais déjà au Stade. Dans le ventre de Maman, aussi folle de foot que le daron. « Le toubib voulait que j'arrête d'y aller. Mais je suis quand même venue avec mon gros ballon de 8 mois.». Ce ballon c'était moi. On ratait jamais un match de l'OM. Même quand il flottait à verse. Chaque fois c'était une super fête. Noël toute l'année dans les tribunes. Surtout quand on avait gagné. Ma piaule est couverte d'affiches de l'OM dédicacées. Maman était très forte pour choper les autographes. Des supers moments tous les trois. Jusqu'à ce matin d'été.

Le daron était dans la cuisine. Il fumait en regardant par la fenêtre. D'habitude jamais là le matin. Comme toujours, j'étais à la bourre pour l'école. « Salut Pa ! ». Je m'étais assis pour prendre mes céréales et mon lait. Il a rallumé une clope sans se retourner. « Fils, j'ai quelque chose à te dire... ». Pas sa voix habituelle. Avec lui, on se marrait tout le temps. Comme si rien était grave. Tous les prétextes étaient bons pour déconner entre nous. Maman était pareil. Souvent morts de rire. « Ta mère et moi on... se sépare. ». Moi j'ai entendu «se répare». Sûr que c'était encore une des vannes du daron. Ses épaules chialaient.

Déjà deux ans que le daron baratinait. Chaque matin, il faisait croire qu'il allait au boulot. Le moteur de son scooter toujours à 6h45, dans la cour de l'immeuble. En fait, il allait retrouver des potes au Bar PMU. Passant sa journée à jouer aux courses. Il avait gagné, perdu, gagné, perdu… Essayer de gagner l'équivalent de son salaire de soudeur. Sa boîte avait été revendue. «Dans la vie, fils, le principal est d'avoir un boulot et un toit sur la tête. Un homme qui bosse pas est plus rien.». Première fois de sa vie qu'il était au chômage. Trop orgueilleux pour nous le dire. Ce putain d’orgueil qui a fait imploser notre famille.

Maman m'avait tout raconté. Un après-midi, elle était sortie un peu plus tôt du boulot. A cause de travaux, son bus était dévié. Elle l'avait vu de derrière la vitre : le daron assis en terrasse, à étudier une course. Elle avait pas voulu y croire. C'était quelqu'un qui lui ressemblait. Elle était descendue deux stations après, pour revenir à pied. Bouffée de tristesse. Elle était restée à long moment debout, cachée derrière un container à papier. Avant de s'asseoir à une table de la même terrasse que lui. Hyper concentré, il l'avait même pas calculée. Maman chialait. Il s'était levé. « Eh les collègues !  J'ai trouvé un tocard d'enfer!». Il croisa le regard de Maman.

Au début, il me prenait tous les quinze jours. Chez Mamy, sa mère, à 60 bornes de Marseille. Une p'tite baraque dans un bled paumé. Il passait son temps devant la télé. Parfois des chantiers au black. On parlait pas beaucoup. Le daron a jamais été un grand causeur. Prêt à claquer sa paye au resto ou ailleurs, radin de mots. «Tu te souviens quand on allait voir l'équipe... tous les trois.». Une des rares phrases qu'il disait quand on se voyait. Comme si c'était la seule chose qui nous liait. « T'es retourné au Stade, fils? ». J'avais répondu non de la tête. Pas envie de lui dire qu'on y allait avec le nouveau mec de Maman. Et à de meilleures places. Surtout que je savais que lui y allait plus. Mon héros du Vélodrome coincé chez sa mère. Sur la touche de son histoire.. «Je peux pas te voir. Je suis en déplacement pour le fat. Bises, fils.PS) Bosse bien au boulot.» Ses textos me foutaient en rage. Je savais bien qu'il était chez Mamy. De colère, j'avais décidé de couper les ponts. Triste mais plus envie de faire la manche pour le voir. Super déçu du daron.

Deux ans sans le revoir quand j'ai reçu un texto en plein cours. C'était un vieux pote du daron qui voulait que je le rappelle d'urgence. «M'dame, je peux aller aux toilettes ? ». Pas attendu sa réponse. J'ai appris la nouvelle dans les chiottes. Mes yeux pissaient des larmes sans s'arrêter. Comme si mon corps voulait toutes les sortir d'un seul coup. Sûrement épuisé ce jour là une grande partie de mon stock de larmes. J'ai couru jusqu'à la porte du bahut. Le gardien voulait pas m'ouvrir parce que j'avais pas d'autorisation de sortie. Puis il était retourné dans sa loge. J'ai attendu qu'il me voit plus et j'ai escaladé la grille. Une bagnole m'attendait en double file.

Le pote du daron m'avait emmené dans un rade. Il avait allumé un pétard. « Je t'en propose pas. Ton vieux ferait la gueule s'il l'apprend là-haut. Fallait pas toucher à son fiston. T'étais son meilleur cadeau de la vie.».J'ai fixé le doigt de son pote planté dans l'air super chaud de l'après-midi. Le ciel était bleu, pour les autres. «  Crever comme ça au cul du camion.... Je lui avais dit de ralentir le rythme. Il bossait de nuit et de jour. En plus, en fumant comme une caserne de pompiers. Et puis les gars de la boîte de transports, un truc international, faisaient pas de cadeaux. Marche ou crève. Un rythme de fou. Il voulait reprendre un apparte, remonter la pente… Retrouver un peu de fierté d'homme, quoi. Son cœur a lâché. Juste en face du Stade. ». J'ai pas pu m'empêcher de sourire. C'était plus fort que moi. Le cœur de Papa a lâché pour le nouveau Stade. L'OM était sa première merveille du monde. Avant sa femme et son gosse ?

La haine est venue après. Très forte. En regardant les photos de nous trois, à la plage et au stade. Que me restait-il du daron ? Des silences et le Stade. Pas normal de crever comme ça. Un accident ou une maladie m'aurait pas foutu autant la haine. Pas crever comme ça, pour un salaire de merde. «Faut pas croire leur connerie de crise. C'est un leurre pour que nous on la ferme. Le fric existe bien puisqu'y en a qui en ont plein les poches. Mais il est pas pour nous. Juste des p'tits pourliches. On est les nouveaux larbins de ce monde. En plus, ils veulent, avec leur loi à la con, nous ramener au temps des mines. Nous mettre profond avec leur 49/3. Mais ils pourront jamais s'acheter la dignité. Trop cher pour ces minables qui nous gouvernent. » Maman m’énervait quand elle disait ça. Toujours une colère sur le feu. A m'engueuler parce que je faisais pas le blocus du lycée et que j'allais pas au manif. Mais, aujourd'hui, je sais qu'elle a raison. Le daron, même s'il a sûrement déconné, est pas mort par hasard. Un dégât collatéral.

Parfois, la rage revient. Comme si c'était une grenade toujours en moi. Prête à me faire partir en vrille. Ces moments où je repense au daron, j'ai envie de tous les buter les mecs qui l'avaient fait bosser dans ces putains de conditions. Ils le voyaient bien qu'il était au bout du rouleau. Rien à foutre de voir le daron se tuer à la tâche devant eux. Je sais bien que ça a été toujours comme ça en bas de l'échelle. Les pauvres courent pour survivre, pas le temps de s'apitoyer sur le voisin. Même s'il est en train de crever devant leurs yeux. Je sais que c'est dur aussi pour eux, mais… je leur en veux. Ces salauds d'en bas qui la ferment pour survivre. Prêts à tout pour pas descendre plus bas qu'ils sont déjà. Esclaves et complices de ceux d'en haut. Ces cols blancs qu'ils verront jamais. Les tueurs qui ont pas de sang sur les mains. Toujours assis dans les loges VIP de la planète. Ma colère est inconsolable. Mon cœur en guerre à perpéte.

Mais ce soir, je serai au Stade pour France Allemagne. Pas avec Maman qui regardera le match avec son copain. Ils sont de l'autre côté. Peu de chance qu'on se croise. Elle sait pas que je serai là. Envie d'être seul. Ni la famille, ni les potes. Incognito. Personne pourra me reconnaître avec ma perruque et mes lunettes noires. Aucune envie de parler à quelqu'un que je connais. Rester silencieux et gueuler au moment des buts. Super heureux de revenir au Stade, après plus d'un an d'absence. Retrouver cette ambiance unique. Comme si le temps s'arrête ici. Plus rien d'autre existe. Ma seule religion d'athée.

En fait, je serai pas tout à fait seul. « Sa plus grande fierté aurait été que tu te chopes le bac.». Le pote du daron m'avait dit ça le jour de l'enterrement. Je l'ai eu ! Personne y croyait. Même moi. Les profs en sont pas revenus. Surtout ma prof principale qui me prenait pour un naze de chez naze. Sûr que c'est grâce à la documentaliste du lycée qui m'a vachement aidé. Elle me faisait réviser en dehors de ses heures de boulot. Je voulais tout le temps laisser tomber. Elle arrêtait pas de m'engueuler. Une des rares à y croire jusqu'au bout. Putain ! J'y crois pas... Je l'ai ! Génial de fêter mon bac avec 70 000 personnes. Un moment que j'oublierai jamais. Et le daron avec moi en tribune.

Sa main posée sur mon épaule.

NB) Cette fiction est inspirée des conditions effroyables des ouvriers au Qatar, sur le chantier du mondial 2022. Certains en sont  déjà morts.  Fort heureusement en France, le Code du travail permet d'éviter de tels drames... Être amateur de foot n'empêche pas de voir les dessous sombres du ballon rond. Même en période "bleus consensus". Que faire? Encore un sujet sur lequel on se sent impuissant. Juste capable de constater et dénoncer ? Mais bouder son plaisir de spectateur de l'Euro 2016 ne changera rien.

Allez le beau jeu !

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